Propos recueillis par Dora Staub, journaliste
Comment avez-vous pu entrer dans Kaboul alors que la ville venait de tomber aux mains des talibans ?
Kaboul venait de tomber, ça devenait difficile d’entrer en Afghanistan. J’ai demandé à ma rédaction de m’envoyer au Qatar et de voir sur place. Tout le monde cherchait à y aller, d’autant que les négociations entre les talibans et l’administration américaine se poursuivaient encore. Je harcèle mes contacts, insiste auprès du porte-parole des talibans Suhail Shaheen pour qu’il m’accorde un rendez-vous. C’était l’un des négociateurs avec l’administration américaine. J’y parviens. La rencontre est prévue dans un hôtel cinq étoiles de Doha. Je vois alors arriver quelqu’un de plutôt ouvert. Je suis vêtue d’un jean, d’une petite veste cintrée, à l’occidentale, les cheveux retenus. Avant d’accepter d’être filmé, il me demande de mettre un foulard sur la tête, pendant que lui s’habille, change la couleur de son turban, car chacune à un sens. C’était drôle de se préparer comme ça tous les deux, devant un miroir d’ascenseur. L’entretien a duré une heure. Son discours était celui des nouveaux talibans « inclusifs », qui disent vouloir fédérer dans le gouvernement toutes les mouvances de la société. «Les femmes pourront travailler, aller à l’école, tant qu’elles s’habillent et respectent la loi islamique », m’a-t-il affirmé alors, ajoutant : « Nous n’avons pas fait vingt ans de guerre pour revenir en arrière. » Je lui ai demandé de m’aider à rejoindre Kaboul et il s’est engagé à le faire. Quelques heures plus tard je reçois un message des Qataris me demandant de nous rendre avec mon cameraman Romain Reverdy à cinq heures du matin à la base militaire américaine.
Comment le voyage et votre arrivée à Kaboul se sont-ils déroulés ?
À la base américaine, je retrouve des journalistes de grands médias internationaux : CNN, BBC, Washington Post, New York Times, Al Jazeera. C’est le Qatar qui organise le voyage. On embarque dans un avion militaire C17, entourés par les forces spéciales qataris. Arrivés à Kaboul, lorsque la porte de l’avion s’ouvre sur le tarmac, c’est une vision impressionnante où l’agitation règne. Des avions partout, des militaires qui courent, des tirs au loin…
Il faut vite évacuer, nous mettre à l’abri. Les soldats américains sont très désagréables, notre arrivée les dérange. Je demande à sortir : impossible. Nous sommes tous bloqués à l’aéroport. Nous cherchons à diffuser des sujets, il n’y a pas de wifi. Je suis la première journaliste française arrivée à Kaboul, mais je ne pourrais intervenir au 20 heures de TF1 que par téléphone. Dans les rues de la capitale, c’est le choc. Les talibans sont partout avec leurs mitraillettes, on nous demande d’arrêter de filmer.
Avez-vous pu commencer à travailler tout de suite ?
Dès le lendemain. On a trouvé un traducteur et un chauffeur, qui sont arrivés avec une vieille voiture cabossée. Je décide de la garder, pour circuler discrètement. Pendant trois jours, je porte une chemise noire ample, mais les regards appuyés des talibans sur mon jean me décident à revêtir une abaya noire, et Romain, mon cameraman, le vêtement traditionnel afghan. A partir de là, on a senti l’attitude des Afghans changer. Nous percevons malgré tout une forte tension, des rumeurs d’attentat circulent. Les gens ont peur, de nombreux journalistes rentrent chez eux, dans un avion spécial affrété sur demande américaine. Nous sommes à ce moment-là la seule équipe à tourner dans les rues de la ville. Les autres ne sortent pas, ils font des « live » du toit de l’hôtel. Les Américains nourrissent ce sentiment de panique, ils veulent nous faire partir. Et puis il y a l’attentat de Daech à l’aéroport.
Vous avez choisi de rester…
Ce n’était pas la guerre, j’ai vécu des contextes à risques bien plus importants, en Syrie notamment, où la peur de la mort était présente. À Kaboul, ça tirait, il fallait faire attention. Il y avait aussi le danger qu’un kamikaze se fasse sauter à proximité d’Occidentaux. Avec le cameraman, on tournait vite, on s’en allait en changeant de quartier. Nous avons réussi à produire des « stories » tous les jours, malgré ces difficultés.
Les femmes afghanes sont terrorisées par l’arrivée des talibans. Quels ont été vos rapports avec elles ?
Elles ne s’adressaient pas à moi dans la rue, elles ne pouvaient pas le faire. C’est compliqué de parler aux femmes, elles n’ont pas le droit à la parole. À Kaboul, les femmes éduquées, qui ont vécu la « libération », se terraient chez elles depuis la victoire des talibans. Je suis arrivée le 22 août, ça faisait une semaine que Kaboul était tombé. La population vivait dans la peur, craignant le retour de la charia, la lapidation, les mains coupées pour un soupçon de vol. Les femmes étaient les premières victimes. On n’en voyait pas dans les rues, juste des silhouettes furtives en burqa. Pour les rencontrer, j’ai dû passer par des intermédiaires, et aller filmer chez elles.
J’ai, entre autres, interviewé une femme peintre et un couple de galeristes. Ils pleuraient à la fin de l’entretien, moi avec eux. Ils avaient peur d’avoir tout perdu et m’ont demandé de les aider à partir. C’était poignant.
Vous avez reçu des témoignages forts de femmes afghanes en détresse, combatives et courageuses…
J’ai réalisé un reportage sur la situation des femmes. Les salons de beauté avaient fermé, et les talibans avaient recouvert de peinture le visage des mannequins sur les affiches dans les rues. J’ai réussi à obtenir le témoignage d’une professeure d’université qui se cachait chez elle dans la banlieue de Kaboul. On est entré furtivement dans sa maison, la caméra cachée dans un sac. Les Afghanes avaient peur de nous recevoir. J’ai aussi interviewé une avocate. Les deux femmes ont voulu témoigner à visage découvert : « On veut montrer au monde qu’on refuse de cacher notre visage. » Je préviens la chaîne, et j’explique dans mon reportage pourquoi elles ne sont pas masquées, que c’est leur choix. Elles se savaient très menacées, avaient la certitude qu’elles ne pourraient plus faire leur métier. La professeure était chiite, mère de deux petits garçons, et vivait seule. « Le jour où les talibans frapperont à ma porte, je sais ce qui m’attend, je vis dans l’angoisse permanente. » En disant cela, elle a pris mes mains dans les siennes, et pleuré dans mes bras. C’était bouleversant.
Vous êtes-vous sentie menacée en tant que femme ?
J’étais dans un monde nouveau, consciente du danger. Je m’attendais en arrivant à ce qu’ils ne me parlent pas, ni ne me regardent. C’est pourquoi j’ai tout de suite porté le foulard. Je me suis adaptée aux situations en usant de diplomatie. Je suis journaliste, je devais faire mon travail. Dans chaque rue, un groupe de talibans surveillait. Le ministère de l’Information nous avait fait une lettre d’accréditation, signée de l’Émirat islamique d’Afghanistan. C’était une stratégie de communication. J’ai pu quand même travailler pendant trois semaines.
Durant votre mission, avez-vous constaté, avec la mainmise des talibans sur Kaboul, des changements notables ?
On a commencé à voir très vite des drapeaux avec la Chahada, la profession de foi de l’islam. Ils ont peint un immense drapeau sur l’ambassade américaine, les femmes circulaient voilées. On sentait la ville se transformer à la mode talibane. Ils étaient très nerveux, on les voyait sortir facilement leur fouet ou tirer en l’air. Mon cameraman a même reçu une claque. Je me suis alors mise à leur crier dessus, ça les a déstabilisés. Ils n’ont pas l’habitude qu’une femme leur parle comme ça. L’accréditation nous a tirés d’affaire à plusieurs reprises. Et quand c’était vraiment tendu, je sortais la photo de l’interview avec le leader Suhail Shaheen. Un soir, nous étions avec mon cameraman sur la terrasse de notre hôtel en train de boire un thé, un gros avion survole Kaboul à basse altitude, c’était les Américains qui partaient. Tout de suite après, on a entendu des coups de feu, les talibans fêtaient leur départ. On aurait cru que c’était la guerre. Après le retrait des Américains, la loi islamique a été décrétée, l’atmosphère a commencé à changer. C’était eux qui s’occupaient de la sécurité de l’hôtel, on voyait partout des mitrailleuses, ça donnait l’impression d’être au milieu d’un champ de bataille. Nous n’étions que trois femmes journalistes, les premiers jours nous avions un espace de liberté, ensuite on nous a demandé de porter le voile en permanence. On les croisait dans les couloirs, ou au buffet pour déjeuner, la kalachnikov en bandoulière. Ils m’ont même invitée à dîner avec eux.
Vous avez dîné avec des talibans ?
Un soir je vois passer au buffet de l’hôtel de la chèvre rôtie sur un grand plat de légumes et du riz, destiné aux talibans. Avec Romain, nous mangions toujours la même chose. Je leur fais un sourire en montrant le plat, ils nous invitent à leur table. Nous avons discuté très simplement avec l’un d’entre eux qui parlait anglais, de religion entre autres. Puis il me montre une photo de BHL avec Massoud : « vous êtes français », me dit-il, « vous soutenez donc le fils Massoud ». Je lui explique que les journalistes sont indépendants, et qu’ils ne prennent pas parti. On mange avec eux avec les mains, du riz et des légumes, je ne touche pas à la chèvre rôtie, je suis végétarienne. L’ambiance se détend un peu.
Tous les jours des centaines de personnes nous attendaient à la sortie de l’hôtel, espérant avoir un laisser-passer pour aller à l’aéroport. C’était la meute. Les talibans tiraient en l’air pour disperser les gens. Il est arrivé qu’ils en blessent certains. Un soir, il y a même eu un mort. Les talibans de l’hôtel, nous ont interdit d’aller tourner à l’extérieur. Je n’ai jamais pensé que j’allais mourir en tournage, comme je me le suis dit quand j’étais journaliste clandestine en Syrie.
Quel était votre état d’esprit lorsque vous avez quitté Kaboul après ces trois semaines intenses ?
L’histoire est en marche, tout est possible. Que vont-ils faire de ce pays, la question reste posée. En attendant, c’est la ligne dure qui a gagné. Leur première décision a été de séparer les femmes et les hommes à l’université, avec l’obligation du port du voile intégral. Dans certains villages où je suis allée, les petites filles ne peuvent plus aller à l’école. À Kaboul, c’est plus compliqué, les femmes résistent. Il ne faut surtout pas lâcher le contact et la communication avec eux. Nous avons un rôle à jouer, y compris les journalistes. J’ai quitté ce pays en pensant très fort à toutes ces femmes que j’ai rencontrées, et qui m’ont demandé de ne surtout pas les abandonner. Je me dois d’être leur porte-parole.
En quelques mots, comment définiriez-vous cette mission ?
C’était fou, complètement surréaliste. À leur arrivée, les talibans avaient du mal à contrôler le pays. J’avais parfois devant moi des combattants aguerris, qui avaient fait dix-sept ans de guerre, et d’autres, des jeunes qui venaient des montagnes, et découvraient la ville. On les voyait manger pour la première fois des glaces dans les pâtisseries. Certains sortaient rapidement leur fouet. Je me disais : « mais c’est Disneyland ici ! », et en même temp, les femmes souffraient, terrorisées, enfermées chez elles. On savait qu’il y avait encore des hélicoptères qui tentaient d’exfiltrer des ressortissants occidentaux, et toutes les nuits, on entendait des tirs, sans comprendre ce qui se passait dans la ville. Surréaliste, c’est vraiment le mot juste.