Propos recueillis par Emmanuel Debono
Quelle est le sens, à l’heure où la bataille politique se joue surtout à coups de provocations et de sentences sur les réseaux sociaux, d’un essai argumenté de 130 pages consacré aux falsifications historiques d’Éric Zemmour ?
N’oublions pas que la France est ce pays où des controverses politiques, intellectuelles ou historiques naissent ou sont nourries par des livres. Malgré les réseaux sociaux et la pollution attentionnelle permanente, on lit encore beaucoup, et le livre demeure le support privilégié pour porter un discours dans l’espace public. Bref, pour un historien, cela reste sans doute le meilleur moyen de se faire entendre. C’est pour cela qu’il m’a paru indispensable d’écrire cet essai, qui se propose de diffuser auprès du grand public les résultats de vingt-cinq ans de recherches sur l’extrême droite française depuis l’affaire Dreyfus, la politique antijuive de Vichy et l’historiographie de la Shoah en France.
La Falsification de l’Histoire. Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs est, en filigrane, une apologie du métier d’historien. En quoi la démarche d’Éric Zemmour diffère-t-elle exactement de celui-ci ?
Éric Zemmour se fait une idée complètement erronée du métier d’historien. Il croit que l’histoire académique impose une propagande contre laquelle il faut se battre ; que l’histoire est un champ de bataille, qu’il n’est question que de rapports de force. Or le métier d’historien, justement, est un métier. Ce n’est pas prendre dans des livres d’histoire ou des revues ce qui va dans le sens de ses opinions et agencer tout cela. Zemmour est un essayiste et un polémiste – genres tout à fait respectables. Mais, pour soutenir ses opinions politiques, il n’hésite pas à manipuler les faits historiques, à les détourner. L’histoire, la recherche historique, se fonde, elle, sur un patient travail dans les archives et surtout sur une connaissance profonde, fine, de la littérature scientifique existante. Il faut être capable de trier les informations, de distinguer les travaux pertinents de ceux qui le sont moins. Bref, c’est un savoir-faire qui ne s’improvise pas, qui nécessite de longues années de pratique.
« Qu’un homme comme Éric Zemmour, qui n’a jamais rien fait d’autre qu’écrire et parler, puisse apparaître comme le sauveur de la Nation aux yeux de 10 à 15 % de l’électorat est évidemment le signe d’une profonde crise morale et politique. »
Laurent Joly
Vous montrez très bien qu’Éric Zemmour s’inscrit dans une tradition idéologique qui s’appuie sur la manipulation des faits. L’audience que recueille aujourd’hui sa parole est toutefois assez inédite. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
C’est en effet la première fois que l’on voit en France un candidat au pouvoir suprême appartenir à cette tradition très française de l’homme de lettres nationaliste, de l’imprécateur d’extrême droite. Zemmour est l’héritier des Veuillot, des Drumont, des Maurras. C’est un polémiste et en même temps un doctrinaire, hanté par le déclin de la France. Comme tous ses prédécesseurs, il est convaincu que le pays est proche de disparaître. À moins qu’on ne l’écoute… Mais c’est la dernière chance et, si on ne l’écoute pas, sous peu, la France sera submergée par une nouvelle population ; elle sera morte, vidée, sa civilisation détruite. C’est là un vieux mythe de l’extrême droite. Qu’il obtienne une telle audience de nos jours et qu’un homme comme Éric Zemmour, qui n’a jamais rien fait d’autre qu’écrire et parler, puisse apparaître comme le sauveur de la Nation aux yeux de 10 à 15 % de l’électorat est évidemment le signe d’une profonde crise morale et politique.
La révision de l’histoire est au cœur du travail de l’historien. Avec Éric Zemmour, on peut toutefois parler d’un véritable révisionnisme qui assoit un propos négationniste. Comment passe-t-il de l’un à l’autre ?
« Révisionnistes », c’est comme cela que se qualifiaient eux-mêmes ceux qui, dans les faits, niaient le génocide des juifs par l’Allemagne nazie avant que le terme de négationnisme, proposé par l’historien Henry Rousso dans Le Syndrome de Vichy (1987), ne s’impose. Aux yeux de la loi, existe le délit de contestation de crimes contre l’humanité. Chez Zemmour j’observe une évolution entre des positions que l’on pourra dire classiquement pétainistes – la reprise du mythe du « glaive » et du « bouclier » et de celui du « moindre mal », dans Le Suicide français (2014) – à des écrits ou des propos rappelant les procédés négationnistes : c’est ainsi que, dans Destin français (2018), il invente une « première rafle du Vél’ d’Hiv » sous la République en mai 1940 ou laisse entendre que la politique de livraison des juifs étrangers en 1942 n’était pas loin de correspondre aux vœux des juifs français…
« Mon livre s’adresse à ceux qui veulent avoir des informations claires sur l’histoire de l’antisémitisme sous Vichy et sur la manière dont elle a été racontée des années 1950 jusqu’à nos jours. »
Laurent Joly
Dès lors que le constat est fait qu’Éric Zemmour n’opère pas sur le terrain de l’historien et que le débat avec lui est illusoire, et pour tout dire impossible, à quels publics votre mise au point s’adresse-t-elle exactement ?
De manière générale, mon livre s’adresse aux personnes qui s’intéressent à l’histoire de l’antisémitisme sous Vichy et qui veulent avoir des informations claires sur cette histoire mais aussi sur la manière (encore peu connue) dont cette histoire a été racontée des années 1950 jusqu’à nos jours. Mais le point de départ est bien sûr le cas Zemmour. À cet égard, il s’adresse à celles et ceux qui sentent que Zemmour falsifie la vérité historique à des fins politiques, mais désirent des arguments précis pour contrer ces manipulations. Il s’adresse aussi à toutes les personnes qui veulent comprendre en quoi, précisément, Zemmour s’inscrit dans la tradition de l’extrême droite française.
Votre travail qui éclaire la nature réelle est à la fois précieuse et courageuse. Comment expliquer qu’il ne soit pas plus reproduit par les spécialistes dont le savoir est pareillement piétiné par le polémiste ?
Il l’est je crois. La question phare est celle de Vichy, Pétain, la Shoah. Les spécialistes sont montés au créneau. Et les plus éminents, comme Robert Paxton, qui à bientôt 90 ans est sorti de sa retraite pour apporter une réponse très aboutie sur le site internet du Monde, ou Serge Klarsfeld qui a publié une tribune dans Le Monde cet été, et donné en décembre un entretien percutant à L’Humanité. Annette Wieviorka, Tal Bruttmann, Jacques Semelin ont aussi publié des mises au point. Sur les autres périodes maltraitées par Zemmour, les spécialistes ne restent pas inactifs, même si leurs réponses trouvent moins de relais médiatiques. Je signale néanmoins la parution prochaine dans la collection « Tracts Gallimard » d’un Zemmour contre l’Histoire par un collectif d’historiens et d’historiennes dont je fais partie. Une quinzaine de dates, de 502 (Clovis) à 1997-1998 (Papon), et à chaque fois une réponse concise et argumentée. Donc, vous voyez, en ce début d’année 2022, la réaction du monde de la recherche est massive. Voir un candidat à la présidentielle afficher un tel mépris pour le travail historique et manipuler à ce point l’Histoire est pour nous insupportable.
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