Propos recueillis par Benoît Drouot, agrégé d’histoire-géographie
Entretien paru dans Le DDV n° 689, hiver 2022
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En 1963 l’historienne Mona Ozouf publiait L’École, l’Église et la République. Elle y retraçait la lutte qui opposa, entre 1871 et 1914, les républicains, héritiers de la Révolution française, et les cléricaux, vigoureusement opposés au principe de laïcité. Le titre de votre essai pastiche le triptyque de celui de Mona Ozouf, à cette exception près qu’« Église » est remplacée par « jeunesse française ». Est-ce là que se situe aujourd’hui le cœur de la contestation antilaïque ?
Merci pour cette remarque que vous avez été, jusqu’ici, le seul à me faire. Mais il est vrai qu’il faut connaître Mona Ozouf pour faire le lien. Pour vous répondre, je ne dirai pas « le cœur » de la contestation car, si contestation il y a bien, je ne saurais dire s’il y a « un cœur » en réalité. En revanche, ce que j’essaie de montrer, c’est bien qu’une partie conséquente de la jeunesse ne semble pas se reconnaître dans le principe de laïcité et son application. Mais si elle ne s’y reconnaît pas, elle ne le conteste pas massivement pour autant, contrairement à l’Église du XIXe siècle. Nous sommes face à une jeunesse très individualiste qui considère que la société n’a pas à imposer de règles au-delà de l’ordre public. Toutefois, pour nuancer ce que je viens de dire, il faut bien constater qu’une partie de cette jeunesse conteste bel et bien l’application du principe de laïcité au sein de l’école en raison de considérations religieuses, parfois absolutistes. C’est ce que je montre à l’aide de différentes enquêtes et études de terrain. Par exemple, ce que l’on nomme aujourd’hui les contestations de cours entraînent une autocensure chez certains enseignants qui évitent ainsi la confrontation que nous savons pouvoir être difficile à vivre, voire pouvoir dégénérer.
« Parler aujourd’hui de mixité sociale, c’est aussi parler de mixité culturelle. Comment construire du commun si les futurs citoyens que sont nos enfants ne se rencontrent pas, ne se connaissent pas ? »
Cette jeunesse française n’est pas monolithique. Elle est aussi traversée par l’archipélisation de la société française si justement décrite par Jérôme Fourquet1Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Le Seuil, 2019.. N’est-ce pas en partie l’échec du politique, et peut-être de l’école, de n’avoir pas su créer du commun depuis cinquante ans, de n’avoir pas tenu la promesse de la mixité et de n’avoir pas su rassembler une société de plus en plus plurielle ?
Il est évident que nous sommes aujourd’hui dans une situation des plus inquiétantes tant les fractures sociales et spatiales sont marquées. De fait, les enfants qui fréquentent l’école publique le font sur la base d’une carte scolaire imposée. Or, quand les établissements scolaires recrutent sur des quartiers ségrégués, nous retrouvons les fractures au sein de l’école où les enfants se côtoient de plus en plus dans le cadre d’un entre-soi social, mais aussi culturel. Parler aujourd’hui de mixité sociale, c’est aussi parler de mixité culturelle. Comment construire du commun si les futurs citoyens que sont nos enfants ne se rencontrent pas, ne se connaissent pas ? Cette situation est aggravée par l’enseignement privé qui, lui, ne répond à aucune carte scolaire et choisit ses élèves, mais aussi par l’évitement scolaire, le plus souvent des classes moyennes supérieures et aisées. Si aujourd’hui des expériences sont menées localement, par exemple à Toulouse et à Paris, pour atténuer la ségrégation sociale, et elles sont plutôt concluantes, l’effort doit être général si nous voulons faire République et faire nation. Cet effort doit être individuel car il s’agit là d’un engagement citoyen, mais aussi collectif, et là c’est le rôle des pouvoirs publics.
« Quand la majorité des Français continue de se détacher de la croyance, une minorité, non seulement ne s’en détache pas, mais radicalise ses pratiques, voyant dans la laïcité un obstacle à sa vision parfois absolutiste, c’est-à-dire indépassable, de sa croyance. »
Dans l’avant-propos de son livre réédité en 1982, Mona Ozouf se montrait optimiste. Elle écrivait : « (…) l’œuvre de [Jules] Ferry a rallié les esprits et gagné les cœurs. (…) la laïcité ferryste elle-même, désormais créditée de tolérance et de respect, est l’objet d’une célébration qui s’annonce unanime »2Mona Ozouf, L’École, l’Église et la République (1871-1914), Éditions Cana/Jean Offredo, 1982, p. 6.. Que s’est-il passé en quarante ans pour qu’une partie de la jeunesse voit à présent la laïcité comme liberticide et discriminatoire ?
Comme le rappelle régulièrement Dominique Schnapper, présidente du Conseil des sages de la laïcité, nous avions l’idée que la laïcité s’était imposée à tous comme une évidence. Par conséquent, ce principe, de même que les valeurs de la République, n’ont plus donné lieu à un enseignement aux jeunes fonctionnaires entrant dans les métiers. De la même manière, nous n’avons plus réellement investi l’imaginaire républicain, et donc au-delà la signification même de la République comme système d’organisation politique, ce qui a eu pour conséquence d’en diluer l’importance et de ne plus faire sens pour une grande partie de la jeunesse. Dans le même temps, quand la majorité des Français continue de se détacher de la croyance, une minorité, non seulement ne s’en détache pas, mais radicalise ses pratiques, voyant dans la laïcité un obstacle à sa vision parfois absolutiste, c’est-à-dire indépassable, de sa croyance. Le discours se veut alors victimisant, faisant de la laïcité émancipatrice un principe discriminant voire une « arme contre les musulmans ». C’est évidemment non seulement mensonger mais c’est également ne rien connaître, ni de l’histoire, ni de ce principe, et il ne faut cesser de rappeler que des dizaines de prêtres ou de prélats furent condamnés par les tribunaux entre 1905 et 1914 pour avoir appelé à désobéir à la loi républicaine.
Vous êtes de ceux qui alertent depuis vingt ans sur la multiplication des atteintes à la laïcité de la part de la frange radicale de l’islam. À la rentrée scolaire 2022, les services de l’État se sont inquiétés d’une offensive islamiste « incit[ant] les élèves à enfreindre les règles de la laïcité à l’école »3Voir « Laïcité : des services de l’État révèlent une offensive islamiste sur les réseaux sociaux visant les élèves », Le JDD, 23 septembre 2022.. Les contestations semblent donc ne pas reculer. La faute à qui ?
Je ne poserais pas la question comme cela car il me semble que cette poussée de l’islam radical dépasse le cadre national. En revanche, ce qui me chagrine réellement, c’est notre refus de regarder la réalité en face pendant un certain nombre d’années qui nous a fait prendre un grand retard dans les réponses à apporter au phénomène. Il est toujours étonnant d’observer que, malgré les événements traumatiques qui se succèdent, nous continuons encore à douter de la dynamique islamiste, voire parfois à minimiser ou banaliser le phénomène, comme s’il y avait une peur inconsciente qui nous empêchait d’apprécier la gravité de la situation. Un enseignant a été décapité parce qu’il a fait son travail, et nous continuons parfois à entendre, quand on évoque la poussée islamiste, que ceux qui alertent exagéreraient ou monteraient en épingle des évènements ou actes prétendument isolés…
Cela relève aussi d’une incapacité à donner sa juste signification à cet événement et à ceux qui l’ont précédé, par ignorance, par refus d’affronter le réel ou par idéologie, trois options qui aboutissent à entraver nos réactions et notre mise en ordre de combat, notamment à l’école, pour répondre aux assauts que subit cette dernière.
« La grande majorité du corps enseignant est très éloigné de la religion et a donc beaucoup de mal à prendre au sérieux la croyance et la force qu’elle peut véhiculer, que cette croyance soit politique, religieuse ou les deux à la fois. »
L’école républicaine semble aussi devoir faire face à deux défis inédits de notre temps : le retour de l’irrationnel, qui va au-delà de son seul versant religieux comme on le voit avec le succès des théories complotistes en tout genre, et les réseaux sociaux, qui incitent au slogan simpliste, à l’invective plutôt qu’à la réflexion…
… d’où l’impérieuse nécessité de former les enseignants, non seulement évidemment à la déconstruction des discours, à l’étude de l’image et donc à l’EMI (éducation aux médias et à l’information) mais également à la croyance et aux phénomènes de radicalisation politique et religieuse. La grande majorité du corps enseignant est très éloignée de la religion et a donc beaucoup de mal à prendre au sérieux la croyance et la force qu’elle peut véhiculer, que cette croyance soit politique, religieuse ou les deux à la fois. Il faut former les enseignants afin qu’ils apprennent à prendre au sérieux même les discours qui nous paraissent fous car ceux qui les tiennent ne le sont pas. La vision du monde nazie en est une parfaite illustration : objectivement totalement délirante, elle était en revanche très rationnelle pour les nazis et elle a abouti à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah. L’étude, en classe, des grandes idéologies qui causèrent tant de catastrophes dans l’histoire est ainsi incontournable de manière à rendre les élèves capables de mettre en perspective ce qu’ils voient et entendent avec des événements historiques qui les ont précédés. Il faut nous adapter à l’évolution de la situation. Si nous voulons que l’école soit efficace pour contrer l’irrationnel, il faut donner les moyens nécessaires aux professeurs pour travailler sur ces questions, en y passant le temps nécessaire. Peu s’en faut, nous continuons, en classe et dans les programmes, à faire aujourd’hui comme il y a trente ans, comme si les problématiques politiques restaient inchangées.
À l’issue de la lecture de votre livre, on ne sait pas trop si l’on doit être optimiste ou pessimiste pour les années qui viennent. Un vaste plan de formation à la laïcité des personnels de l’Éducation nationale est en cours de déploiement à l’échelle nationale. Cette action sera-t-elle suffisante pour convaincre les jeunes générations de professeurs que la laïcité est au cœur de la promesse républicaine de liberté et d’émancipation ?
Iannis Roder : Par définition, je suis incapable de vous dire si ce plan sera suffisant. En revanche je peux vous assurer qu’il est absolument nécessaire, comme est nécessaire l’épreuve d’oral mise en place aux concours de recrutement de l’Éducation nationale. Celle-ci permet aux candidats de comprendre que leurs futurs enseignements, comme leur posture professionnelle, s’inscrivent dans un cadre donné par le principe de laïcité, cadre dans lequel sont expliquées et mises en œuvre les valeurs de la République.
La République doit être en mesure de choisir qui elle recrute au regard de ce que disait Ferdinand Buisson : « Le rôle de la République est de former des républicains. » Les professeurs doivent donc être conscients de leurs responsabilités mais aussi au clair avec ce qui constitue le socle républicain afin de vivre leur métier, au-delà de l’enseignement de leur discipline, comme un engagement républicain.
Nous savons qu’une minorité d’enseignants, par ailleurs activistes, confondent leur militantisme politique et leur activité professionnelle, prenant des positions contraires aux lois de la République, ou bien en critiquent l’existence même au nom de prétendus « racisme et sexisme » dont, par exemple, la loi de 2004 serait porteuse. Ces fonctionnaires sont aujourd’hui sanctionnés, voire déplacés par mesure administrative et l’institution ne doit pas hésiter. Quand on choisit de devenir professeur au sein de l’école républicaine, c’est parce qu’on adhère au socle formé par les principes et valeurs de la République.
Jeunesse et République : la fracture ?
L’école, en France, est au cœur de la promesse républicaine d’égalité des chances et des droits, et d’émancipation intellectuelle et sociale. Pourtant, constate Iannis Roder dans son dernier essai, La jeunesse française, l’école et la République, les crises multiples qui fracturent la société et qui se répercutent sur l’école affectent en profondeur la capacité de celle-ci à assurer ses missions républicaines. Le recul de la mixité sociale et culturelle, l’ère numérique de la post-vérité et la diffusion d’un discours religieux ouvertement séparatiste et antirépublicain mettent à mal la cohésion sociale et le partage de valeurs communes, tout en favorisant les replis identitaires. Une frange croissante de la jeunesse française, travaillée par des groupes religieux aux agendas plus idéologiques et politiques que spirituels, conteste de plus en plus ouvertement l’école laïque et la République. Face à ces menaces qui sapent l’universalisme républicain du modèle démocratique français, c’est à un sursaut de lucidité auquel Iannis Roder convie ses lecteurs.
Iannis Roder, La jeunesse française, l’école et la République, Éditions de l’Observatoire, 2022, 224 p., 19 €.
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