Propos recueillis par Dora Staub, journaliste (été 2023)
Avec ce nouvel ouvrage, avez-vous voulu mettre en garde devant les scénarios habituels, la colère, après les attentats jihadistes, puis l’oubli, conséquences d’un déni, d’une naïveté, ou d’une résilience ?
Je ne cherche pas à mettre en garde mais à poser un diagnostic. La colère et l’oubli renvoient à deux attitudes : la première me semble avoir été la seule réponse apportée au cours des trente dernières années par les démocraties européennes à la question jihadiste. Il y a des vagues d’incompréhension et de colère après les attentats, puis on verse très rapidement, dans un deuxième temps, dans l’oubli. On comprend bien qu’on ne répond pas aux enjeux de phénomènes aussi importants que ceux du jihadisme européen. Ce n’est pas une attitude très responsable et pérenne pour une démocratie, face à un problème de cette complexité.
Vous écrivez que l’on aurait connu trois cycles durant les dernières décennies, ponctués par des périodes à « marée haute », le temps de l’action, de la violence, suivies par des périodes à « marée basse », le temps du repli, de l’éducation et de l’endoctrinement…
Les deux éléments liés à ce titre renvoient aux mécanismes que j’essaye d’étayer dans le livre, qui sont ces atermoiements, ce fonctionnement pendulaire entre des phases de marée haute, au cours desquelles le jihadisme est très visible. Il attaque, menace, exprime sa colère contre les démocraties européennes. Le moment où il cherche à se faire oublier correspond aux phases de marée basse. C’est ce jihadisme en dehors des attentats qui est l’élément central du livre. La description de ce qu’est le jihadisme à marée basse me semble être l’enjeu vital, d’autant qu’après la chute de Daech, nous sommes entrés dans une période de cet ordre. La colère et l’oubli sont un des pièges tendus aux démocraties, dans lequel elles ont tendance à tomber, parmi lesquels on trouve la surréaction. Si vous regardez ce qui s’est passé ces trente dernières années, la première vraie grande manifestation mondiale du jihadisme a été le 11 septembre 2001. C’est à partir de cette date que l’extrême droite fait des percées, partout en Europe. En France, dès l’élection présidentielle de 2002, mais aussi aux Pays-Bas, avec Pim Fortuyn, qui fait alors une campagne agressive, et qui sera assassiné.
Vous pensez que la réaction politique n’est pas adaptée aux évènements, que c’est l’extrême droite qui récupère les bénéfices ?
Il y a autour du débat public sur le jihadisme de nombreuses appréhensions, un malaise qui s’installe. On se retrouve dans une situation de tension qui semble difficile à tenir, coincés par des attitudes gênées, car, consciemment ou non, les individus vont faire un lien entre jihadisme et islam. D’un côté, vous avez ceux qui cherchent délibérément à alimenter cet amalgame à des fins racistes ou politiques. À l’opposé, d’autres, par peur d’alimenter ces fantasmes, pour éviter des maladresses et parfois aussi par lâcheté, prennent des positions qui tendent vers l’autocensure, ou réduisent l’explication de ces enjeux à une question d’ordre économique et social. Je ne soutiens pas cette thèse car si c’était le cas, nous aurions non pas 2 000 jihadistes français mais 300 000 ! Le problème est plus complexe.
L’implantation du jihadisme en Europe s’est faite sur trois décennies et trois « générations » : les vétérans, venus d’Afghanistan et du Proche-Orient, les pionniers nés sur le sol européen, et les autochtones, partis combattre, en Irak et en Syrie. A-t-on affaire à une hydre qui se régénère en permanence, fait constamment des émules et diffuse son idéologie ?
La naissance du jihadisme mondial s’est faite en Afghanistan dans les années 1980. Une véritable transplantation de militants impliqués dans la guerre afghane contre les Soviétiques se fera en Europe, où ils vont trouver refuge, se déplacer un peu partout dans le monde, y compris en France, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Belgique et au Danemark. Toutes ces zones vont devenir importantes par la suite. Ces individus, sitôt arrivés dans ces pays, vont poursuivre leur militantisme. Ils ont naturellement cherché à organiser d’abord leur entourage et à pérenniser leurs prédications dans de nouvelles structures, à propager leurs idéaux : je parle alors de machine de prédication. Ils se sont comportés dans les années 1990 comme des entrepreneurs, en créant des entreprises, des associations. J’ai essayé d’écrire cette histoire à hauteur d’hommes et de femmes, de raconter les changements apportés par les différentes générations.
C’est ce jihadisme en dehors des attentats qui est l’élément central du livre. La description de ce qu’est le jihadisme à marée basse me semble être l’enjeu vital, d’autant qu’après la chute de Daech, nous sommes entrés dans une période de cet ordre.
Après l’Afghanistan, Londres est devenue dans les années 1990 la plaque tournante des jihadistes. On l’appelait alors le « Londonistan ». Avons-nous tiré des leçons aujourd’hui de cette réalité ?
Le Londonistan est le centre de cette géographie européenne que j’ai rapidement brossée. C’est le point de départ. Les jihadistes sont allés à Londres parce qu’ils y voyaient des avantages. C’était une ville où la liberté d’expression, dans la tradition anglo-saxonne, était quasiment absolue, avec très peu d’interdits. Les jihadistes ont eu cette facilité paradoxale d’opérer en se saisissant d’un droit et d’un principe fondamental en démocratie, la liberté d’expression, qu’ils ont retournée contre elle. Nous avons mis du temps à le comprendre, parce que les jihadistes, à ce moment-là, ne représentaient pas une menace pour l’Europe. Nous avons compris dix ans plus tard qu’ils préparaient les esprits.
Vous écrivez que les premiers jihadistes arrivés à Londres, les vétérans, ne pensaient pas commettre des attentats en Europe, c’est la génération suivante qui a franchi l’interdit…
L’Europe était pour eux un sanctuaire. Certes, ils détestaient l’Occident, mais ils avaient une plus grande marge de manœuvre à l’abri de l’état de droit européen qu’en s’exposant aux vicissitudes des changements d’humeurs des régimes autoritaires. Dans l’Angleterre des années 1990, paradoxalement, ils ont pu s’organiser. Il faut repréciser le contexte : les puissances occidentales venaient de remporter la guerre froide, l’URSS s’était effondrée… Difficile d’imaginer qu’une poignée de militants islamistes à Londres pouvaient représenter un danger politique, alors que l’Europe venait de vaincre le communisme. Par ailleurs, les Anglais considéraient ces individus au même titre que les militants et opposants politiques de toutes sortes. Ils les mettaient sur le même pied que les anti-castristes cubains, que ceux qui avaient fui le régime des militaires au Brésil ou de Pinochet au Chili. Les Anglais n’avaient pas vu les liens directs entre des propos religieux à très forte dimension politique et la possibilité qu’ils enrôlent de jeunes britanniques en rupture de ban, prêts à poser, demain, des bombes.
La dimension idéologique du jihadisme n’est aujourd’hui toujours pas prise en compte par les autorités. Comment l’expliquez-vous ?
Elle l’est davantage qu’à l’époque. Mais le fait qu’il faille écrire un livre pour en expliquer l’importance sur trente ans démontre qu’on continue de mal en comprendre la centralité. Après le 11 septembre 2001, il y aura davantage de réflexion et d’enquêtes. Aujourd’hui, on voit assez bien les erreurs qui ont pu être commises, voire répétées, et pourtant on continue de sous-estimer la force et l’attrait idéologique du jihadisme. Parmi les raisons que j’évoquais, le déni et l’autocensure d’un côté, l’hystérisation politique de ces enjeux de l’autre, ont paralysé la réflexion. J’essaye de poser un diagnostic pour sortir de cette paralysie ; c’est aux lecteurs et aux citoyens de s’en saisir s’ils le veulent.
Vous évoquez la volonté des jihadistes d’instaurer le califat. Est-il l’aboutissement de leur idéologie, l’Europe l’un de leurs objectifs ?
Le califat islamique est une image idéale, c’est une utopie partagée par tous les mouvements islamistes. L’idée d’établir un califat, qui serait un système parfait, régi par des lois divines immuables s’imposant à tous, avec une justice parfaite qui n’aurait rien à voir avec celle « corrompue » qui règne en démocratie, se retrouve chez tous les mouvements, des frères musulmans jusqu’aux jihadistes. L’importance du projet califal existe chez tous ces groupes mais elle diffère dans les modalités de sa réalisation. Daech a cherché à l’établir en Syrie en régénérant un califat mondial. Son instauration en Europe est une question qui divise les milieux salafo-jihadistes depuis les années 1990. Ceux qui veulent islamiser l’Europe sont minoritaires. Les islamistes européens, considèrent depuis trente ans, que c’est d’abord un lieu d’activisme et de recrutement.
En trente ans, le jihadisme européen est devenu une réalité incontournable mais il s’est transformé. Affranchi de la tutelle proche-orientale, il se sert d’internet et des réseaux sociaux comme d’outils de propagande. Peut-on encore stopper son expansion ?
L’émergence de Daech est un phénomène historique majeur. On est passé de quelques dizaines de volontaires européens à plusieurs milliers. Ils abordent désormais la question jihadiste à travers un prisme européen. Le jihadisme a muté, il est radicalement différent parce qu’il est européen. C’est un phénomène désormais plus important et sophistiqué. Il y a 25 ans, le jihadisme était lisible, identifiable, repérable ; aujourd’hui ce n’est plus la même chose. Sur la toile, les termes ont changé. Les salafistes s’emparent maintenant de sujets de société. Ce changement d’échelle se traduit aussi par un changement qualitatif majeur. C’est précisément parce qu’on ne le voit pas que le jihadisme continue de se propager. Pourtant, les jihadistes sont explicites, disent clairement ce qu’ils pensent de l’Europe. On ne peut pas se permettre d’attendre la prochaine vague d’attentats. La dernière campagne de Daech entre 2014 et 2017 a été particulièrement dramatique. C’est pourquoi je parle d’un phénomène politique, parce que les conséquences immédiates de ces campagnes d’attentats en Europe, produisent des effets politiques très forts, qui vont vers la polarisation, vers le renforcement des extrêmes et l’affaiblissement des démocraties européennes.
Sur la toile, les termes ont changé. Les salafistes s’emparent maintenant de sujets de société. Ce changement d’échelle se traduit aussi par un changement qualitatif majeur. C’est précisément parce qu’on ne le voit pas que le jihadisme continue de se propager.
L’assassinat de Samuel Paty nous a rappelé que le danger est toujours présent même à marée basse. Il augure dites-vous une nouvelle ère du jihad individuel, dopé aux algorithmes des réseaux sociaux.
C’est un acte dramatique dans une période à marée basse. On est aujourd’hui sur des seuils assez élevés en termes de menaces. Mais l’autre aspect de cette tragédie, c’est l’atteinte à la liberté d’expression. Samuel Paty voulait expliquer en classe le débat relatif au procès des attentats contre Charlie Hebdo à ses élèves. Il n’était pas lui-même partie prenante au débat, et pourtant, il a été tué comme tel. L’objectif jihadiste est de réduire l’espace de discussion autour de ces sujets, de le rendre impossible, et de jeter une chape de plomb sur l’ensemble de ces thématiques, ce qui provoque en retour de la peur et donc la censure. Les citoyens devraient comprendre qu’il s’agit là d’un pilier fondamental des démocraties occidentales qui est en réalité visé. Il est grand temps de reprendre une réflexion saine sur ces sujets et sans compromis avec les faits. J’ai écrit ce livre dans une période de relative accalmie, ce qui devrait permettre une réflexion de fond. Il ne faut pas attendre une nouvelle vague d’attentats pour se préoccuper de ces enjeux, c’est précisément dans ces moments-là que les décisions politiques tendent à être les moins bonnes.
Le jihadisme, acteur de la vie politique
Depuis l’effondrement de Daech en Syrie, les interrogations autour du jihadisme semblent avoir disparu du débat public. Le terrorisme islamiste est toujours d’actualité mais à bas bruit. Hugo Micheron a cherché à comprendre ce qu’est le jihadisme en dehors des attentats, mais aussi quel a été son rôle à l’échelle européenne. Il retrace avec précision la première histoire du jihadisme européen, à Paris, Londres, Bruxelles, Copenhague et Stockholm. Il s’intéresse à ses spécificités, ses réseaux mais aussi aux évolutions de son idéologie politico-religieuse, qui lui a permis de devenir un acteur majeur de la vie politique et sociale européenne. La menace jihadiste oscille entre marée haute et marée basse, et si nous sommes dans une relative accalmie, le retour d’anciens prisonniers jihadistes détenus en Syrie, mais aussi de ceux qui sortiront de prison, est un danger à surveiller.
L’auteur
Hugo Micheron est docteur en sciences politiques et arabisant, maître de conférences à Sciences Po (Paris School of International Affairs) et chercheur rattaché au Centre de recherches internationales (CERI). Il a enseigné deux ans au Département d’études proche-orientales de l’université de Princeton (États-Unis). Il est notamment l’auteur des ouvrages Le jihadisme Français. Quartiers, Syrie, prisons (Gallimard, 2020) et de La colère et l’oubli. Les démocraties face au jihadisme Européen (Gallimard, 2023).