Propos recueillis par Philippe Foussier
Entretien paru dans le n° 686 du DDV (printemps 2022)
Comment expliquez-vous que Pierre Mendès France, quarante ans après sa mort, demeure une « conscience de la République » ?
Pierre Mendès France incarne une forme d’éthique de la démocratie, une rigueur morale autant qu’une vision exigeante de la politique. Il reste une boussole, un point de repère pour tous ceux qui cherchent des réponses concrètes et pas seulement des boucs émissaires face aux défis que rencontre notre pays. De 1932, date de sa première élection, à 1982, date de sa disparition, il n’a pas cessé de réfléchir aux affaires de la cité. Le fameux « Gouverner, c’est choisir », l’attachement à la vérité, la dénonciation du présidentialisme de la Ve République restent d’une étonnante actualité en 2022…
La brièveté de son exercice du pouvoir lui a permis de réaliser des réformes substantielles. Qu’en retenez-vous ?
Son bilan à la tête du gouvernement en 1954 en matière de relations internationales est impressionnant : paix en Indochine, amorce de décolonisation pacifique en Tunisie avec le discours de Carthage, relance de la construction européenne après l’échec de la Communauté européenne de défense. S’agissant des réformes économiques et sociales, il impulse des dynamiques décisives en matière de jeunesse, de recherche, d’investissement, d’agriculture, de santé – on songe évidemment à l’image du verre de lait1En 1954, Pierre Mendès France, alors président du Conseil, instaure le verre de lait quotidien pour les écoliers. La mesure est destinée à lutter contre la dénutrition et l’alcoolisme à une époque où il est courant de faire boire du vin aux enfants.. S’il n’avait pas été renversé en février 1955, la France aurait probablement connu une modernisation plus accélérée de son économie.
« Toute sa vie, Pierre Mendès France aura été la cible d’un antisémitisme véhément. Mais, pour lui, la réponse à l’antisémitisme est à rechercher non pas dans un repli communautariste mais au contraire dans la réaffirmation des valeurs démocratiques et républicaines. »
Les débats autour de la colonisation viennent régulièrement alimenter le débat public en France. Se référer à Pierre Mendès France nous permettrait-il de lire ces controverses avec davantage de pertinence ?
Se replonger dans les écrits de Pierre Mendès France, c’est retrouver un peu de nuances et de pensée complexe. Il n’était pas un décolonisateur, mais il avait bien pris conscience du caractère intenable des contradictions de l’empire colonial. Le fossé immense entre les proclamations de droits de la République et la réalité de l’exploitation économique et sociale ne pouvait qu’aboutir à une issue sanglante. Son grand regret aura été de n’avoir pu faire échec à la politique de répression aveugle en Algérie.
Pierre Mendès France a été l’objet de la haine antisémite, notamment des années 1930 aux années 1950, beaucoup moins ensuite. Quelle réponse a-t-il voulu affirmer face à de telles attaques ?
Toute sa vie, Pierre Mendès France aura été la cible d’un antisémitisme véhément. Mais, pour lui, la réponse à l’antisémitisme est à rechercher non pas dans un repli communautariste mais au contraire dans la réaffirmation des valeurs démocratiques et républicaines. En cela, il reste une référence. Dans une lettre au Droit de Vivre datée de 1966 (voir au bas de cet entretien), il rappelait d’ailleurs le rôle majeur que joue l’éducation contre le racisme et l’antisémitisme.
Malgré son adhésion une trentaine d’années au Parti radical puis une décennie au PSU, Pierre Mendès France conserve l’image d’un homme en marge des partis, voire solitaire. Est-ce justifié selon vous ?
Pierre Mendès France considérait que les mouvements politiques avaient un rôle déterminant à jouer en démocratie, mais il n’avait clairement aucun goût pour les questions d’appareils et les joutes internes. Sur le fond, il a toujours été fidèle à l’idéologie du Parti radical, fondée sur l’esprit des Lumières, la défense de la République, de la laïcité mais aussi une vision réaliste des questions économiques. S’il rejoint le Parti socialiste unifié (PSU) en 1959, c’est plus par défaut que par conviction. Il y sera d’ailleurs assez malheureux et il finira par le quitter en raison de désaccords profonds, notamment s’agissant d’Israël. Sans attache partisane à compter de 1968, il apportera un soutien constant et décisif à François Mitterrand en 1974 et 1981.
« Les conceptions économiques de Pierre Mendès France accordent une place importante à l’intervention de l’État. Il considère que la puissance publique ne peut pas laisser les marchés complètement libres. »
Vous consacrez des développements au rapport qu’entretenait Pierre Mendès France avec l’Europe, en précisant notamment son rôle dans l’échec de la Communauté européenne de défense ou son opposition au traité de Rome. Même si les problématiques ne sont plus les mêmes que dans les années 1950, sa sensibilité sur ces questions peut-elle nous servir aujourd’hui ?
Absolument. En 1957, il vote contre le traité de Rome car il considère que l’architecture proposée est trop technocratique et ne laisse aucune place au citoyen. Par ailleurs, il considérait que l’Europe servait souvent à la classe politique française à se défausser de la responsabilité de choix difficiles. Attendre tout de l’Europe, « c’était la plus mauvaise méthode, parce qu’elle permettait de ne rien faire en attendant un miracle », écrit-il en 1974.
Vous soulignez l’attachement de Pierre Mendès France à la planification ou encore à sa méfiance à l’égard des corps intermédiaires, des lobbys… Là encore, ces approches pourraient-elles utilement éclairer nos pratiques démocratiques contemporaines ?
Ses conceptions économiques accordent une place importante à l’intervention de l’État. Il considère que la puissance publique ne peut pas laisser les marchés complètement libres. La planification démocratique, qui figure au cœur de son ouvrage La République moderne, constitue à cet égard une synthèse originale entre le keynésianisme, le colbertisme et le socialisme humaniste de Jaurès. Aujourd’hui pour organiser sur un temps long la transition écologique ou la reconstruction d’un système de santé plus robuste, le gouvernement pourrait utilement s’inspirer de Mendès !
PIERRE MENDÈS FRANCE, UNE FIGURE POLITIQUE MAJEURE
Pierre Mendès France (1907-1982) est un homme d’État français. Actif dans les mouvements étudiants où il a fort affaire avec l’extrême droite, il devient avocat en 1928. Il est élu député de l’Eure en 1932 et devient maire de Louviers en 1935. Il est la cible récurrente d’attaques antisémites, en particulier celles de l’Action française qui le présente comme un « Français de ghetto ». Il apporte son soutien à la Lica (Ligue internationale contre l’antisémitisme, future Licra) en 1936 et se prononce alors en faveur d’une loi contre le racisme.
Au moment de la défaite militaire de la France, en 1940, il tente de rejoindre l’Afrique du Nord à bord du Massilia. Arrêté au Maroc, il est accusé de désertion et incarcéré par Vichy. Condamné en mai 1941, il s’échappe de la prison de Clermont-Ferrand et rejoint le général de Gaulle à Londres en février 1942. Il s’engage d’abord dans les Forces aériennes françaises libres avant d’intégrer le gouvernement provisoire de la République française au sein duquel il est ministre de l’Économie nationale.
Député au lendemain de la guerre (1946-1958, 1967-1968), Pierre Mendès France est nommé président du Conseil en juin 1954. Il conclut la paix en Indochine et prépare l’indépendance de la Tunisie et du Maroc. Les attaques antisémites redoublent contre celui qui se voit accuser de brader l’empire colonial. Son gouvernement est renversé en février 1955 sur la question algérienne.
Bien que son expérience gouvernementale ait été brève, Pierre Mendès France est demeuré en politique une figure majeure, alliant exigence morale, pragmatisme et rigueur. Après la guerre, il conserve ses liens avec la Lica, honorant certaines de ses manifestations de sa présence. Nous reproduisons ci-dessous un texte qu’il donna au Droit de Vivre en novembre 1966, un des rares documents où l’homme politique évoque très concrètement la lutte contre le racisme et l’antisémitisme.
PIERRE MENDÈS FRANCE : « POUR UNE POLITIQUE CONSTRUCTIVE DE L’ANTIRACISME »
Texte de Pierre Mendès France paru dans Le Droit de Vivre en novembre 1966
Le Droit de Vivre nous rappelle, dans chacun de ses numéros, que le racisme survit et persiste dans de nombreuses parties du monde – et parfois même en France. Si les travaux remarquables publiés par l’Unesco ont réduit à néant, sur le plan scientifique, les préjugés et les stéréotypes qui alimentent ce fait sociologique si néfaste et si révoltant, par contre, l’étude des moyens de combattre et de réduire le racisme, là où il sévit, n’a pas donné lieu à un effort de réflexion aussi approfondi. C’est pourquoi il me paraît utile de soumettre à ceux qui ont ce problème à cœur quelques remarques qui pourraient servir de base pour la détermination d’une politique constructive.
Trois sortes de mesures peuvent être envisagées contre le racisme. Des mesures juridiques, des mesures éducatives, d’autres enfin qui relèvent d’une action économique et sociale.
Les premières peuvent être mises en œuvre sans délai, si les pouvoirs publics ont la volonté d’agir dans ce domaine. Interdiction des publications de caractère raciste, répression de la provocation à la haine et à la discrimination, etc., etc. Une législation dans ce sens est indispensable dans un État démocratique. Elle doit être appliquée de manière à ne pas renforcer les tendances racistes, mais, néanmoins, avec diligence, rigueur et continuité. À cet égard, il y aurait beaucoup à dire sur la tolérance dont jouissent aujourd’hui beaucoup de publications, rappelant des temps qu’on voudrait croire révolus.
Les mesures éducatives sont plus importantes encore. C’est au stade de l’éducation de base que les préjugés se développent et marquent les jeunes esprits. En ce sens, tout ce qui concourt à éliminer les incitations au racisme et à favoriser, au contraire, l’esprit de fraternité entre les hommes doit être encouragé systématiquement à l’école. Il est peu probable qu’un enfant élevé, de nos jours, dans une école publique devienne raciste, car son expérience scolaire le détourne des préjugés et des stéréotypes du racisme.
Mais ce n’est pas tout. Le racisme se développe dans des groupes sociaux que l’éducation démocratique atteint insuffisamment, surtout lorsque ces groupes se trouvent dans des situations propices aux réactions de type fasciste ou raciste. Nous connaissons bien, hélas, les situations psycho-sociologiques qui accompagnent toujours la dégradation de la condition économique de tel ou tel groupe dont les réactions racistes traduisent les sentiments de frustration, d’humiliation, de découragement. Dans d’autres cas, c’est un système économique tout entier qui est en cause.
Pierre Mendès France, novembre 1966
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