Propos recueillis par Alexandra Demarigny
Entretien paru dans Le DDV n°689, hiver 2022
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Pourquoi avoir intitulé votre ouvrage « La Fracture », alors qu’en le lisant on constate plutôt une forme de continuité dans les attentes des jeunes et leur confiance dans l’avenir ?
S’il est vrai que ce mot fracture est un peu exagéré au regard de l’ensemble du livre qui montre une certaine continuité, voire une convergence entre la jeunesse d’aujourd’hui et celles des décennies passées, on dénombre néanmoins trois types de clivages : entre la génération Z (née entre 1990 et 2000) et les jeunesses passées ; entre les 18-30 ans et leurs aînés, mais également au sein de la jeunesse elle-même. Prenons l’exemple de la laïcité : seulement 70 % des jeunes, contre 87 % de la population entière, considèrent que la laïcité est en danger ; seuls 35 % des moins de 25 ans considèrent que les journaux ont eu raison de publier des caricatures de Mahomet, contre 59 % des Français ; après l’assassinat de Samuel Paty, 22 % des jeunes et 56 % des jeunes musulmans estimaient qu’il avait eu tort de montrer les caricatures à ses élèves. On constate chez les jeunes une manière très spécifique, et différente de leurs aînés, d’appréhender le fait religieux. Leur extrême sensibilité aux discriminations conduit à la représentation d’un ordre social injuste et les rend très perméables au wokisme et à la cancel culture. Autre clivage avec leurs aînés : 40 % des moins de 30 ans considèrent que des termes comme « privilège blanc », « racisme d’État » ou « racisme anti-blanc » correspondent à une réalité. Ce qui explique que j’ai voulu garder ce titre, même s’il mériterait d’être atténué.
Vous évoquez un certain désamour et un manque de confiance des jeunes envers la France : comment l’expliquez-vous ?
L’enquête montre une méfiance vis-à-vis des structures collectives (partis politiques, gouvernement, entreprises). Ce doute sur la France est objectivé par des données chiffrées, et c’est tout l’intérêt de disposer d’enquêtes sur une soixantaine d’années. On constate une perte de 22 points en quelques années sur la confiance en la France, ce qui n’est d’ailleurs pas une spécificité des jeunes. Il est manifeste que ce doute a été exacerbé par le Covid-19 et sa gestion, car on retrouve une notion de déclin, de déclassement de la France très forte dans les études qualitatives et notamment un grand désarroi vis-à-vis des services publics. Il est visible également que le moment Zemmour et sa cohorte de critiques à l’égard d’une France qui aurait perdu de sa grandeur a eu une forme d’écho dans la population française et qu’il a contribué à structurer le discours des jeunes, surtout de ceux qui ont des difficultés d’insertion professionnelle.
« Le “tous impuissants” a remplacé le “tous pourris” : les jeunes estiment que les politiques sont impuissants à résoudre la crise, à régler les inégalités salariales entre hommes et femmes, à protéger l’environnement. »
Vous décrivez une convergence surprenante des valeurs entre les jeunes et leurs aînés, que vous illustrez notamment par leurs mots préférés. En 2021, sur les dix mots préférés des 18-30 ans, huit se retrouvent aussi dans le top 10 de l’ensemble des français, parmi lesquels « famille », « mérite », « effort » et « responsabilité ».
Ce n’est pas si surprenant car les sociologues montrent depuis les années 80 une forme d’homogénéisation entre les jeunes et les moins jeunes sur les valeurs de la société, y compris sur les avancées sociétales. Il y a un grand attachement des jeunes aux valeurs de la France. Ce qui m’a le plus frappé, c’est plus la différence des réponses des jeunes d’aujourd’hui par rapport à ceux d’il y a cinquante ans ; on y voit, par exemple, que l’autorité est aujourd’hui une valeur admise par les jeunes, ce qui n’était pas le cas des jeunes du passé, de même qu’une certaine convergence sur la vision de l’entreprise, de la famille et du travail.
Là encore, c’est une conséquence de la Covid-19, qui a homogénéisé les différentes perceptions : la famille, qui a été vécue comme très protectrice par les jeunes lors du confinement, est aujourd’hui beaucoup moins le lieu de la confrontation ou de la dispute nationale qu’auparavant. Dans les années 50 et 60, on constatait de profondes dissensions à propos des sujets politiques et sociétaux (inégalités, travail des femmes, pilule, éducation, avortement, etc.), ce qui n’est plus le cas en 2021. On peut faire une nette distinction entre la génération des plus de 60 ans d’aujourd’hui, qui est convaincue du bien-fondé de ces avancées sociétales, et celle des années 60, qui était alors majoritairement conservatrice sur de tels sujets. On retrouve donc globalement cette convergence des valeurs entre ces deux générations.
Vous êtes plus sombre sur le sujet de l’adhésion des jeunes à la démocratie, que vous situez « entre doutes et tentation de la radicalité » et vous parlez même d’une « démocratie qui ne va plus de soi pour les jeunes français ». Vous évoquez un engagement « subjectivé », un plébiscite de l’action individuelle, un « exil électoral » et une défiance « envers le personnel politique ». Plusieurs mois après l’élection présidentielle, modifieriez-vous votre propos ?
Un signe ne trompe pas, et à la Licra vous devez le savoir mieux que quiconque : depuis 2021, les statistiques sur les atteintes à la laïcité à l’école sont mensuelles et non plus trimestrielles… ce qui est en droit de nous inquiéter. Plus inquiétant, la radicalité et la violence (comme on a pu le voir à Sivens, à Sainte-Soline, avec le mouvement Extinction Rébellion, ou avec les happenings d’activistes dans les musées) sont devenus le signe du doute sur le système démocratique, et par conséquent on peut parler de faillite du politique. Avant, le contrat était clair : « En échange de ma voix vous changez le monde, vous améliorez les choses. » En 1981, 1995, et même en 2007, contrairement à ce qu’on pense, les jeunes ont beaucoup voté (78 % des 18-24 ans ont voté en 1981, 83 % en 2007) mais seulement 68 % en 2017. Parce qu’ils n’y croient plus, parce qu’ils considèrent que le politique et de manière plus large le cadre démocratique n’est plus le lieu des solutions aux problèmes des Français, ils se tournent vers l’abstention. Par exemple, 38 % des primo-votants ne sont pas allés voter à la présidentielle de 2022, ce qui est un chiffre considérable quand on sait ce que représente, en termes de rite initiatique, ce premier bulletin déposé dans l’urne, et vers l’action individuelle. Ces jeunes nous disent : « Qui mieux que moi peut faire avancer ma cause ? ». Il faut ajouter trois indicateurs très intéressants : après la Covid, seuls 19 % des 18-30 ans se disent heureux, soit une chute de 27 points par rapport à 1999 ; on constate aussi une chute de 36 points sur le sentiment d’être chanceux et de 40 points sur la conviction qu’il est nécessaire d’avoir un idéal pour vivre. Or, jusqu’ici, cet idéal était pris en charge par le politique ; force est de constater que ce n’est plus le cas. Le « tous impuissants » a remplacé le « tous pourris » : les jeunes estiment que les politiques sont impuissants à résoudre la crise, à régler les inégalités salariales entre hommes et femmes, à protéger l’environnement. Ils reviendront si on leur donne un cap…
« On peut parler d’une absence d’affrontement entre générations. Il y a des tensions, mais ni vraie condamnation, ni guerre des générations, y compris sur le climat ; les clivages entre jeunes et moins jeunes se sont aplanis. »
Vous évoquez l’ « optimisme conquérant pour l’avenir » des jeunes de 18 à 30 ans ; pourtant le ressenti des autres générations vis-à-vis des jeunes évoque plus souvent un grand désintérêt pour la vie de la cité, un individualisme forcené, une attirance pour le communautarisme, le complotisme, le wokisme, des exigences en termes de qualité de vie au travail. Comment expliquez-vous cette dissociation ?
Il existe une dissociation entre inquiétude et optimisme car la génération Z a le sentiment d’avoir vécu des événements inédits : les attentats, le Covid-19, le confinement, l’isolement, l’enseignement à distance… Et ces mêmes jeunes ont eu le sentiment d’être stigmatisés dans la propagation de l’épidémie de Covid par les plus âgés qui les ont taxés d’irresponsabilité. L’optimisme perdure toutefois car le choc de la Covid a été surmonté, même s’il en demeure des séquelles. Les jeunes croient plus en eux que par le passé mais ont moins confiance dans les institutions. Il faut également noter la perte de repères engendrée par la fin de la fidélité à une entreprise et à un emploi. Et depuis la parution de notre étude, d’autres drames se sont produits : la guerre en Ukraine, le choc inflationniste…
Vous parlez d’une « génération singulière », bien décidée à influer sur de nombreux domaines (l’environnement, les modes de consommation, le rapport au travail), qui pourra se « réinventer en 2022, et nous tous avec elle » : six mois après l’élection présidentielle, le pensez-vous toujours ? L’affrontement entre les générations aurait-il vraiment été adouci ?
On pourrait se demander pourquoi l’engagement des jeunes est plus fort qu’avant, quand on lit que 72 % des 18-24 ans disent « je suis personnellement engagé dans la lutte contre le changement climatique ». Le point de départ, c’est la décrédibilisation de la sphère politique qui autrefois canalisait l’engagement des jeunes. La crise du militantisme est réelle, même si beaucoup de jeunes s’engagent encore en politique et si la moyenne d’âge de l’Assemblée nationale a encore baissé. Mais le sentiment que le politique n’est plus performatif fait que des engagements nouveaux émergent, individuels ou en petits groupes (notons que l’engagement dans de grands mouvements est moribond chez les 18-30 ans, qui n’ont pas vécu de mouvements sociaux ayant changé le monde – le dernier étant les manifestations contre le Contrat première embauche de Chirac et Villepin en 2006). Néanmoins il existe une logique de croyance dans leur action : l’adhésion à une structure associative est plus forte chez les moins de 30 ans que chez leurs aînés, ce qui est une vraie surprise. Quand on les interroge sur leurs causes de prédilection, ils répondent : la protection des animaux, de l’environnement, les droits des femmes, l’aide aux plus faibles. On constate d’ailleurs une vraie fracture par rapport aux plus de 30 ans pour l’aide et l’accompagnement aux personnes étrangères : 11 points de plus chez les jeunes, ce qui n’est pas surprenant car il existe chez eux une plus grande tolérance sur le sujet de l’immigration.
On peut effectivement parler d’une absence d’affrontement entre générations. Il y a des tensions, mais ni vraie condamnation, ni guerre des générations, y compris sur le climat ; les clivages entre jeunes et moins jeunes se sont aplanis. La génération Z se vit comme une génération singulière pour 90 % d’entre eux (contre 17 % en 1959) car elle a subi des chocs différents des autres. Il ressort de cette étude qu’elle ne veut ni le pouvoir, ni le contre-pouvoir, mais plutôt faire infuser sa vision du monde, qu’il s’agisse du travail, du climat, de l’égalité hommes/femmes. Une autre façon de s’inscrire au monde…
Analyse d’une sécession
Frédéric Dabi est directeur général opinion de l’institut de sondages Ifop, spécialiste du champ électoral et politique. Stewart Chau est expert en stratégie d’opinion, responsable des études politiques et sociétales de l’institut de sondages Viavoice. La Fracture est leur analyse croisée et particulièrement fouillée de 52 sondages, enquêtes et études d’opinion depuis 1957 concernant les jeunes, leurs attentes, la perception qu’en ont les autres générations, leur implication dans la vie de la cité, leur impact sur l’évolution de la société française. Cette génération des 18-30 ans, qui se cache sous les noms de « génération sacrifiée », « génération offensée », « génération Greta Thumberg », « génération Charlie », « génération Z », « génération digital natives », quelle est-elle réellement ? Les auteurs font le point sur ses systèmes de valeurs, ses idéaux, ses croyances, ses engagements, en comparant les réponses aux diverses enquêtes menées depuis plus de 60 ans, jusqu’à l’enquête Nouvelle vague de février 2021. Les résultats, à rebrousse-poil des idées communément véhiculées à propos des jeunes, sont surprenants.
Frédéric Dabi avec Stewart Chau, La Fracture – Comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession : ses valeurs, ses choix, ses révoltes, ses espoirs…, Paris, Éditions Les Arènes, 2021, 277 p., 19,90 €.
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