Alexandra Demarigny
Article paru dans Le Droit de Vivre n°692, « Les enfants et le racisme »
Comment le racisme vient-il aux enfants ?
Il faut remonter à la notion d’empathie pour expliquer ce phénomène : l’empathie est cette capacité unique qui devrait nous conduire à ressentir ce que l’autre ressent, à vibrer à l’unisson avec lui. Une sorte de super pouvoir qui devrait nous rendre aptes à une compassion sans limites, une infinie bienveillance… Mais est-ce que ça marche vraiment comme ça ? Est-ce que notre empathie peut être piégée, volée, détournée, détroussée par des manipulateurs ou simplement par l’éducation ? Notre empathie est sélective, comme on peut l’observer chez tous les mammifères : plus le degré de proximité génétique est élevé, plus les comportements empathiques seront marqués, et inversement. On privilégiera toujours nos proches, à commencer par nos enfants, notre sang… Bien rares sont ceux, qui, dans les faits, en situation d’urgence et de crise, sont capables d’avoir la force d’âme, le courage, d’échapper à cette loi d’airain. Le biologiste Richard Dawkins l’a décrit dans une logique parfaitement darwinienne, dans son ouvrage Le Gène égoïste (1976).
Il faudrait donc « éduquer nos enfants à l’empathie » ?
Exactement. Dans le domaine de l’éducation, le neuroscientifique Jean Decety souligne l’importance de la diversification précoce des groupes sociaux pour lutter contre les biais empathiques envers son propre groupe, ouvrant la voie à une vision plus fraternelle de l’humanité. Ses études suggèrent que les interventions qui visent à renforcer les circuits neuronaux de l’empathie pourraient être efficaces pour réduire l’agressivité, en enseignant aux jeunes à reconnaître et à comprendre les émotions des autres.
En 2014, ce chercheur a publié une étude dans le journal scientifique eLife montrant qu’un rat délivre un congénère prisonnier quand celui-ci a été élevé avec lui – mais pas forcément s’il porte les mêmes gènes. D’où ce message, je le cite : « Diversifiez très tôt les groupes sociaux. Et aimez et prenez soin de vos enfants pour en faire des personnes solides et ouvertes. »
Les travaux de Freud ont jeté des bases fondamentales pour la compréhension de la manière dont les individus interagissent émotionnellement. Il a très justement écrit que le premier homme à avoir lancé une insulte plutôt qu’une pierre a été le fondateur de l’humanité. Il a souligné l’importance des mécanismes d’identification projective au cours du développement infantile, processus par lequel l’enfant s’identifie à un adulte de référence, pas seulement en imitant ses comportements, mais aussi en internalisant et en projetant sur lui certaines de ses représentations et de ses pulsions, notamment agressives.
Comment s’organisent les liens entre le développement du langage – et de la communication sociale chez l’enfant – et la genèse des mécanismes d’exclusion ?
Ces liens s’organisent autour de trois pôles. Tout d’abord la catégorisation sociale : dès l’âge de 2-3 ans, les enfants amorcent le processus de catégorisation en commençant par distinguer les individus selon des critères tels que la taille, la couleur des cheveux, des yeux, de la peau, etc. Au fil de leur croissance, cette catégorisation évolue vers des distinctions plus complexes et abstraites, basées sur l’origine ethnique, la religion, la culture, le milieu socio-économique et les valeurs. Cette capacité à catégoriser est essentielle à la construction de l’identité, offrant à l’enfant la possibilité de se distinguer des autres et de se forger une personnalité propre. Cependant, elle peut également conduire à des formes d’exclusion et de racisme. En effet, les enfants peuvent internaliser des catégorisations négatives, percevant, par exemple, les personnes d’une autre origine ethnique comme inférieures ou menaçantes. Ces catégorisations négatives peuvent déboucher sur des comportements d’exclusion ou de discrimination. L’influence des adultes, en particulier des parents, mais aussi celle des proches et des enseignants, tout autant que celle des pairs du même âge, joue un rôle fondamental dans la genèse de ces représentations. Il est donc indispensable d’encourager très tôt la catégorisation sociale positive en valorisant les différences.
Les personnes racistes peuvent percevoir les personnes d’autres groupes ethniques comme une menace, ce qui peut déclencher une réponse émotionnelle négative ; cela (…) suggère que le racisme peut être une réponse automatique du cerveau plutôt qu’une décision consciente, et donc qu’il peut être difficile à contrôler, même pour les personnes qui ne sont pas racistes.
Ensuite, il y a la construction de la différence. Les enfants apprennent à différencier autrui d’eux-mêmes, en attribuant des qualités positives ou négatives à ces différences. Cette construction de la différence repose souvent sur des stéréotypes et des préjugés pouvant être transmis par le langage et influençant la perception qu’on a de l’autre. Il est fondamental d’apprendre à nos enfants à déconstruire les stéréotypes et les préjugés et à les remettre en question.
Enfin, la communication. Le langage peut servir à véhiculer des attitudes d’exclusion ou de racisme. Par exemple des termes ou expressions péjoratifs peuvent être utilisés pour désigner des personnes d’une autre origine ethnique ou religieuse et contribuer à instaurer un climat d’exclusion et de racisme. Il faut sensibiliser les enfants à l’importance d’une communication non violente et à l’acceptation des différences et les guider vers une communication respectueuse, même en cas de désaccord.
Mais comment améliorer l’empathie de nos congénères au point de faire, peut-être un jour, disparaître la haine, le racisme et l’antisémitisme ?
Les découvertes de la psychologie sociale ouvrent certainement une lueur d’espoir, en ce qu’elle nous éclaire sur les mystères de la haine et du racisme. La classique étude de Gordon Allport The Nature of Prejudice (1954) nous a révélé que ceux qui ont une vision simpliste du monde ont une fâcheuse tendance à discriminer les groupes minoritaires, en ne considérant que deux catégories : les « nous » et les « autres ». Dans la même veine, une étude du psychologie Henri Tajfel a prouvé que l’on pouvait développer des préjugés et de la discrimination sans même avoir la moindre information sur les origines ou les valeurs morales de groupes minoritaires, mais simplement à partir d’un critère complètement farfelu. Par ailleurs des scientifiques, notamment le psychologue David M. Amodio et son équipe (2004)1« Neural Signals for the Detection of Unintentional Race Bias » in Psychological science, mars 2004, 15/2., ont traqué les traces du racisme jusque dans le cerveau. Ils ont découvert que les régions de notre cerveau responsables des émotions négatives (peur, colère) sont aussi celles qui se mettent en action lorsqu’on parle de haine et de racisme. Ils ont utilisé l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) pour étudier l’activité cérébrale de participants blancs lorsqu’ils étaient exposés à des images de visages de personnes blanches ou noires. Les résultats ont montré que l’activation de l’amygdale (la région du cerveau impliquée dans le traitement de la peur et de la colère) était plus importante lorsque les participants étaient exposés à des images de visages noirs.
Cette découverte suggère que le racisme peut être considéré comme une forme de peur ou d’anxiété sociale. En effet, les personnes racistes peuvent percevoir les personnes d’autres groupes ethniques comme une menace, ce qui peut déclencher une réponse émotionnelle négative ; cela a des implications importantes pour la compréhension du racisme et de ses causes et suggère que le racisme peut être une réponse automatique du cerveau plutôt qu’une décision consciente, et donc qu’il peut être difficile à contrôler, même pour les personnes qui ne sont pas racistes.
Quelles conséquences en tirer pour les actions visant à combattre le racisme ?
Elles devraient avoir pour cible la peur et l’anxiété sociale associées aux personnes d’autres groupes ethniques, par l’éducation et la sensibilisation, ainsi que par la promotion de la diversité et de l’inclusion et ce, le plus tôt possible au cours du développement de l’enfant. D’ailleurs les travaux de Thomas F. Pettigrew et Linda R. Tropp en 20062« A meta-analytic test of intergroup contact theory » in Journal of Personality and Social Psychology, 90/5. nous ont montré que des rencontres « interraciales » positives peuvent aider à éradiquer les préjugés et la discrimination. Dans cette expérience, ils ont créé deux groupes, les « blancs » et les « noirs », et les ont invités à interagir dans des contextes agréables, comme des activités sportives ou culturelles : les participants « blancs » ont fini par développer des attitudes plus chaleureuses envers leurs congénères « noirs » après ces interactions. Comme quoi, un bon moment passé ensemble peut faire des miracles pour l’harmonie « interraciale » !
Il sera difficile d’éradiquer totalement le racisme, car nous l’avons vu, il est ancré dans les mentalités, au cœur même de la nature humaine. Il faut en tous cas chercher à le réduire, en luttant contre les discriminations, en promouvant la diversité et l’inclusion et en éduquant les jeunes à l’empathie et au respect de l’autre.
Cela dit, les neurones de l’agressivité sont-ils plus forts que ceux de l’empathie ? Une autre série d’études de Decety suggère que l’agressivité et l’empathie sont deux processus qui entrent en compétition l’un avec l’autre car ils sont régulés par des circuits neuronaux distincts. Lorsque l’agressivité est activée, l’empathie est inhibée et vice versa. Cela peut expliquer pourquoi les personnes agressives sont moins susceptibles d’éprouver de l’empathie pour leurs victimes. Ses travaux ont mis en lumière le lien entre le souci des autres et l’activation des mécanismes du plaisir dans le cerveau, notamment la dopamine et l’ocytocine.
Que pensez-vous de la notion « d’agroupage » qu’évoque le psychiatre Robert Neuburger à propos des ados et qui, selon lui, est cause non seulement du racisme mais aussi de la radicalisation de certains jeunes ?
C’est une notion intéressante et pertinente pour comprendre les processus d’exclusion et de racisme chez les adolescents. L’agroupage est un processus par lequel les adolescents se définissent par opposition aux autres, en se regroupant en fonction de critères communs, (origine ethnique, religion, classe sociale, etc.). Ce processus est normal et sain à l’adolescence, car il permet aux adolescents de se construire une identité propre, mais qui peut également conduire à des formes d’exclusion et de racisme. En effet, les adolescents peuvent se sentir menacés par les différences, ce qui peut conduire à des comportements d’exclusion, de discrimination, voire de violence. Selon Robert Neuburger, l’agroupage peut également être une cause de radicalisation chez certains jeunes qui se sentent exclus ou marginalisés et seront plus susceptibles de se tourner vers des groupes radicaux leur proposant un sentiment d’appartenance et une vision du monde simple et binaire. Il est important de comprendre ce phénomène pour prévenir l’exclusion et le racisme chez les adolescents et les aider à développer un sentiment d’identité positif, qui ne soit pas fondé sur l’exclusion des autres, par l’éducation, la sensibilisation et la promotion de la diversité et de l’inclusion.
Que pensez-vous de la phrase de Lacan : « Le racisme a encore de beaux jours devant lui », quand il déclare que nous ne pouvons que rejeter la jouissance de l’autre ?
C’est une affirmation forte et pessimiste, mais qui n’est pas sans fondement. Lacan définit la jouissance comme une expérience subjective et incommunicable du plaisir, liée à la sexualité, mais aussi à d’autres aspects de l’existence, tels que l’amour, la création ou la mort. Il affirme que nous ne pouvons que rejeter la jouissance de l’autre, qui est toujours différente de la nôtre, et que nous ne pouvons jamais comprendre pleinement. Cette différence peut être source d’attraction, mais aussi de rejet. Lacan suggère donc que le racisme est un phénomène universel et, partant, difficile à contrer, car il est lié à la nature humaine et représente une menace permanente.
Êtes-vous régulièrement confronté à des jeunes victimes de racisme ou d’antisémitisme ? Comment les aidez-vous à dépasser ces traumatismes souvent répétés ?
Je suis en effet souvent confronté à des jeunes victimes de racisme ou d’antisémitisme, de discriminations, de moqueries, d’insultes, ou même de violences physiques ou verbales. Les conséquences de ces expériences traumatisantes sont multiples, à court et à long terme. À court terme, elles peuvent entraîner des troubles anxieux, dépressifs (pouvant mener à des crises suicidaires), alimentaires, du sommeil ou du comportement. À long terme, elles peuvent entraîner des difficultés relationnelles, des troubles de la confiance en soi ou post-traumatiques. On propose au jeune une prise en charge pluridisciplinaire – psychothérapie pour comprendre ce qu’il a vécu en verbalisant ses émotions et en développant des mécanismes d’adaptation ; thérapie familiale, qui permettra à la famille du jeune de soutenir son processus de reconstruction ; prise en charge sociale pour développer des compétences sociales et trouver sa place dans la société. Parfois il est hélas indispensable de changer d’établissement scolaire.
Il sera difficile d’éradiquer totalement le racisme, car nous l’avons vu, il est ancré dans les mentalités, au cœur même de la nature humaine. Il faut en tous cas chercher à le réduire, en luttant contre les discriminations, en promouvant la diversité et l’inclusion et en éduquant les jeunes à l’empathie et au respect de l’autre.
* David Gourion est l’auteur de nombreux ouvrages parus chez Hachette (Antistress, 2022 ; Guérir nos âmes blessées, 2023) et chez Odile Jacob (notamment La Fragilité psychique des jeunes adultes, 2015, et Docteur Feelgood, 2019).