Propos recueillis par Mikaël Faujour
Soutenez Le DDV en vous abonnant (34,90 euros)
Quels ont été la raison et le premier motif pour rédiger cet essai ?
Quand j’ai commencé à écrire ce livre, à la fin de l’année 2017. Si l’ultra-droite n’était pas encore un acteur éminent en Espagne, elle l’était déjà en Europe et aux États-Unis. Les ultras étaient parvenus à renaître grâce au chaos provoqué par la grande récession de 2008, durant laquelle le libéralisme avait employé davantage de ressources à combattre la gauche qui prétendait répondre aux inégalités provoquées par cette crise, qu’à résoudre des problèmes structurels.
Un des instruments les plus puissants des ultras était le « politiquement incorrect », qui leur donnait l’impression d’avoir conquis le titre de rebelle. En revanche, la gauche semblait absorbée dans des discussions toujours plus abstraites, visant à satisfaire les minorités à travers la reconnaissance de leur identité.
Le livre, un travail journalistique, ambitionnait de raconter ce qui était en train de se produire, de montrer les lignes de front et de démêler un écheveau de masques, de confusions et d’illusions. Aujourd’hui, 20 000 exemplaires se sont déjà vendus en Espagne, non sans avoir provoqué une grande polémique au sein de pans de la gauche qui le qualifient de « réactionnaire ». Ce qui est certain, c’est que le travail est plus que jamais au cœur du débat public, ce qu’avait prévu Le Piège identitaire.
Pourquoi considérez-vous la diversité comme un piège ?
En raison de la façon dont elle est utilisée – et non pour elle-même. La diversité, c’est-à-dire le fait que nos sociétés sont composées de personnes très différentes, est un phénomène qui n’est en soi ni positif ni négatif. Depuis la fin des années 1970, le néolibéralisme naissant a confondu la différence et l’inégalité, manœuvre qui a particulièrement fonctionné aux États-Unis et au Royaume-Uni. Il a également produit une classe moyenne ambitieuse, des travailleurs qui se perçoivent au-delà de leur position sociale réelle.
« Cette bataille permanente entre groupes identitaires toujours plus atomisés, au détriment de la classe travailleuse, voilà ce que nous appelons le piège identitaire. »
Depuis le début des années 2000, la social-démocratie est entrée dans une étape de décadence accélérée, délaissant les politiques redistributives et prêtant davantage attention aux politiques de représentation : elles étaient moins coûteuses et personne ne semblait croire que le capitalisme eût besoin de l’intervention publique. Quel problème cela a-t-il créé ? Le suivant : si ces politiques de représentation avaient fonctionné quelques décennies plus tôt, elles entraînaient désormais toujours plus de conflits. Pourquoi ? Parce que nos identités, après des années de néolibéralisme, étaient devenues concurrentielles : nous croyions que la liberté et le bien-être étaient le résultat de la reconnaissance de nos différences, non de la lutte contre les inégalités. Cette bataille permanente entre groupes identitaires toujours plus atomisés, au détriment de la classe travailleuse, voilà ce que nous appelons le piège identitaire.
Si l’attention – et l’ironie – se sont beaucoup concentrées sur la gauche dite « woke », vous considérez quant à vous le phénomène identitaire – de gauche et de droite – plus largement et le rattachez à l’émergence de « styles de vie » et d’un « marché de la diversité ». En quoi consiste-t-il ? Et en quoi ces tendances, qui se considèrent pourtant ennemies, vous paraissent-elles les symptômes d’un mal commun ?
Je n’aime pas l’approche sur le « woke » d’un Andrew Doyle1Andrew Doyle est un satiriste anglais de gauche et critique du « politiquement correct », qu’il brocarde notamment dans plusieurs livres car, comme c’est le cas dans beaucoup de livres parus après Le Piège identitaire, ce phénomène est abordé depuis une perspective moraliste : il donne à croire que le problème serait que le progressisme est devenu stupide tout à coup, comme délibérément, et non comme effet du processus néolibéral que je viens de décrire.
« La “fin des grands récits” a supprimé l’horizon et la gauche a cessé d’avoir un objectif vers lequel se diriger. »
De fait, beaucoup de critiques contre le « woke » relèvent du bavardage réactionnaire, produit par des gens à qui il faudrait demander si ce qu’ils souhaitent est le retour d’une gauche capable de paralyser des pays et faire tomber des gouvernements par des grèves générales – ce qui est mon cas. Ces critiques ne comprennent pas que nous participons tous à ce marché de la diversité, pas seulement le progressisme « woke » ou les minorités. Cette classe moyenne ambitieuse, concurrentielle, a besoin de rivalité pour atteindre une visibilité reposant sur la différence en guise de « valeur ajoutée », ce que confèrent les « styles de vie ». Et plus ils sont excentriques et spécifiques, mieux c’est.
Vous analysez que l’activisme – virtuel ou non – de la gauche, le rigorisme religieux ou l’essor des extrêmes droites ont pour sources communes la contre-révolution néolibérale et son pendant culturel, supposément de gauche, qu’est le postmodernisme. Pourquoi ?
Je parle de la postmodernité davantage en tant qu’atmosphère de l’époque que comme pensée philosophique achevée. Je crois que la vague mondiale de « révolutions » de 1968 a, sans que leurs participants en aient eu conscience, préparé le terrain pour l’avènement de l’ère néolibérale. L’individu a pris le pas sur le collectif, l’idéalisme sur le matérialisme, la subversion sur l’État et ce qui relève du public. De telles conceptions pourraient sortir de la bouche d’un hippie de Woodstock qui, quinze ans plus tard, était devenu un yuppie2Young urban professional, qu’on peut traduire par jeune cadre urbain qui vote pour Reagan. La « fin des grands récits » a supprimé l’horizon et la gauche a cessé d’avoir un objectif vers lequel se diriger. Le néolibéralisme veut que nous vivions dans un monde où manquent le temps et l’espace, comme sur l’île du Crâne de King Kong.
« Comme nous croyons tous appartenir à la classe moyenne, nos identités concurrentielles ont besoin de distinction dans le marché de la diversité. Cependant, soyons clairs, la classe travailleuse existe toujours et pourrait de nouveau être un sujet politique de poids. »
Dans quel sens le « piège de la diversité » vous paraît être le résultat de l’illusion, dans la classe laborieuse, d’appartenir à la classe moyenne et de la perte de conscience d’intérêts et d’adversaires communs ?
L’illusion d’appartenir à la classe moyenne n’a pas à voir avec un changement du rapport à la production mais avec l’acquisition de babioles « premium », l’urbanisme pavillonnaire et les styles de vie particuliers. Comme nous croyons tous appartenir à la classe moyenne, nos identités concurrentielles ont besoin de distinction dans le marché de la diversité. Cependant, soyons clairs, la classe travailleuse existe toujours et pourrait de nouveau être un sujet politique de poids.
Nous vivons des temps très changeants et la pandémie de coronavirus nous a montré qu’il est impossible d’organiser cette société seulement à partir des intérêts privés et financiers. La crise, associée à la guerre en Ukraine, va mettre en évidence des problèmes d’énergie et d’inflation : qui va devoir payer les pots cassés ? La démocratie libérale se trouve à la croisée des chemins et ne sait que faire : elle veut maintenir l’orthodoxie néolibérale, c’est-à-dire les intérêts des grands propriétaires, et en même temps veut éviter que l’ultra-droite ne se hisse au pouvoir. Or, cela est impossible.
LIRE AUSSI L’identité n’est pas une politique
SOUTENEZ LE DDV : ABONNEZ-VOUS À L’UNIVERSALISME
Achat au numéro : 9,90 euros
Abonnement d’un an : 34,90 euros