Propos recueillis par Alain Barbanel
Entretien paru dans Le DDV n° 686, printemps 2022
Votre livre OK Millennials ! étudie ces fameux « millennials », nés entre 1981 et 2000, que vous opposez à la génération des « boomers », nés entre 1945 et 1964, à laquelle vous appartenez. Que leur reprochez-vous ?
Le pessimisme et le scepticisme dominent chez les moins de 40 ans. Et le wokismeen est l’une des expressions. Cette génération a pour caractéristique une grande méfiance envers les institutions, les élites, le savoir, le progrès. Ma génération a été au contraire progressiste parce qu’elle a bénéficié de nombreux progrès…
Ma génération, celle de Woodstock et de mai 68 en France, a lutté pour élargir le champ des possibles, en faisant sauter les tabous, les interdits, sous le signe de la liberté d’expression. Les nouvelles générations me semblent puritaines, prêtes à censurer, à limiter, à interdire. Au nom de la « frugalité » ou du « respect »… Pour mémoire, le grand mouvement contestataire des sixties est né à Berkeley avec le free speech movement et l’idée qu’on pouvait parler de tout librement. Et éventuellement se moquer de tout également. C’est fini !
« L’idéologie woke mine tout le boulot qu’on a pu faire pour l’égalité entre les sexes – au nom du respect dû à certaines religions ou coutumes – ou pour le refus des ségrégations raciales. »
Et le langage libre, dites-vous, est devenu policé…
Oui, cette génération des millennials woke, qui a aujourd’hui plus de 20 ans et un peu moins de 40 ans, prétend discipliner le langage – on parle de policing speech. Pour nous, la liberté de parole était la clé des changements sociaux. La political correctness, dans les années 90, c’était l’idée qu’en réformant le langage, en l’épurant de tout ce qu’il peut comporter de nuances dépréciatives envers les minorités, on pouvait réparer les injustices sociales. C’est absurde : le langage est une superstructure qui reflète l’état des rapports sociaux et non l’inverse. Ce sont les rapports sociaux qu’il faut changer, si on estime qu’ils sont défavorables aux minorités, et non pas corriger le langage en qualifiant les personnes sourdes de « différemment entendantes », ou prétendre que l’obésité est un état magnifique à célébrer…
Vous dites qu’il s’agirait d’un conflit intergénérationnel avec les boomers qui auraient été trop gâtés par l’Histoire…
Notre génération, celle du baby-boom, a lutté pour décadenasser les sociétés occidentales, pour le droit à l’avortement et la libération des femmes, pour faire disparaître les discriminations raciales, pour l’émancipation des individus. Grâce à ces combats, nos sociétés sont devenues décomplexées, décontractées, peu hiérarchiques. Comparées à d’autres, le poids de l’autorité y est léger. Et voilà qu’on nous refourgue une forme d’autoritarisme au nom de la défense des « identités », celles-ci étant conçues uniquement en termes de « race », de « genre », de religion et de préférences sexuelles ! Mais les « races », ça n’existe pas, la couleur de sa peau ne nous dit rien d’un être humain. Certains entendent enfermer les gens dans des catégories ethniques, et surtout parler en leur nom ; ce sont les entrepreneurs identitaires, personne ne les a élus, mais ils parlent « au nom de »… J’ai le sentiment que l’idéologie woke mine tout le boulot qu’on a pu faire pour l’égalité entre les sexes – au nom du respect dû à certaines religions ou coutumes – ou pour le refus des ségrégations raciales.
« Il faut combattre le relativisme woke. L’Histoire, ce n’est pas “à chacun sa vérité”. C’est le respect des faits. »
Mais pourquoi vouloir opposer aujourd’hui aux Lumières et à la tolérance un monde fondé sur la déconstruction ? Avec quelle finalité ?
Quand on analyse les textes woke aux États-Unis et maintenant en France, l’idée est que les Lumières, initiées par des hommes blancs, européens ou américains, étaient le masque de l’idéologie impérialiste, colonialiste et raciste. On nous ressasse l’exemple de Jules Ferry. Mais, à l’époque, si une partie de la gauche française était colonialiste, c’était pour des raisons politiques précises : il s’agissait de détourner le parti militaro-clérical de ses dangereux projets de revanche contre l’Allemagne. Et accessoirement, c’est vrai, d’apporter le progrès et le développement – ce qui était assez naïf. Mais pour les woke américains, les Lumières et la volonté d’émanciper l’individu des préjugés de sa tribu sont disqualifiés en tant que projet colonial… Une imposture, si on se souvient qu’ils ont produit la Révolution française, l’idée de souveraineté populaire, une formidable avancée des sciences et des techniques qui rend nos vies incroyablement longues et confortables. La génération woke tourne le dos aux progrès sous prétexte que les sciences sont dominées par les « mâles blancs » ! Mais enfin, les lois scientifiques sont indépendantes de la personnalité qui les découvre et elles sont valables pour l’humanité entière.
Quelles sont les origines de l’idéologie woke ? Vous évoquez Lyotard, Derrida, Foucault… C’est donc un retour à l’envoyeur ?
Oui, c’est ce qu’ils appellent la French theory. Par exemple, chez Foucault, il y a l’idée que tout savoir est conditionné par un état de pouvoir, par un système de domination. Si on pousse cette idée à la limite, comme l’ont fait les « déconstructeurs » américains, plus rien ne distingue le discours savant de l’idéologie. Tous les discours se valent et il s’agit juste de devenir le plus fort dans le cadre d’un rapport de force, afin d’imposer son propre « narratif »… lequel dépend de « l’identité » du locuteur. Prenez l’exemple du « projet 1619 »,- lancé par le New York Times. Il s’agit rien de moins que de remplacer la date de création des États-Unis, la déclaration d’indépendance de 1776, par l’arrivée sur la côte atlantique du premier navire emportant des esclaves d’Afrique. Il faut combattre ce relativisme. L’Histoire, ce n’est pas « à chacun sa vérité ». C’est le respect des faits.
Parallèlement aux black studies, écrivez-vous, les universités américaines auraient créé des départements de whiteness studies dont l’objectif est de déconstruire le « privilège blanc ». Concrètement, comment s’y prennent-ils ?
Sur la base d’une déconstruction des savoirs traditionnels – considérés comme dominés par des « mâles hétérosexuels blancs » (white dead men) –, on a bizarrement « reconstruit » des pseudo-savoirs, fondés sur la « souffrance » supposée de certaines minorités ethniques ou sexuelles. Cela a donné les grievance studies, que la sociologue Nathalie Heinich a qualifiées « d’études geignardes ». « Je parle en tant que… » (femme, homosexuel, noir, etc.) et donc ce que je vais vous dire ne saurait donner lieu à une discussion quelconque si vous ne partagez pas la même « identité ». Le dialogue entre individus libres est impossible. On est porteur d’une identité qui nous définit tout entier, qui nous conditionne et qui nous emprisonne. Black studies, women’s studies, gay studies, etc.
« Dans les grandes entreprises, il existe désormais des stages obligatoires dits de “sensibilisation à la diversité”, qui sont, en réalité, des programmes d’endoctrinement à la politique des identités. »
Les whiteness studies cherchent, à rebours, à déconstruire le « privilège blanc » en traquant les traces de domination dans les textes canoniques. Rien n’y résiste : ni la littérature, ni la philosophie. Tout le passé culturel occidental est condamné en vrac.
Selon vous, cette idéologie est-elle un phénomène temporaire, un effet de mode, ou va-t-elle s’inscrire dans la durée et remodeler nos formes de pensée ?
Je suis pessimiste. Cette idéologie, lorsqu’on l’a bien subie à l’université, on la met en musique dans sa vie professionnelle… Aux États-Unis, la Silicon Valley est entre les mains des woke. Ces hommes richissimes se donnent ainsi le luxe d’un positionnement « de gauche »… Double avantage. Et la cancel culture sait bien se servir des réseaux sociaux : on y harcèle en masse les gens qui ne sont pas d’accord, en les traitant de racistes, de transphobes… Les enseignants sont particulièrement touchés. Dans les grandes entreprises, il existe désormais des stages obligatoires dits de « sensibilisation à la diversité », qui sont, en réalité, des programmes d’endoctrinement à la politique des identités. Une forme de tribalisme qui mine l’idée de citoyenneté et de bien commun. Ça se prétend « antiraciste », mais c’est une insulte aux enseignements de Martin Luther King qui invitait à « juger les personnes en fonction leur caractère et non de la couleur de leur peau ».
« Il existe encore une gauche universaliste, républicaine et laïque, qui est à la recherche du bien commun. Mais il y en a une autre qui a délibérément abandonné la classe ouvrière à l’extrême droite. »
Il y aurait dites-vous des « guerriers de la justice sociale » qui seraient nos nouveaux gardes rouges…
Dans les universités anglo-saxonnes, cela ressemble, en effet, aux exactions et aux humiliations à l’époque de la révolution culturelle en Chine. Des hordes d’étudiants raccompagnent des enseignants «cancellés » aux portes des universités en leur hurlant dessus. Il y a des minorités violentes qui intimident la majorité des étudiants et terrorisent leurs professeurs. Récemment, on a vu des militants trans harceler des féministes historiques, comme la philosophe Kathleen Stock, lâchée par sa direction, et contrainte à démissionner de son poste, à l’université du Sussex.
Comment cette idéologie fait-elle recette chez les démocrates américains et dans une partie de la gauche française ?
Le Parti démocrate a été contaminé par la politique des identités, comme l’a écrit Mark Lilla1Notamment dans La gauche identitaire : L’Amérique en miettes, Paris, Stock, 2018. Les « coalitions arc-en-ciel » sont censées faire l’impasse sur la classe ouvrière en mobilisant les minorités. C’est un mauvais calcul. Car la « convergence des luttes » est un mythe. Les minorités n’ont pas les mêmes intérêts. Il existe, entre elles, une « concurrence des victimes ». Sur le plan électoral, c’est un désastre, car cela provoque une mobilisation symétrique de la majorité blanche, qui se croit menacée : c’est la recette de l’élection fatale des leaders populistes à la Trump ou Bolsonaro.
Une partie de la gauche française est en train de tomber dans un piège du même genre. Heureusement, il existe encore une gauche universaliste, républicaine et laïque, qui est à la recherche du bien commun. Mais il y en a une autre qui a délibérément abandonné la classe ouvrière à l’extrême droite. Mais comment imaginer qu’on puisse forger une alliance entre la bigoterie islamiste la plus rétrograde et les mouvements queer qui nient jusqu’à la réalité du sexe et du genre lui-même ? Un « vote musulman » ? Quel mépris envers nos compatriotes musulmans que d’imaginer qu’ils ne seraient pas aptes à l’émancipation que leur apporte, en tant que citoyens, la République !
Les universités françaises sont-elles à ce point traversées par ces idéologies ?
Cela monte surtout dans les départements de sciences sociales et de sciences politiques. En sociologie, l’école de Bourdieu a gagné. Et le déterminisme qu’elle promeut, ainsi que la réduction de tous les rapports sociaux à une forme de « domination », ont créé des conditions favorables à l’accueil du wokisme anglo-saxon. Les idéologies identitaires sont parfaitement à l’aise dans ce schéma-là. Et l’on parle maintenant de « décoloniser les mathématiques »…
En quoi sont-elles dangereuses pour nos étudiants ?
On est entré dans une guerre culturelle. Pour faire simple, on a, d’un côté, les forces de la raison, des Lumières et de l’émancipation individuelle, et de l’autre les forces de l’identité tribale, prônant la réduction de la politique aux origines ethniques, doublée d’un regain de religiosité et de superstitions. C’est l’esprit d’universalité qui doit nous éclairer et non « l’appartenance » ou les origines. Mais gardons espoir. Il y a le début d’un retour de manivelle. Car les woke sont allés beaucoup trop loin. Ils se déconsidèrent chaque jour un peu plus2Plusieurs sites de langue anglaise spécialisés dans la lutte contre le wokisme ont vu le jour à l’exemple notamment de Quillette ou Areo-free Expression. Bari Weiss ancienne journaliste au New York Times a démissionné pour créer Common Sense, un site dédié à ce sujet. En France, l’Observatoire de la déconstruction est sur la même approche, ainsi que le Laboratoire de la République, think tank apolitique qui se définit comme un cercle de réflexion qui défend les idées universalistes..
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Dossier « Faire taire la haine », consacré à la loi contre le racisme du 1er juillet 1972, dans le n° 686 printemps 2022
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