Propos recueillis par Emmanuel Debono, rédacteur en chef du DDV
Cette nouvelle « radiographie de l’antisémitisme » révèle des statistiques assez effrayantes quant aux agressions dont sont victimes les Français juifs et quant à leur sentiment d’insécurité dans la société française. Pour autant, vous faites le constat de la stabilité de ces tendances et non d’une augmentation au cours des deux dernières années. Que vous inspire cette « persistance de l’antisémitisme au cœur de la société française » ?
Si les tendances sont « stables », c’est au regard de la flambée que nous pouvions craindre face aux faits majeurs qui ont traversé notre société ces deux dernières années et qui ont charrié avec eux leur lot de débordements antisémites – mouvement des gilets jaunes, crise sanitaire et résurgence de théories conspirationnistes antisémites, mouvement antivax, etc. Mais le constat reste sans appel : l’antisémitisme persiste en effet à des niveaux très élevés : qu’un quart à un tiers des Français dans leur ensemble adhèrent aux préjugés que nous avons testés (« les Juifs sont plus riches que la moyenne », « les juifs ont trop de pouvoir dans l’économie et la finance », « dans les médias », « dans la politique », etc.) doit nous alerter. L’antisémitisme est ancré, profondément, au sein de la société française : c’est cela que les résultats de notre étude montrent. Et cela doit nous alerter d’autant plus qu’y répond, en effet, le vécu très lourd, généralisé, des Français juifs : 74 % d’entre eux déclarent avoir été victimes d’un incident antisémite (de la moquerie désobligeante [68 %], à l’agression physique [20 %] en passant par la menace verbale [24 %]) au moins une fois au cours de leur vie.
« La persistance de l’antisémitisme va de pair avec la persistance d’une incapacité individuelle à l’appréhender. Et c’est tout à fait redoutable car déconstruire des réflexes intériorisés, mal identifiés, est sans doute ce qu’il y a de plus difficile. »
Finalement, tout cela m’inspire deux conclusions à première vue contradictoires : l’antisémitisme est un phénomène au long court, un marqueur profond de l’opinion des Français. Y faire face est donc un combat de longue haleine, les solutions rapides et cosmétiques ne sont pas adaptées et ne suffiront pas pour le vaincre. Pour autant, l’expérience vécue par les Français juifs exige une réponse collective urgente. Urgente parce que la République ne peut se satisfaire qu’une partie des Français vive dans cette réalité, intégrée à son quotidien et à laquelle elle est contrainte de s’adapter. Reste à articuler ces deux constats : prendre la mesure du phénomène auquel nous faisons face et se promettre, dès aujourd’hui, de travailler à des réponses qui seront à la hauteur.
Parallèlement à ces chiffres, on constate que seuls 5 % des répondants disent éprouver de l’antipathie à l’égard des juifs. Comment expliquer ce paradoxe ?
Je crois qu’il faut tout simplement distinguer le fait d’éprouver de la sympathie ou de l’antipathie à l’égard d’un groupe et le fait d’intégrer ou non un certain nombre de préjugés à leur égard. Ce sont deux choses en réalité assez différentes et pas forcément incompatibles – notamment dans le cas de l’antisémitisme. En effet, les « idées reçues » sur les Juifs sont très anciennes, véhiculées de générations en générations, j’allais dire, presque naturellement, par nombre de nos concitoyens, qui n’y voient donc, malheureusement, ni le mal ni l’offense. Ces préjugés ont été intériorisés. Ceci atteste, et c’est sans doute là un des constats les plus terribles, d’une grande difficulté à admettre et comprendre que telle ou telle affirmation relève d’une opinion antisémite. La persistance de l’antisémitisme va de pair avec la persistance d’une incapacité individuelle à l’appréhender. Et c’est tout à fait redoutable car déconstruire des réflexes intériorisés, mal identifiés, est sans doute ce qu’il y a de plus difficile. Il faut du temps et du courage. Il faut prendre ce temps et ce courage car ce paradoxe, si on ne s’en saisit pas, participe à un processus d’effacement de la réalité de l’antisémitisme. Et donc d’indifférence à l’égard du phénomène. D’ailleurs, et enfin, il faut voir que la persistance de préjugés élevés au sein de la population française n’est pas non plus contradictoire avec l’indifférence puisque 59 % des répondants déclarent n’éprouver ni sympathie ni antipathie à l’égard des juifs.
Les idées d’extrême droite ne viennent qu’en quatrième position, après le rejet d’Israël, les idées islamistes et le complotisme dans la définition des causes de l’antisémitisme. Il y a pourtant de bonnes raisons de s’alarmer d’un antisémitisme vivace à l’extrême droite. Cette menace est-elle sous-estimée ou est-elle considérée comme secondaire ?
Je commencerais par lire les résultats sur les causes de l’antisémitisme dans l’autre sens. Ce classement est d’abord l’aboutissement de plus de vingt ans au cours desquels on a vu se développer et prospérer ce que Pierre-André Taguieff a désigné comme la « nouvelle judéophobie », c’est-à-dire la réhabilitation de préjugés anciens appliqués à la haine d’Israël. Le chemin a été long mais en plaçant la haine d’Israël comme première cause de l’antisémitisme, les Français démontrent qu’une prise de conscience a eu lieu. La place importante donnée aujourd’hui aux idées islamistes n’est pas non plus un hasard. Les attentats terroristes qui ont visé des juifs, de la tuerie de l’école Ozar Hatorah (2012) à l’Hyper Cacher (2015), ont profondément marqué les esprits et mêlent d’ailleurs les deux sources : l’antisémitisme dont on sait qu’il est au cœur du processus de radicalisation islamiste et la haine d’Israël – on se souvient du terroriste de Toulouse revendiquant son acte comme vengeance pour les enfants palestiniens. Ce classement est donc aussi à prendre dans sa complexité car, en effet, les sources de l’antisémitisme se recoupent : la haine d’Israël se retrouve dans les idées islamistes, de même que celles-ci se nourrissent allègrement de théories conspirationnistes. Plus loin, et pour en revenir à l’extrême droite, ses idées sont elles aussi fortement empreintes de complotisme (voir l’enquête sur le complotisme menée en 2019 par Conspiracy Watch et la fondation Jean Jaurès selon laquelle le climato-complotisme est deux fois plus prégnant chez les sympathisants d’extrême droite).
« 61 % des musulmans qui se rendent à la mosquée toutes les semaines estiment que “les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance”, contre 40 % parmi les non-pratiquants. Ce chiffre invite avant tout à nous interroger sur ce qui se joue dans les lieux de sociabilisation tels que la mosquée, les discours qui y sont diffusés, les influences exercées sur les fidèles, etc. »
Et il ne faudrait pas, en effet, que ce classement nous invite à sous-estimer l’antisémitisme vivace que l’extrême droite continue de porter. Et cela, notre étude l’atteste également : en effet, l’affirmation selon laquelle « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » est partagée par 39 % de l’électorat de Marine Le Pen et 33 % des proches du Rassemblement national. À noter que ce dernier chiffre est en recul par rapport à l’étude que nous avions publiée en 2014. Faut-il s’en réjouir ? Je crois au contraire qu’il faut y voir la conjonction d’un double phénomène, celui de l’extrême droitisation de la société française et une conséquence des opérations de « normalisation » – auprès d’un plus large public électoral donc – essayées ces dernières années par le Rassemblement national.
L’enquête confirme que la population de confession musulmane est plus touchée par la diffusion des idées antisémites (le taux d’antipathie à l’égard des juifs s’avère trois fois plus élevé que pour le reste de la population). Quels sont d’après vous les principaux vecteurs de cette hostilité ?
En effet, les répondants de confession ou de culture musulmane se montrent significativement plus poreux aux préjugés antisémites que la moyenne nationale : on note des différences de 27 points sur les préjugés liés au pouvoir dans les médias et dans l’économie par exemple. Dans les facteurs explicatifs de cette hostilité, il faut bien veiller à ne pas faire dire aux chiffres ce qu’ils ne disent pas. Ainsi, l’analyse de nos résultats infirme l’hypothèse d’un antisémitisme imputable à des raisons socio-économiques : les niveaux de préjugés sont aussi élevés parmi les cadres ou les diplômés. De la même manière, nous n’avons pas observé de différence en fonction des pays d’origine. En revanche, ce que notre étude confirme et qu’elle disait déjà en 2014, c’est le facteur aggravant joué par la pratique religieuse. Mais il ne faudrait surtout pas que cela serve à tirer des conclusions hâtives sur la religion musulmane en tant que telle. Nous avons mesuré la pratique religieuse à partir du taux de fréquentation des lieux de culte. Ainsi, 61 % des musulmans qui se rendent à la mosquée toutes les semaines estiment que « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance », contre 40 % parmi les non-pratiquants. Et il me semble que ce chiffre nous invite avant tout à nous interroger sur ce qui se joue dans les lieux de sociabilisation tels que la mosquée, les discours qui y sont diffusés, les influences exercées, etc.
Enfin, il apparaît que le phénomène de la concurrence victimaire constitue au sein de cette population un vecteur idéologique particulièrement puissant d’hostilité à l’égard des juifs : plus d’un tiers estime qu’on parle trop d’antisémitisme (contre 15 % dans la moyenne générale). Et, plus loin, l’idée que la commémoration de la mémoire de la Shoah empêche la commémoration d’autres drames de l’histoire est partagée par 59 % des répondants musulmans (contre 35 % des Français dans leur ensemble).
Il y a aussi, semble-t-il, un effet générationnel… Est-ce rassurant ?
En effet, on observe que certains préjugés antisémites sont moins répandus chez les nouvelles générations. Ainsi, 60 % des musulmans de plus de 50 ans considèrent que « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine des médias », contre 40 % chez les musulmans de 18-24 ans. De même, 59 % des musulmans de plus de 50 ans estiment que « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance », contre 34 % chez les 18-24 ans. Faut-il y voir les prémisses d’une dynamique positive ? Oui, tout à fait. Je crois que cela doit nous donner de bonnes raisons d’espérer.
L’enquête pointe le rôle des réseaux sociaux dans la production et la diffusion de la haine antisémite. Au regard des chiffres, la crise sanitaire ne semble pas avoir eu l’effet aggravant qu’on lui prête habituellement. Comment l’expliquer ?
Oui, les réseaux sociaux, cités par 48 % des répondants, constituent le premier lieu d’observation de propos ou agressions antisémites. Ceci n’est pas étonnant au vu de la diffusion massive de contenus viralisant que permettent ces plateformes. On sait aussi le rôle dangereux que jouent les réseaux sociaux dans l’enfermement d’« e-communautés », et donc d’opinions, sur elles-mêmes. Et si la crise sanitaire n’a pas joué l’effet aussi aggravant qu’on aurait pu craindre sur le niveau des préjugés, on constate que le nombre de propos antisémites a justement explosé, en ligne principalement. Les observateurs attentifs de cette haine, difficile à mesurer quantitativement, ont noté plusieurs pics d’antisémitisme pendant la pandémie : il y a eu la séquence autour des théories complotistes liées au virus – on se rappelle de cette caricature antisémite virale, affichant la ministre de la santé Agnès Buzyn empoisonnant les puits – ou encore l’acharnement antisémite en ligne contre Miss Provence, April Benayoun.
« L’antisémitisme relève davantage d’un complexe d’infériorité que de supériorité : on déteste le Juif parce qu’on projette sur lui qu’il détient un pouvoir supplémentaire que l’on ne détient pas. Aussi, contrairement aux racismes, on déteste l’Autre vu dans l’être juif non pas parce qu’il est différent de nous mais parce qu’il est à la fois “Autre” et comme nous. On déteste le Juif parce qu’il est éminemment singulier et invisible. »
L’effet Covid se lit aussi dans le recul des agressions antisémites de la rue (50 % des victimes indiquent avoir été agressées dans la rue dans notre enquête cette année. C’était 55 % en 2019), un effet qu’avait confirmé le rapport du SPCJ (Service de protection de la communauté juive) pour le ministère de l’Intérieur sur les actes antisémites en 2020 : il constatait une baisse des actes antisémites dans leur ensemble par rapport à 2019, notamment les actes de type dégradations. Mais, fait peu rassurant : le nombre d’agressions physiques était demeuré stable, et ce, en dépit des confinements successifs.
On constate une forte confusion entre la critique d’Israël et l’antisémitisme, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite. Si les « préjugés anciens » qui s’expriment dans l’antisionisme sont considérés comme de simples « opinions », ne faut-il pas se montrer circonspect quant à la capacité d’une partie de nos concitoyens à comprendre la nature de l’antisémitisme – et donc à le combattre efficacement ?
Tout à fait. C’est pour moi une des conclusions les plus intéressantes de l’étude. D’abord une précaution, à ne pas négliger, dans la lecture de ces résultats : la réalité de l’antisémitisme est particulièrement complexe à appréhender. Comme l’explique si justement Delphine Horvilleur, contrairement aux racismes, l’antisémitisme relève davantage d’un complexe d’infériorité que de supériorité : on déteste le Juif parce qu’on projette sur lui qu’il détient un pouvoir supplémentaire que l’on ne détient pas. Aussi, contrairement aux racismes, on déteste l’Autre vu dans l’être juif non pas parce qu’il est différent de nous mais parce qu’il est à la fois « Autre » et comme nous. On déteste le Juif parce qu’il est éminemment singulier et invisible. Voilà déjà pour comprendre l’essence de l’antisémitisme… Cette complexité est au moins tout aussi vrai lorsqu’on se penche sur les préjugés antisémites liés à la haine d’Israël. On fait entrer en jeu un État, la double identité juive – d’appartenance à une religion et à une nation ; et, qu’on le veuille ou non, on y fait entrer le conflit israélo-palestinien, un conflit qui court sur les temps longs, un conflit de basse intensité mais éruptif, passionnel, sur lequel sont projetés bon nombre de fantasmes.
Tout ceci explique sans doute en partie les résultats que vous citez, le fait par exemple de trouver autant de Français considérant légitime le fait d’accuser les Juifs d’être responsables de la politique d’Israël (33 %) que de Français considérant que cela relève d’une opinion antisémite (34 %) ou de Français qui ne savent pas (33 %). Cela traduit une grande difficulté à identifier ces préjugés comme antisémites, voire une incompréhension totale du sujet.
Il y a une conscience générale que l’antisémitisme est un problème, on y reviendra, mais une difficulté à voir l’antisémitisme et les antisémites. Pour y remédier, des moyens plus conséquents doivent être consacrés aux efforts d’éducation et de pédagogie. C’était le sens de la campagne que nous avons menée pour faire adopter par la France la définition de travail de l’antisémitisme par l’IHRA (Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste) qui explicite pour la première fois ces préjugés anciens appliqués à la haine d’Israël. Il faut désormais aller plus loin et se doter de nouveaux outils pour que cet antisémitisme soit non seulement identifié comme une cause majeure de l’antisémitisme aujourd’hui en France – et il semble que ce soit désormais le cas – mais qu’il soit également mieux compris, dans toutes ses composantes, par une majorité de Français.
80 % des Français juifs déclarent ne pas avoir porté plainte à la suite d’une agression antisémite. Ce taux impressionnant est-il le signe d’une crise de confiance profonde des Français juifs dans les pouvoirs publics et leur capacité à les protéger ?
Ce chiffre est capital. Il dit plusieurs choses. Il dit à la fois l’intégration de l’antisémitisme par les Français juifs comme un phénomène finalement assez « banal », auquel d’ailleurs la grande majorité (74 %) des Français juifs a déjà été confrontée. Dès lors, se propage sans doute l’idée « qu’on ne va pas signaler ou porter plainte pour cela ». Il y a aussi, toujours, et c’est le cas pour d’autres types d’actes, la crainte qu’un dépôt de plainte puisse entraîner des représailles de la part des agresseurs. Et il y a enfin, bien sûr, l’idée du « à quoi bon ? ». On le sait, d’après les analyses du SPCJ extraites des rapports annuels publiés avec le ministère de l’Intérieur , une majeure partie des plaintes n’aboutit pas à des condamnations mais plutôt à des non-lieux. Et il faut souligner les difficultés rencontrées par le SPCJ pour établir un ratio clair entre plaintes et condamnations sur les chiffres d’une même année. En effet, les procédures sont généralement très longues (souvent au moins deux ans) et les suites pour chaque dossier pas forcément communiquées du ministère de la Justice au ministère de l’Intérieur.
« Il est insupportable d’observer que le vécu antisémite conduit la majorité des Français juifs à adopter et intégrer des stratégies d’évitement et de dissimulation. Éviter les signes extérieurs mais aussi éviter certains quartiers, éviter aussi de révéler qu’on est juif. Plus révoltant encore, ces nouveaux comportements sont ceux que les parents demandent à leurs enfants d’assimiler. »
Cette question doit aussi nous inviter à l’action. Les progrès permis par la plateforme Pharos de signalement et la mise en place du dépôt de plainte en ligne annoncée pour 2023 lors du Beauvau de la sécurité vont dans le bon sens mais on pourra sûrement aller plus loin. Il y a sans doute de nouvelles solutions à trouver pour améliorer la confiance, démontrer l’efficacité et donc inciter au dépôt de plainte. Et permettre, in fine, que la réponse judiciaire face à l’antisémitisme corresponde davantage à la réalité et à la gravité du phénomène.
De nombreux Français juifs font le choix d’éviter d’afficher tout signe extérieur de judaïsme (kippas, étoiles de David…). Ce choix dénote-t-il une faillite du pacte républicain ? Cette invisibilisation est-elle de nature à faire reculer l’antisémitisme ?
Une faillite du pacte républicain, oui. Assurément. La République doit protéger tous ses enfants et assurer à chacun d’entre eux la possibilité d’exprimer librement ce qu’il est, sans craindre pour sa sécurité. Il est insupportable d’observer que le vécu antisémite conduit la majorité des Français juifs à adopter et intégrer des stratégies d’évitement et de dissimulation. Éviter les signes extérieurs mais aussi, nous l’avons mesuré, éviter certains quartiers, éviter aussi de révéler qu’on est juif. Plus révoltant encore, ces nouveaux comportements sont ceux que les parents demandent à leurs enfants d’assimiler : ainsi 55 % des parents demandent à leurs enfants de ne pas porter de signes distinctifs et 45 % de ne pas dire qu’ils sont juifs.
« Des solutions restent à trouver pour que l’école de la République, qui a permis pendant des décennies aux citoyens de toutes confessions de “faire nation”, retrouve pleinement son rôle. »
Notre enquête démontre par ailleurs une faillite de l’école républicaine, premier lieu du vécu antisémite pour les Français juifs (60 % des victimes indiquent avoir été agressés à l’école dont 42 % à plusieurs reprises). Plus loin, on remarque sur plusieurs items que le vécu antisémite est beaucoup plus prononcé chez les familles dont les enfants sont scolarisés dans les écoles privées. En effet, le sentiment d’insécurité atteint des proportions très élevées (62 %) parmi les parents ayant fait le choix d’un établissement privé juif (contre 37 % sur l’ensemble de l’échantillon), alors qu’objectivement les enfants sont probablement plus « protégés » dans ces établissements ; on comprend donc que le sentiment d’insécurité préexistait au choix de scolarisation et a motivé celui-ci. Le président Macron s’était saisi de ce sujet lors du dernier dîner du CRIF [Conseil représentatif des institutions juives de France] et avait promis qu’une enquête serait diligentée pour éclairer ce phénomène et y répondre. Des solutions restent à trouver pour que l’école de la République, qui a permis pendant des décennies aux citoyens de toutes confessions de « faire nation », retrouve pleinement son rôle.
À la dernière partie de votre question, la réponse est évidemment non. Ce n’est pas davantage en dissimulant tout signe extérieur de son identité qu’en changeant son nom ou son prénom – pour évoquer un sujet porté récemment dans le débat public… – que l’antisémitisme reculera. Parmi les autres formes de racisme, l’antisémitisme en est sans doute la preuve par excellence. Car comme je le disais plus haut : la haine du juif a ceci d’unique qu’elle est une détestation de cet Autre qui nous est le plus familier. Cet autre singulier et qui nous ressemble en tout point, cet Autre qui ne répond à aucune catégorisation visible. Désolée mais il n’y a rien à faire pour les antisémites : le juif restera « partout » et nulle part à la fois.
Une large majorité de Français (73 %) considèrent l’antisémitisme comme un problème qui concerne la société tout entière – et non les seuls Juifs. Quels facteurs expliquent-ils à vos yeux l’évolution de la conscience sociale sur ce sujet ?
C’est en effet la note encourageante de l’enquête. Une nouveauté que nous avions accueillie avec enthousiasme en 2019 et qui se confirme cette année.
C’est d’abord le résultat de plus de vingt ans de lutte contre l’antisémitisme, cet antisémitisme qui avait connu un nouvel essor à partir du début des années 2000 et que personne à l’époque ne voulait voir. C’est l’action menée par les organisations antiracistes, par les organisations juives pour mobiliser l’opinion et les autorités publiques face à cette nouvelle réalité. C’est le travail mené pour accompagner une prise de conscience collective qu’en effet, l’antisémitisme n’est pas le problème des Juifs mais notre problème à tous. La connaissance de notre Histoire commune aurait pourtant dû suffire à convaincre la société française du rôle joué par les juifs, canaris dans la mine1Autrefois les mineurs descendaient dans la mine avec un canari en cage. Lorsque l’oiseau donnait des signes de suffocation, cela signifiait la présence de gaz toxiques. Ce qui était un signal pour remonter rapidement à la surface., dont la persécution a toujours annoncé des crises plus profondes pour la démocratie. En tout cas, ces 73 % sont la preuve que nous y sommes arrivés.
« Nous avons sans doute accordé une place trop grande à l’émotion, au seul témoignage de survivants dans l’enseignement de la Shoah, au détriment de la transmission et de l’explication des processus historiques, politiques, idéologiques, intellectuels, socio-politiques qui ont rendu possible un tel événement. C’est pourtant cet enseignement-là qui permet, au-delà de l’empathie (car elle est souvent éphémère), de former des citoyens libres et responsables, conscients de ce que l’Histoire peut produire, capables d’identifier des signes précurseurs. »
Il aura fallu du temps, plusieurs étapes, plusieurs drames, et plusieurs doses de courage politique, aussi, pour y arriver. C’est peu de temps après qu’on ait tué des enfants juifs à bout portant à Toulouse en 2012 que le président François Hollande a fait de la lutte contre l’antisémitisme une cause nationale. On se souvient aussi de la déclaration puissante de Manuel Valls Premier ministre après l’attentat de l’Hyper Cacher – « la France, sans les Juifs de France, ne serait plus la France » – et avant elle celle d’un Nicolas Sarkozy, etc. Je crois aussi que les attentats de 2015 commis en France ont fortement et durablement marqué les Français. Après le calvaire d’Ilan Halimi en 2006 et la tuerie à l’école Ozar Hatorah à Toulouse en 2012, on s’est rendu compte que la même haine pouvait viser indifféremment des journalistes, des policiers, encore des Français juifs faisant leurs courses au supermarché, mais aussi des Français d’ici et d’ailleurs, assistant à un concert de rock, un match de foot, dînant en terrasse. C’était se rendre compte qu’on visait en réalité toutes les valeurs que nous incarnons collectivement. Et qu’en étant ramenés à la défense commune de ces valeurs, nous refaisions, tout à coup, nation. C’est ce que l’on appela, pour un temps, l’esprit du 11 janvier.
Une majorité de répondants (61 %) ne jugent pas indispensable la commémoration de la Shoah. Cette forte tendance ne vient-elle pas tempérer toutes formes d’optimisme ?
C’est en effet un sombre constat. Il faut en tirer les leçons. Pourquoi tant de personnes en viennent-elles aujourd’hui à considérer cet événement majeur, dont nous commémorons aujourd’hui la Journée internationale, point de bascule pour l’Histoire de l’humanité au XXe siècle, comme finalement pas si important ? Je crois que cela pose la question de ce que les gens retiennent de cet événement. Je nous invite ici à convoquer les travaux de Iannis Roder et ses réflexions sur l’enseignement de la Shoah. Avec lui, la Fondation Jean-Jaurès et la Dilcrah nous avons publié en 2018 un sondage sur la connaissance des Français des génocides. Un résultat en particulier devait retenir notre intention : près d’un quart des jeunes de 18 à 24 ans déclaraient ne jamais avoir entendu parler de la Shoah. « Impossible », nous dit Iannis Roder, ces jeunes sont passés par l’école, cet enseignement inteervient deux fois dans les programmes, leurs professeurs n’ont pas pu faire l’impasse. Cela signifie plutôt que ces jeunes n’ont pas retenu cet épisode de leur cours d’histoire l’essentiel. Peut-être d’ailleurs que leurs professeurs ne s’étaient pas forcément attardés là-dessus : l’essentiel. L’essentiel, c’est de retenir et de comprendre ce qui a pu conduire à un événement comme la Shoah. Iannis Roder nous dit, même si cela peut paraître brutal, que nous avons sans doute accordé une place trop grande à l’émotion, au seul témoignage de survivants dans l’enseignement de la Shoah, au détriment de la transmission et de l’explication des processus historiques, politiques, idéologiques, intellectuels, socio-politiques qui ont rendu possible un tel événement. C’est pourtant cet enseignement-là qui permet, au-delà de l’empathie (souvent éphémère), de former des citoyens libres et responsables, conscients de ce que l’Histoire peut produire, capables d’identifier des signes précurseurs.
Plus loin, il faut souligner que cette tendance à mettre l’emphase uniquement sur l’émotion est une porte ouverte sur la concurrence victimaire. En effet, une émotion, une souffrance, peut vite en chasser une autre. Et ce phénomène-là, que nous mesurons également dans notre étude, a fait son lit au sein de la société française… En effet, plus d’un tiers des Français (35 %) considèrent que la commémoration de la Shoah empêche celle d’autres crimes de l’Histoire. Cela a en effet de quoi tempérer notre optimisme… Ce mécanisme intellectuel fallacieux nous condamne à tourner en rond, à comparer sans cesse les souffrances au lieu d’en accepter les singularités et de les considérer ensemble. Il contribue aussi à une relativisation de l’événement, participe aux effets de banalisation, pas toujours malveillants, parfois naïfs, mais qui nous font courir sur une pente dangereuse, et dont on a vu les odieuses manifestations avec les mouvements contestataires et victimaires des trois dernières années : port de l’étoile jaune lors d’une marche « anti-islamophobie », gilets jaunes, port de l’étoile jaune dans les manifestations anti-passe sanitaire, etc.
Aller à rebours de ces tendances est possible si nous sortons d’une certaine paresse intellectuelle et redéfinissons ensemble, très précisément, ce que nous voulons que les jeunes générations retiennent des drames de l’Histoire.
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