Propos recueillis par Philippe Foussier
Entretien paru dans Le DDV n° 687, été 2022
Vous avez publié Un chagrin français quelques semaines avant l’élection présidentielle. Ses résultats confirment-ils le diagnostic que vous y posiez ?
Je le crains. Parmi les trois mots analysés dans mon livre pour illustrer l’impasse dans laquelle se trouve le débat public, j’ai tenu à débuter par le chapitre « populisme ». Je m’efforce d’y démontrer l’autarcie intellectuelle dans laquelle s’est enfermée une partie de nos élites à l’égard des classes moyennes et populaires, les privant d’avoir « voix au chapitre ». Le combat républicain a eu, ces dernières années, les yeux tournés vers la flambée extrêmement inquiétante de communautarismes religieux ou culturels, mais il existe également en France une sorte de communautarisme social. Les différentes sociologies se croisent de moins en moins, se comprennent de moins en moins, et votent les unes contre les autres. C’est un poison lent pour la République.
Pour interroger la notion de populisme, vous identifiez notamment la fracture entre le peuple et ses dirigeants, entre vainqueurs et vaincus, par exemple à travers la séparation croissante entre les centres-villes et leurs périphéries. Comment résorber ce fossé ?
La politique d’urbanisation et les prix de l’immobilier ont, au fil des dernière décennies, séparé de plus en plus les différentes catégories de Français, qui avaient jadis davantage de « points de contact » (l’école, les colonies de vacances, l’armée ou la messe…). Aujourd’hui, on vit dans des mondes de plus en plus homogènes socialement et culturellement. Nos dirigeants n’ont pas anticipé la manière dont cette partition du territoire, sur fond de désindustrialisation, entraînerait la perte de statut et d’intégration culturelle à la société pour des millions de personnes. Mais tout ne se règle pas par la redistribution ! Il en faut plus pour faire société commune.
« La manière de voir à l’américaine, dont Netflix ou le monde de l’entreprise sont des vecteurs efficaces, s’appuie sur des perceptions très intuitives où règnent l’exaltation des différences et le culte de l’émotion. Cela flatte le “peuple adolescent” que nous sommes devenus. »
L’école, qui autrefois jouait un rôle central dans cette mission, la remplit de moins en moins, créant un sentiment d’injustice profond pour certains, qui ne voient plus à travers elle une possibilité d’avenir meilleur pour leurs enfants. Je crois que c’est-là l’une des plus grandes causes du « malheur français ». Il faudrait des mesures tranchantes pour inverser la tendance, qui nous paraissent peut-être irréalistes aujourd’hui mais qui finiront par s’imposer.
Enfin, je pense qu’il faut aussi une démarche individuelle de chaque citoyen. Il nous faut lutter contre cette pente qui consiste à croire que si l’autre pense différemment, c’est parce qu’il est bête ou méchant ou pourri. Les réseaux sociaux aggravent ces phénomènes par les biais de confirmation qu’ils nous renvoient, nous rendant de plus en plus allergiques au diagnostic de l’autre. Les torts sont partagés dans toute la société. Mais je pense que c’est aux élites qu’il incombe, par fonction, de faire les premiers pas.
Dans votre chapitre consacré au « progressisme », vous montrez comment une certaine gauche se fourvoie dans le différentialisme. Comment expliquez-vous que la France plaque de manière aussi caricaturale des concepts nord-américains sur sa propre réalité sociale, pourtant très éloignée à tous égards ?
Il faut déjà savoir d’où vient l’influence et quels sont ses canaux de transmission. Le goût français pour le débat intellectuel nous fait nous focaliser sur deux ou trois idéologues médiatiques, dont je ne suis pas certaine que l’influence réelle soit si forte. Je crois que nous avons affaire à un phénomène plus vaste. On assiste à une révolution culturelle qui fait du multiculturalisme le modèle unique de la mondialisation. La manière de voir à l’américaine, dont Netflix ou le monde de l’entreprise sont des vecteurs efficaces, s’appuie sur des perceptions très intuitives où règnent l’exaltation des différences et le culte de l’émotion. Cela flatte le « peuple adolescent » que nous sommes devenus, selon l’expression du sociologue Paul Yonnet.
« Nous nous sommes sans doute trop enfermés dans une défense exclusivement conceptuelle de l’universalisme. Si on refuse de voir ses ratés, on s’expose à la critique légitime du “déni des discriminations”. »
Face à la puissance de cette offensive culturelle, nos habitudes et coutumes françaises ont du mal à résister. Que peut Voltaire face à Hollywood ? Il est plus compliqué d’expliquer qu’en termes de liberté, le « droit à la différence » n’est pas grand-chose s’il ne s’accompagne pas du droit « d’être différent de sa différence », comme l’avaient écrit Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler dans leur fameux texte lors de l’affaire du voile de Creil. Or c’est cette nuance puissante qui fait, je crois, le sel de notre modèle. Il faut le défendre mordicus. Mais pour que ce modèle résiste, il faut aussi qu’il tienne ses promesses. Pour en assurer sa pérennité, il faut qu’une masse critique de citoyens « lambda » témoignent de ses vertus. Que par la démonstration de leur parcours, ils en deviennent les promoteurs et les ambassadeurs. Nous nous sommes sans doute trop enfermés dans une défense exclusivement conceptuelle de l’universalisme. Si on refuse de voir ses ratés, on s’expose à la critique légitime du « déni des discriminations ». Améliorons et valorisons le concret.
Face à des sujets qui « fâchent » et pour éviter les anathèmes, vous pointez le silence des citoyens qui abandonnent le débat mené par des procureurs sans nuance. Comment convaincre ces citoyens « intimidés » de ne pas se réfugier dans le fatalisme ? Quelles solutions pour résister à ces « minorités tyranniques » qui semblent imposer leurs normes sans entrave ?
Je reste marquée par l’expérience et les analyses de Kamel Daoud pour qui, finalement, il n’y a qu’une seule chose qui compte, le courage. Face aux intimidations individuelles qui nous font parfois redouter de devenir infréquentables si nous ne nous soumettons pas à une certaine doxa, il nous faut retrouver le courage. Beaucoup, par peur de l’excommunication sociale, ou simplement par « flemme » face au dissensus, préfèrent se taire plutôt que d’exposer leurs arguments, que ce soit entre amis ou à la machine à café. Or ce sont toujours les minorités vindicatives qui font l’histoire quand la majorité se tait. Chacun a peut-être le sentiment que son propre avis ne changerait pas grand-chose. Pourtant ce sont les additions de nos courages individuels qui font ce qu’on appelle l’esprit de défense dont une nation attachée à ses valeurs a besoin.
À travers une séquence consacrée à la Légion étrangère, vous défendez l’assimilation, que cette institution militaire pratique sous le vocable d’« amalgame ». Or, la France a déjà renoncé à l’intégration depuis quelques décennies en invoquant un « vivre ensemble » somme toute factice. Tout ce qui va dans le sens de l’unité de la nation semble profondément disqualifié, on l’a vu récemment à travers des débats sur l’autonomie de certains territoires. Quels outils mobiliser pour affronter ces vents apparemment dominants ?
Je déteste en effet cette expression de « vivre ensemble », qui me semble un très bon slogan pour un syndic de copropriété, mais c’est tout. Je préfère de loin la « citoyenneté », que Régis Debray définit à travers l’image de l’homme ou de la femme « sans étiquette ». Cette citoyenneté républicaine, qui fait primer l’appartenance à la communauté nationale, n’empêche personne d’avoir ses propres affinités particulières, sa culture, sa religion ou ses références. Mais le commun doit dominer. Sauf que cela ne fonctionne pas tout seul. Le géographe Christophe Guilluy explique à juste titre que les derniers arrivés sur le territoire se demandent toujours : « Est-ce que j’ai envie de ressembler à mon voisin ? » Pour que la réponse soit positive, il faut aussi que ledit voisin soit considéré, qu’il ait un statut dans la société, des perspectives pour ses enfants, qu’il ne soit pas traité comme un crétin ou un facho. Où l’on revient aux questions dont nous avons parlé au début de cet entretien…
« Il y a bel et bien un antisémitisme dans la gauche radicale, mais il est plus pervers, plus planqué derrière des concepts soi-disant émancipateurs. On ne fait jamais autant de mal qu’au nom du bien. »
Le modèle de la citoyenneté républicaine repose sur un double mécanisme. Le premier consiste à veiller au respect des lois et des règles, valables pour tous, c’est vrai notamment pour la laïcité. Et nous avons incontestablement manqué de courage et de volonté sur ce volet-là ces dernières décennies. Mais il repose aussi sur la conviction. C’est pourquoi je ne suis pas du tout convaincue par ceux qui prétendent avoir trouvé le bouton on/off de l’assimilation républicaine (limitation de l’attribution des prénoms, interdiction du voile dans l’espace public, etc.) : leurs propositions sont à mon sens porteuses de conflits et de violences.
Vous évoquez à plusieurs reprises l’antisémitisme qui reprend une vigueur préoccupante en France, notamment à travers l’assassinat de Sarah Halimi dont vous commentez les suites comme une « parabole du déni ». Que nous dit cette résurgence selon vous ?
Je reprends volontiers à mon compte la métaphore du canari dans la mine, dont on se servait comme indicateur avancé de l’imminence d’un coup de grisou. Je considère que la résurgence de l’antisémitisme nous alerte que quelque chose ne va pas dans notre société. J’en veux en particulier à une certaine gauche qui se dit antiraciste mais qui se montre gênée aux entournures dès lors que l’antisémitisme est exprimé ailleurs qu’à l’extrême droite. Ces dernières années, les assassinats, les attaques antisémites sont pourtant venues de l’islamisme. Je n’ai aucune espèce d’indulgence pour l’antisémitisme d’extrême droite – qui a naguère décimé ma famille – mais je n’en ai pas non plus pour les islamistes qui, depuis quinze ans, ont tué onze Français juifs parce qu’ils étaient juifs.
Or une partie de la gauche, qui a sans cesse le souci de ne pas « jeter d’huile sur le feu », de ne pas « attiser des tensions ou des haines communautaires », est dans la tartufferie. Affirmer, comme elle le fait, que dénoncer l’antisémitisme offenserait les musulmans dans leur ensemble, c’est justement les amalgamer aux islamistes ! Par ailleurs, j’ajouterais que dans leur vision du monde, les juifs ne peuvent par essence pas être de vraies victimes, puisqu’ils feraient partie des « dominants ». En vérité, il y a bel et bien un antisémitisme dans la gauche radicale, mais il est plus pervers, plus planqué derrière des concepts soi-disant émancipateurs. On ne fait jamais autant de mal qu’au nom du bien.
Pour enrayer votre chagrin sur l’état de notre pays, vous dites croire en la réconciliation de la France avec elle-même. Quels signes pourraient selon vous nourrir notre optimisme ?
L’une des questions pour lesquelles je n’ai pas de réponse, c’est de savoir si cette imprégnation multiculturaliste est de nature générationnelle. Autrement dit, sommes-nous ou pas en train de vivre une véritable bascule culturelle ?
Je conserve un certain espoir lorsque je vois certaines de nos élites opérer une forme de mea culpa vis-à-vis de choix antérieurs qui ont aggravé les fractures au sein de la nation et qui ne s’y résignent pas ou plus. Je considère qu’il existe des gens de bonne volonté partout. Je suis optimiste aussi lorsque je constate qu’un certain esprit français résiste à ce phénomène, que notre particularité perdure, par exemple s’agissant des relations entre hommes et femmes. Bref, même si mon optimisme est parfois contredit par les faits, je considère que nous ne devons pas nous résigner et donc tout essayer pour ne pas sombrer dans ce chagrin français.
LE COURAGE DE RÉCONCILIER
C’est à travers l’examen de trois mots qui révèlent aussi des maux de notre société qu’Anne Rosencher, directrice déléguée de la rédaction de L’Express, propose sa lecture de la période dans Un chagrin français (Éditions de L’Observatoire, 2022). Si elle dit croire en la « réconciliation » du peuple français, entre ses composantes et avec lui-même, le diagnostic qu’elle établit n’est guère encourageant. Raison de plus peut-être pour mobiliser des ressources et de l’énergie pour conjurer les tendances du moment.
L’auteur a donc choisi des mots qui selon elle « nous enferment ». Le « populisme » l’amène à questionner la fracture sociale. Elle s’inquiète de l’écart croissant entre une partie des élites déconnectées du réel et des populations qui ne se résignent pas à ce qu’on les oublie. « En trente ans, la proportion d’élèves issus des milieux populaires sur les bancs de Polytechnique, Normale sup, HEC et l’ENA est passée de 21 à 8 % »,indique-t-elle. Les différents univers socio-culturels s’éloignent de plus en plus les uns des autres.
Anne Rosencher décrypte ensuite le mot « progressisme ». Autrefois synonyme de progrès et d’émancipation, d’ouverture à l’autre et à l’universel, il est aujourd’hui incarné par des courants qui tournent le dos à tous ces marqueurs historiques du camp progressiste. La censure, l’aversion pour l’altérité et le mélange et le recours à l’essentialisme, voici ce que le progressisme recouvre de nos jours : « Ils croient se battre contre l’obscurantisme, mais ils annoncent la nuit : le tribal, la défiance et les rappels à l’ordre raciaux. » Face aux manifestations d’intolérance qui caractérisent souvent ces courants, l’auteur en appelle au courage individuel.
Enfin, ce petit livre se penche sur une incantation convoquée jusqu’à l’indigestion depuis quelques décennies : « C’est peu dire que quelque chose a mal tourné dans cette affaire de “vivre ensemble”. La responsabilité des politiques de gauche comme de droite, qui ont laissé des quartiers et des villes entières se ghettoïser (…), est accablante ». Face à la désagrégation croissante du lien social, à la disparition de l’invocation du bien commun et de l’intérêt général, les extrémistes avancent leurs pions : « L’affaiblissement des normes nationales conduit toujours aux rappels à l’ordre communautaires, où la minorité intolérante finit par imposer ses vues à ceux que l’on abandonne à sa loi. » Anne Rosencher en appelle là encore à la résistance, au courage et adresse une déclaration d’amour à la France pour retrouver le sens du collectif et la conscience de l’appartenance à une communauté de destin.
Anne Rosencher, Un chagrin français, Paris, Éditions de L’Observatoire, 2022, 136 p., 12 €.
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