Propos recueillis par Abraham Bengio, président de la commission Culture de la Licra
(Entretien paru dans Le DDV n°683, juin 2021)
Dans quelles circonstances le Cercil a-t-il été créé en 1991 ?
C’est d’abord la prise de conscience, au milieu des années 1980, d’une absence de récit à Orléans sur les camps d’internement de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande et sur la déportation juive depuis le Loiret. Éliane Klein – qui avait joué un rôle important pour dénoncer la rumeur d’Orléans en 1969 – pointe cette absence et se tourne vers Théo Klein, président du Crif, et vers les piliers de la mémoire que sont Serge Klarsfeld et Henry Bulawko, qui soutiendront sa démarche. Elle a l’idée, qui n’est pas encore définie, d’un lieu d’étude et de transmission qui ferait connaître cette histoire. Puis, en 1989, Hélène Mouchard-Zay, qui est alors conseillère municipale dans l’équipe de Jean-Pierre Sueur, devient la cheville ouvrière du projet. Les deux femmes sont convaincues que l’histoire des camps du Loiret doit s’inscrire dans la mémoire collective et que les collectivités doivent s’impliquer. Il y a une volonté de « briser le silence qui entoure l’histoire peu glorieuse de ces camps », dit Hélène Mouchard-Zay. Un silence qui faisait écho à une autre mémoire enfouie, celle de son père, Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts, assassiné par la milice, qui a fait l’objet d’une campagne antisémite inouïe. L’année qui précède la création du Cercil, un sentiment d’urgence absolue – selon les mots d’Hélène Mouchard-Zay – vient se nouer à cette volonté.
Quels sont les événements qui ont suscité un tel sentiment d’urgence ?
Parmi un faisceau d’événements, c’est, d’une part, l’article d’Éric Conan : « Enquête sur un crime oublié », à la une de L’Express, le 27 avril 1990, qui révèle le sort des « enfants du Vel d’Hiv » dans le Loiret, la responsabilité des autorités françaises dans leur déportation et l’amnésie locale. Survient, d’autre part, la profanation des tombes juives du cimetière de Carpentras, dans la nuit du 8 au 9 mai 1990, qui suscite une mobilisation nationale contre l’antisémitisme et contre l’extrême droite. On s’aperçoit que la démarche locale du Cercil rejoint un mouvement plus large qui, dans cette temporalité, entre le procès de Klaus Barbie et le discours de Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité française, va donner à la mémoire de la Shoah une importance nouvelle. L’exposition vise à rappeler cette configuration mémorielle il y a trente ans et à présenter les archives du Cercil collectées depuis.
Quelles sortes d’archives sont-elles conservées par le Cercil ?
Des archives familiales, principalement. La première réalisation du Cercil est une exposition, présentée en 1992 à la mairie d’Orléans, sur les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. Les archives qui y étaient montrées étaient en partie connues des historiens mais très peu du grand public et des familles d’internés. Beaucoup découvrent alors cette documentation apportée notamment par Serge Klarsfeld et Henry Bulawko et issue des archives départementales du Loiret. L’exposition, qui a ensuite circulé à Pithiviers et à Paris, a suscité un afflux de témoignages. Face aux photos d’internés, des gens reconnaissaient des membres de leur famille. Des courriers parvenaient au Cercil : « Ma cousine a été internée à Pithiviers. À partir de là, elle est partie et nous n’avons plus eu de nouvelles » ou « Mon frère, âgé de 14 ans, a été interné dans ces camps. Je possède quelques lettres qu’il nous a fait parvenir ». À partir de ces demandes, parfois étayées par des documents, la recherche s’est structurée pour répondre aux familles, en étudiant les archives publiques et les archives privées qui peu à peu étaient apportées.
Quels documents les familles des victimes ont-elles confié au musée ?
Des lettres, des dessins, des objets, beaucoup de photographies prises dans les camps pendant la première période de l’internement, celle des hommes arrêtés lors de la rafle du « Billet vert », le 14 mai 1941. En revanche, il n’existe aucun témoignage photographique connu de la période de l’été 1942 pendant laquelle sont internés femmes et enfants. Dans l’exposition, nous avons voulu présenter ces archives familiales et, avec elles, les récits parfois lacunaires qui les accompagnent. Les notes au verso des photos, les dates et noms griffonnés par le destinataire sur une enveloppe, autant de traces infimes qui permettent d’identifier les internés, de dater leur internement. L’arrière-plan des photos a permis aux historiens de situer des emplacements de baraques et de percevoir les conditions du camp, quand ces images n’étaient pas le produit de mises en scène de propagande. Il est intéressant de voir comment ces documents ont traversé le temps, parfois silencieusement confinés pendant des décennies, avant de refaire surface et sortir des boîtes. Des archives parviennent encore aujourd’hui au Cercil.
Vous avez été nommée responsable du Cercil il y a un an. En préparant cette exposition, qu’avez-vous appris sur le centre et quel regard portez-vous sur son action jusqu’à aujourd’hui ?
J’avais travaillé au Cercil il y a une dizaine d’années, j’en connaissais les objectifs, les actions et les engagements très forts, à commencer par celui d’Hélène Mouchard-Zay, qui en a été la directrice et la présidente pendant vingt-cinq ans, mais je n’avais pas pris la mesure de ce sentiment d’urgence qui me semble fondateur et du séisme de l’année 1990. La presse locale de l’époque rend bien compte des réactions vives suscitées par l’article de Conan, par l’événement de Carpentras, par l’accusation de complicité de crime contre l’humanité contre l’ancien sous-préfet, Michel Junot, nommé à Pithiviers en 1942. C’est aussi l’année de la loi Gayssot1 ; bref, ce qui apparaît, c’est ce moment où « c’est le moment », où la découverte, la sidération, la chape de plomb du silence devaient céder la place à une connaissance dépassant le cercle des historiens et des familles d’internés. En préparant l’actuelle exposition, nous avons interviewé Annette Wieviorka, qui a été proche du Cercil dès le début. Elle évoque une époque passionnante, où ils ne sont que quelques-uns à défricher ces champs historiques, à initier des recherches, à penser ces lieux qui existent aujourd’hui et à produire un savoir qui sert maintenant à l’enseignement. Je fais partie d’une génération qui a évolué dans ces lieux déjà construits avec une documentation constituée immense, ouverte à tous. Désormais, l’enjeu est celui de la transmission dans un paysage historiographique et mémoriel qui a changé, avec des visages du racisme et de l’antiracisme différents. Pendant vingt ans, le Cercil a mené des actions de médiation hors les murs avant d’inaugurer le musée mémorial des Enfants du Vel d’Hiv en 2011. L’urgence initiale est inspirante ; certes, il y a de nombreux livres, des documentaires, des films, des musées, mais rien n’est acquis, il faut mobiliser cette matière, avec l’idée que des jeunes vont découvrir l’histoire du génocide et, à travers elle, une idéologie, des représentations et des discours politiques.
Vous avez travaillé auparavant au mémorial de la Shoah à Drancy. Les lieux de mémoire dans le Loiret s’appréhendent-ils de la même façon ? Est-ce que ce sont vos études d’anthropologie qui vous ont conduite à travailler sur la Shoah ?
Pas directement, mais je crois que l’anthropologie a quelque chose à apporter dans l’étude des génocides ; je pense par exemple à cette notion de « responsabilité cognitive » qui apparaît dans le rapport Duclert2. L’anthropologie est une discipline qui, avec d’autres, pense cette articulation entre voir, croire et savoir. Les sites de Drancy, de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande ont en commun d’avoir été des lieux où la pratique mémorielle a débuté dès l’immédiat après-guerre, portée par les associations de rescapés et des familles d’internés. Il faut aussi citer Jargeau, un autre camp dans le Loiret qui a interné des nomades et dont la pratique mémorielle est différente. Pour ces trois camps du Loiret, les lieux de mémoire n’ont plus de traces visibles des camps, les baraquements ont été démontés et revendus. Tandis qu’à Drancy, le bâtiment de l’ancien camp existe toujours et a été rendu à sa fonction initiale de logements. Avec ou sans traces concrètes, il y a un effort de reconstitution à faire. La phrase de Georges Didi-Huberman s’applique ici assez bien : « Pour savoir, il faut s’imaginer3 », ne serait-ce que pour comprendre qu’on n’y arrive pas. Autre comparaison, qui change la nature de la médiation : à Drancy, le musée, espace du récit et de l’interprétation, se trouve sur le site même de l’ancien camp, en face. Tandis que pour les camps du Loiret, le récit est à Orléans, disjoint des sites historiques. Malgré cet éloignement, des parcours de visite in situ permettent d’appréhender l’environnement de l’ancien camp. La gare de Pithiviers a été aménagée et ouvrira bientôt au public avec une exposition dédiée au processus de déportation et aux huit convois partis du Loiret vers Auschwitz.
En 2018, le Cercil a fusionné avec le mémorial de la Shoah. Par ailleurs, un réseau des lieux de mémoire de la Shoah s’est constitué en 2015. Quelle place le Cercil occupe-t-il dans ce réseau ?
Le réseau des lieux de mémoire fait apparaître une cartographie française de la persécution, de l’internement, de la déportation, de la résistance et du sauvetage pendant la Seconde Guerre mondiale. Il permet d’aborder l’histoire à partir de ces micro-histoires croisées et de mutualiser les questions que nous nous posons sur les pratiques de transmission et sur l’avenir de la mémoire. Cette dynamique scientifique, pédagogique et mémorielle est rendue possible par la construction et la pérennité des lieux adossés aux sites historiques. Qu’il s’agisse du réseau ou de la fusion avec le mémorial de la Shoah, on voit qu’il y a des histoires particulières dans une histoire commune. La spécificité du Cercil, c’est l’histoire qu’il raconte : celle des premiers camps d’internement dans la zone occupée, des huit convois directs qui partirent du Loiret vers Auschwitz, des 4 000 enfants qui y furent internés après la rafle du Vel d’Hiv, séparés de leur mère avant d’être déportés à la demande des autorités françaises, celle des 1 200 nomades internés à Jargeau jusqu’en décembre 1946. Et cette histoire est ancrée dans un territoire.
Qu’avez-vous pu mettre en place pendant cette période de fermeture du musée mémorial qui vous prive de visiteurs ?
Un site internet a été conçu et mis en ligne en janvier dernier. Il nous permet, notamment, de maintenir et diffuser notre programmation culturelle. Tant que cela a été possible, les médiateurs pédagogiques se sont déplacés dans les établissements scolaires de la région. Des formations en ligne sur l’histoire de la Shoah sont proposées aux enseignants. Et, en marge de l’exposition, nous avons recueilli douze témoignages de celles et ceux qui ont créé, participé et accompagné le Cercil ; ils font l’objet d’un film inséré dans l’exposition. Cette histoire doit maintenant, espérons-le, pouvoir être racontée en présence du public.
Notes
- La loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot », permet de réprimer la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité.
- Rapport de la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, remis au Président de la République le 26 mars 2021.
- Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, éditions de Minuit, 2003.
Cercil – musée mémorial des enfants du Vel d’Hiv
45, rue du Bourdon-Blanc
45000 Orléans
Ouvert du dimanche au vendredi
www.musee-memorial-cercil.fr