Propos recueillis par Gwénaële Calvès, professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise, et Emmanuel Debono, historien, rédacteur en chef du DDV
Entretien paru dans le cadre du dossier « 1972-2022 – Faire taire la haine – La loi contre le racisme a 50 ans » du DDV n° 686, printemps 2022
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Quel principe est au cœur de la loi de 1972 ?
Un principe simple : le racisme n’est pas une idée comme une autre. La discrimination, l’injure, la diffamation ont des effets inacceptables au plan individuel et affectent la société tout entière.
Quel était le contexte lorsque la loi fut adoptée ?
Dix ans après la fin de la guerre d’Algérie, nous étions encore pendant les Trente Glorieuses, une période caractérisée par un développement économique et industriel considérable, qui faisait appel, depuis un moment déjà, à une main-d’œuvre extérieure, la plus disponible possible. Elle nous venait pour beaucoup d’Afrique du Nord, notamment d’Algérie, d’Afrique sub-saharienne également. Le racisme était présent. Ça n’était plus autant qu’avant de l’antisémitisme qui avait été mis un peu sous le boisseau depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’était surtout de la discrimination à l’égard des immigrés, dont la presse rendait régulièrement compte. Cela fut un élément moteur, déterminant.
Comment ce racisme se manifestait-t-il ?
Il n’y avait alors pas de regroupement familial. Des hommes célibataires, étaient venus travailler dans l’industrie, principalement en région parisienne, à Marseille, à Lyon ou à Lille, et pour beaucoup d’entre eux, dans les usines automobiles. Il y avait encore du charbon et de l’acier à exploiter, ce qui nécessitait aussi de faire appel à de la main-d’œuvre étrangère. Pour leur logement, il y avait bien des foyers Sonacotra mais ça ne suffisait pas. Dans les faits, dès que des propriétaires privés sollicités comprenaient qu’ils avaient à faire à un Nord-Africain, souvent, le logement n’était plus à louer ! Dans certains cafés ou des bars, quand un Nord-Africain se présentait, des clients commençaient à lui tourner le dos et le barman faisait comme si on ne lui avait pas passé commande… Cette discrimination, il faut le souligner, pouvait aussi être ressentie et vécue par nos compatriotes d’outre-mer qui, à cette même époque, étaient également nombreux à se rendre en métropole pour y travailler.
« Tous les parlementaires ont été favorables à ma proposition de loi, mais les plus engagés en sa faveur furent les communistes et, plus généralement, les parlementaires de gauche. »
Il y a même eu des meurtres. Le souvenir des conflits de la guerre d’Algérie était resté vif. Une population d’anciens sympathisants de l’OAS, rapatriés ou non, était installée dans certaines villes du Sud et en région parisienne. On assistait, dans certains milieux, à un net regain d’activité de l’extrême droite. Les incidents à caractère raciste se sont multipliés. L’écrivaine Dominique Manotti en a très bien rendu compte dans son livre Marseille 73. [voir entretien Dominique Manotti – Yvan Gastaut DDV n°681]
Qui était alors favorable à cette loi ?
Tous les parlementaires ont été favorables à ma proposition de loi, mais les plus engagés en sa faveur furent les communistes et, plus généralement, les parlementaires de gauche. À la Commission des lois, je m’entendais très bien avec Guy Ducolonné, député communiste, un homme d’une très grande qualité, un ancien déporté, qui appréciait aussi le fait que je sois moi-même fils de déporté. À cette époque, le Parti communiste français était dans une opposition franche à la majorité issue des élections de 1968. C’est cette majorité, issue des élections les plus majoritairement gaullistes de la Ve République, qui a voté la loi fondatrice contre le racisme, l’antisémitisme et la discrimination et qui a permis aux associations antiracistes de se porter partie civile.
Et du côté du gouvernement ?
Jacques Chaban-Delmas a joué un rôle important. D’abord, cela correspondait à ses idées : il était le Premier ministre de la « nouvelle société », tandis que le président de la République, Georges Pompidou, n’était pas le président de la République de la nouvelle société ! Chaban a dû intervenir auprès du ministre de la Justice, René Pleven. Ce dernier, en dépit de nombreuses pressions sur la question du racisme, se montrait réticent à une évolution de la législation. Chaban y était tout à fait favorable et nous avions, lui et moi, de très bonnes relations politiques et personnelles.
« Le Mrap avait fait les premières démarches dès la fin des années 1950, avec son premier président Léon Lyon-Caen, président de la Cour de cassation. Le rôle de cette association a été déterminant. »
Pourquoi avez-vous été désigné rapporteur de la loi ?
Il fallait choisir un député de la majorité qui ait cette sensibilité et qui soit connu comme tel. C’est sur moi que le choix s’est porté. J’avais fait des propositions sur d’autres sujets comme la peine de mort ou la majorité à 18 ans. Jean Foyer, éminent juriste, qui présidait la Commission des lois, y était également favorable. On a tendance à le considérer comme un conservateur mais une grande partie des lois sociétales de l’époque, concernant les droits des femmes ou, par exemple, le droit de succession des enfants adultérins, ont été votées et soutenues par cet ancien garde des Sceaux (1962-1967). C’est donc la conjonction de l’acceptation de Chaban-Delmas, celle de Foyer et la mienne propre qui a permis le vote de cette loi.
Quel fut le rôle des militants antiracistes ?
Le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (Mrap), lié au Parti communiste à cette époque, était particulièrement actif sur la question des immigrés. Il rendait compte de leurs conditions, des difficultés qui leur étaient faites et de la violence qu’ils subissaient. Le Mrap avait fait les premières démarches dès la fin des années 1950, avec son premier président Léon Lyon-Caen, président de la Cour de cassation. Le rôle de cette association a été déterminant. C’est le Mrap qui a fait les premières démarches auprès de Matignon et auprès de la commission des lois. Dans mon souvenir, Jean Foyer n’a pas rencontré les militants du Mrap mais moi, je les ai vus, en compagnie d’un excellent administrateur de la Commission des lois, qui s’appelait Jean-Louis Pezant. C’est avec lui que j’ai travaillé cette proposition de loi, sur la base des différents textes qui avaient été proposés au cours des années 1960, principalement celui du Mrap.
Et la Ligue internationale contre l’antisémitisme (Lica) ?
Au début, elle n’a pas été très présente dans le processus législatif. Pour leur part, Gaston Monnerville et Pierre Giraud avaient rédigé une proposition sur le même sujet. Finalement, ils ont soutenu ma proposition lors de la discussion au Sénat. Ils ont même indiqué que la proposition adoptée in fine était bien meilleure que celle qu’ils avaient rédigée. J’ai reçu une lettre de remerciement de Jean Pierre-Bloch, alors président de la Lica. Son association s’est rapidement emparée de la loi et a été des plus actives pour la mettre en application. Elle continue et elle a bien raison !
Les discussions ont-elles achoppé sur des points en particulier ?
La commission a travaillé dans un esprit d’unanimité constructive. Des suggestions sont venues de certains élus corses. Un point a été soulevé par Jean Bozzi, ancien préfet, député d’Ajaccio : la question d’un « racisme anti-Corse ». L’idée était d’élargir le champ des critères retenus – la « race », l’ethnie, la religion et la nationalité – à l’origine régionale. Ça a fait l’objet de toute une discussion et d’une certaine pression sur le rapporteur. J’ai alors eu du mal à faire comprendre que c’était contre-productif et que, bien entendu, la proposition de loi qui était présentée englobait toutes les formes de discriminations à l’égard de qui que ce soit. Ils l’ont admis mais Jean Bozzi a tout de même soulevé ce point lors de la discussion dans l’hémicycle le 7 juin. J’étais un peu gêné par cette histoire, car je trouvais que ça ne cadrait pas, qu’on ne pouvait pas vraiment comparer ce qui se disait en plaisantant sur les Corses ou sur les Auvergnats, et ce qu’avaient vécu les juifs pendant la guerre ou ce que vivaient alors des immigrés.
L’unanimité qui a caractérisé les votes à l’Assemblée nationale et au Sénat vous a-t-elle surpris ?
Il y avait certainement des gens qui n’y étaient pas très favorables mais personne n’a osé voter, ni même ouvertement se prononcer contre. Je n’ai pas le souvenir de désaccords explicites. Cela ne repose que sur des impressions, y compris au sein même de la commission où certains députés pouvaient ne pas voir l’intérêt de cette loi parce qu’ils entrevoyaient des inconvénients qui pourraient en découler. Mais personne n’a voulu manifester d’opposition.
« Sans l’initiative des associations habilitées, la loi n’aurait pas été mise en pratique. En effet, les parquets prenaient rarement l’initiative d’engager des poursuites contre les délits de presse prévus par la loi Marchandeau. »
Que prévoyait la loi pour sa mise en œuvre effective ?
Tout a été conçu pour que ce soit essentiellement les associations qui l’actionnent. Effectivement, son application pratique repose sur elles. Cette idée avait été suggérée par le Mrap. Sans l’initiative des associations habilitées, la loi n’aurait pas été mise en pratique. En effet, les parquets prenaient rarement l’initiative d’engager des poursuites contre les délits de presse prévus par la loi Marchandeau. C’est davantage le cas aujourd’hui. Mais je pense qu’à l’époque, le garde des Sceaux avait conscience de la réticence des parquetiers. Cela explique sans doute en partie ses propres réticences. Dans les services de la Chancellerie, il y avait beaucoup de conservateurs, des traditionnalistes.
Pourquoi a-t-il fallu attendre 1972 pour qu’une loi soit adoptée alors qu’un projet de loi avait été déposé en 1960 par le garde des Sceaux Edmond Michelet ?
Edmond Michelet a dû quitter le gouvernement en 1961, sous la pression du Premier ministre Michel Debré. Pour ce dernier, Edmond Michelet, ancien résistant et déporté à Dachau, avait une trop grande ouverture d’esprit, de la compréhension et de l’humanité à l’égard des prisonniers algériens, essentiellement du FLN. Debré souhaitait plus de rigueur et de sévérité. Michelet a été remplacé par Bernard Chenot, qui, lui, était plus dans la ligne de son Premier ministre. Tout ce qui émanait de la Chancellerie sous Michelet pouvait être mal perçu, d’autant plus que nous étions encore dans une période conflictuelle, et même de guerre, et qu’une disposition visant les discriminations aurait pu poser certains problèmes.
« Il ne me semble pas normal que l’on continue d’appeler la loi par le nom du garde des Sceaux René Pleven. D’autant que c’est une loi d’origine parlementaire et non gouvernementale. Il y a la loi de 1901, celle de 1905… Pourquoi ne pas l’appeler “la loi de 1972” ? Ce n’est évidemment pas une affaire personnelle, c’est purement juste et historique ! »
Vous critiquez le nom de « loi Pleven » pour qualifier la loi contre le racisme du 1er juillet 1972. Pourquoi ?
René Pleven, je l’ai dit, était réticent à l’égard des propositions de loi qui avaient été déposées pour sanctionner juridiquement le racisme. Pas hostile mais réticent, donc peu favorable. Il a fallu l’intervention de son Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas. Pleven s’est trouvé d’une certaine manière obligé d’accepter, mais il est resté jusqu’au bout en marge, y compris lors de son intervention à l’Assemblée nationale, quand la loi a été discutée. En conséquence, il ne me semble pas normal que l’on continue d’appeler la loi par son nom. D’autant que c’est une loi d’origine parlementaire et non gouvernementale. Il y a la loi de 1901, celle de 1905… Pourquoi ne pas l’appeler « la loi de 1972 » ? Ce n’est évidemment pas une affaire personnelle, c’est purement juste et historique ! Et si l’on veut que cette loi soit un élément de la connaissance et de la conscience collective, qu’elle s’impose dans les esprits, il ne faut pas lui donner un nom propre.
Si l’on en croit Éric Zemmour, vous estimeriez que l’esprit de la loi de 1972 a été trahi par les juges, qui en auraient fait un instrument liberticide…
Éric Zemmour m’a contacté, je crois que c’était en 2016, pour me dire qu’il était furieux d’être poursuivi et condamné par une loi qu’il estimait inique. Il voulait savoir pourquoi je l’avais fait voter, comment ça c’était passé. Je l’ai reçu, cordialement. Ce qu’il a fait par la suite de notre échange, il le relate à sa façon. Moi, je lui ai dit les choses très clairement. Les magistrats appliquent la loi comme ils l’entendent, c’est leur rôle. Mais il n’est en aucun cas question de poursuivre au titre de la loi de 1972 devant les tribunaux l’expression d’une opinion, à la condition que cette expression n’entre pas directement dans le cadre de cette législation. Elle reste tout à fait nécessaire et il faut l’appliquer totalement. Je suis bien placé pour dire quel était l’esprit du législateur. Il ne faut surtout pas faire de cette question essentielle une question à caractère électoral. C’est trop important, trop grave ! Quand vous voyez précisément qu’Éric Zemmour dit que la première loi qu’il fera abroger, s’il est élu, c’est celle de 1972, c’est malheureusement significatif. Et très curieux, pour quelqu’un qui cherche à montrer qu’il a la stature d’un futur président de la République.
Si on resoumettait aujourd’hui la loi au vote des parlementaires, aurait-on selon vous des surprises ?
Il faut raisonner avec l’expérience. À l’époque, c’était plutôt une loi dissuasive. Des interrogations et même des oppositions sont nées lorsqu’elle a commencé à être effectivement appliquée. Au plan des manifestations racistes, ce sont pour beaucoup des personnes de l’extrême droite qui ont été condamnées. Alors aujourd’hui, l’extrême droite parlementaire ne la voterait pas, c’est sûr, et il se trouverait sans doute des membres d’autres formations politiques qui s’abstiendraient. Je pense toutefois que dans la période actuelle, elle serait encore adoptée par une très large majorité de parlementaires.
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