Mikaël Faujour, journaliste
Article paru dans Le DDV n° 690, printemps 2023
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Mardi 31 janvier, à l’aube, quelques personnes s’activent devant la Fondation d’anthropologie médico-légale du Guatemala (FAFG) dans la capitale du même nom. Dans un instant, ils partiront pour un hameau de Chimaltenango, département montagneux du centre du pays. Depuis 1992, l’ONG exhume, identifie et restitue aux proches les corps de victimes de la guerre civile qui, de 1960 à 1996, a ravagé ce pays d’Amérique centrale, frontalier du Mexique. En lien avec le ministère public, la FAFG a aussi et d’abord pour rôle de collecter des preuves judiciaires.
Quelques-uns des 109 employés de la Fondation chargent des cartons dans des pick-up. Ils contiennent les ossements de 22 victimes : des hommes de l’ethnie maya kaqchikel assassinés par l’armée le 3 octobre 1982 sous le motif de complicité avec la guérilla. L’un des trois assistants d’inhumation du voyage explique que les dépouilles avaient été enfouies dans une fosse commune après avoir été abandonnées durant plusieurs jours à même le sol. Pour l’ONG, ce massacre est le « cas n° 1960 ». Un chiffre qui fait prendre la mesure du travail qu’elle accomplit et qui lui reste à accomplir. « À ce jour, 10 000 corps ont été exhumés »1La FAFG recensait, au 14 février 2023, 8189 victimes exhumées, 3709 personnes identifiées et 650 histoires de vie reconstituées. Deux autres organisations ont aussi mené des missions analogues : le Centre d’anthropologie médico-légale et de sciences appliquées (CAFCA) et le Bureau des droits humains de l’Archevêché de Guatemala (ODHAG, désormais disparu)., estime l’employé de la fondation. Soit une infime partie de la totalité des victimes.
Paru en 1999, Mémoire du silence, le rapportde la Commission pour l’éclaircissement historique (CEH)2La CEH est issue des accords de paix signés en 1996 entre représentants de l’État du Guatemala et de l’Union révolutionnaire nationale guatémaltèque (URNG), sous l’égide des Nations unies., fait le bilan de la férocité criminelle de l’armée guatémaltèque durant la guerre civile : 669 massacres, 200 000 morts et plus de 45 000 disparus. Pas moins de 83,33 % des morts sont issus des diverses ethnies mayas et 91 % des crimes ont été commis sous les présidences des généraux Romeo García Lucas (1978-1982) et Efraín Ríos Montt (1982-1983), durant lesquelles est appliquée une stratégie de « terre brûlée » contre « l’ennemi intérieur ». Des faits caractérisés comme génocidaires par la CEH. Sur l’ensemble de la guerre, 93 % des violations des droits humains et actes de violence commis sont attribués à l’armée.
Trente-six ans de conflit armée
En novembre 1960, le soulèvement d’officiers contre le régime de Miguel Ydigoras Fuentes signe le début d’une guerre civile au Guatemala qui ne s’achèvera qu’en 1996. Des groupes rebelles de gauche sont soutenus par les peuples autochtones mayas et les paysans ladinos qui représentent les couches les plus pauvres de la population. Ils seront violemment réprimés par la junte militaire. Le conflit fera plus de 200 000 morts, des dizaines de milliers de disparus et plus d’un million de déplacés. La Commission pour l’éclaircissement historique (CEH) attribue 93 % des violences aux troupes gouvernementales. Des accords de paix seront signés en 1996 entre les groupes armés et le gouvernement guatémaltèque grâce à la Mission de vérification des Nations unies au Guatemala (Minugua) lancée en 1994 pour faire respecter les droits de la personne.
Redonner leur dignité aux victimes
À un point d’étape du voyage, les assistants d’inhumation de la FAFG embarquent des cercueils mesurant 1,10 mètre de longueur. Ils sont destinés à recevoir des corps… incomplets. Dans le fouillis d’os retrouvés dans la fosse commune, la fondation a choisi de n’identifier que les principaux : crânes, mâchoires, fémurs. Le convoi atteint enfin une maison où patientent de nombreuses familles. Les cercueils sont alignés dans la cour intérieure. Durant cette cérémonie de restitution, les assistants d’inhumation prennent un temps pour chacune des dépouilles autour desquelles s’empressent des proches bouleversés. Quarante ans plus tôt, disparaissait un mari, un frère… Aujourd’hui de retour, il se réduit à quelques ossements. Parfois, un unique crâne brisé.
Pour rendre leur humanité aux reliques, les proches déposent dans le cercueil un chapeau, des chaussures vernies, un sac brodé. Une grand-mère, ses filles et ses petits-enfants pleurent ensemble une vie hantée par un deuil impossible. L’une des filles s’évanouit et, dans les visages trempés de détresse de petits-enfants âgés de 7 à 12 ans, se devinent les récits de l’aïeule maintes fois répétés – ou peut-être tus par la pudeur et la honte. Les femmes, vêtues de beaux costumes traditionnels colorés, ont pour beaucoup les traits sévères, marqués par l’âpreté de la vie rurale, de la pauvreté et de l’ineffaçable douleur de la perte. Le lendemain, après la messe, une longue procession accompagnera les corps jusqu’au caveau-mémorial, pour une cérémonie religieuse.
Cette cérémonialité – restitution, veillée funèbre, messe, enterrement – permet aux proches de « clore un cycle de deuil », explique un assistant d’inhumation de la FAFG. Directeur exécutif du Centre d’anthropologie médico-légale et de sciences appliquées (Cafca), qui mène un travail similaire à celui de la fondation, Rafael Herrarte corrobore. Selon lui, il s’agit de « rendre à la personne la dignité que la violence infligée lui a niée ». Au-delà de la « victoire personnelle », il souligne une portée sociale : « Il existe un lien communautaire qui fait qu’on s’intègre ou non si un proche demeure sans sépulture. La cérémonie permet aux voisins de prendre connaissance de cette restitution, déterminante pour l’intégration. C’est une compensation sociale. »
Des habits et des objets ayant appartenu aux victimes sont déposés dans les cercueils par leurs familles
Un lieu de mémoire au cœur de la capitale
Pour pallier l’absence de commémoration officielle et l’évocation trop succincte de la guerre dans les manuels scolaires, la Casa de la Memoria – la Maison de la Mémoire (voir encadré) – a été ouverte en 2014 à l’initiative de l’ONG Centre pour l’action légale dans les droits humains (CALDH). Ce lieu discret accueille le public au cœur du centre historique de la capitale, non loin de la place de la Constitution et de la maison présidentielle. Sa vocation est de contester ce que l’une de ses animatrices, Andrea Méndez, n’hésite pas à qualifier de « négationnisme d’État ». Une exposition permanente y donne à saisir la longue histoire du racisme au Guatemala et les racines du génocide. Une histoire qui commence non par une « conquête », comme le veut la terminologie officielle, mais par une « invasion »… et se prolonge par l’évangélisation, le servage organisé par des lois racistes de gouvernements « libéraux » au profit des grands propriétaires terriens blancs (voir encadré). « Les rapports de la CEH et du projet interdiocésain Recupération de la Mémoire historique3Guatemala: nunca más, publié le 24 avril 1998. donnent une idée précise des lieux où se sont produites de graves violations aux droits humains, zones convoitées aujourd’hui encore pour leurs ressources naturelles, protégées par les peuples originaires », analyse Rafael Herrarte. Durant la guerre, les massacres et expulsions ont en effet facilité l’accaparement de territoires à des fins d’enrichissement privé. Aujourd’hui encore, la présence de populations dans certains territoires constitue une gêne pour les entreprises extractivistes.)
Cette profondeur historique d’un racisme fortement ancré dans les classes moyennes métisses et les élites explique, d’après la sociologue Marta Casaús Arzú, pourquoi le Guatemala est le seul pays du continent, parmi ceux qui ont connu une opposition entre État et guérillas, à avoir appliqué un génocide. Issue de l’oligarchie (et cousine du président Álvaro Arzú, 1996-2000), elle a pu l’étudier de l’intérieur et révéler le racisme décomplexé d’une classe sociale qui, dans les années 1980, qualifiait de la population indigène de « race inférieure »4Guatemala : Linaje y racismo, Flacso, 1992. Réédité par F&G Editores.]. Dans un opuscule de 2011, elle écrit : « Ce n’est donc pas un hasard si, face à la question “Quelle est la solution que vous proposez pour intégrer les indigènes à la nation ?”, la réponse de 10 % des personnes interrogées parmi ces élites “blanches” ait été : “les exterminer” ou “améliorer la race”[ Genocidio: ¿La máxima expresión del racismo en Guatemala?, éditions F&G, Cuadernos del presente imperfecto, 2011.. »
La cérémonialité qui suit la restitution des corps aux familles permet de clore un cycle de deuil
L’impunité des criminels organisée par le pouvoir
Le 10 mai 2013 est une date historique. Ce jour-là, la juge Yassmín Barrios, présidente du tribunal A de haut risque (qui traite les crimes les plus graves), condamne l’ancien général Efraín Ríos Montt, président de facto de mars 1982 à août 1983, à une peine de 80 ans de prison. Une première dans l’histoire du continent. Si le verdict a un parfum de victoire, la satisfaction ne dure pas.
Quelques jours plus tard, le Comité coordinateur des associations agricoles, commerciales et financières (Cacif, organe représentatif de l’oligarchie) demande l’annulation du jugement auprès de la Cour constitutionnelle. Le 20 mai, elle invalide le jugement pour vice de procédure. Le procès est annulé en 2014, couronnant de succès les manœuvres d’une élite économique liée aux militaires et coresponsable de crimes de guerre. La peur de devoir en répondre devant la justice les conduit ensuite progressivement à une stratégie visant à retirer son indépendance au parquet pour garantir son impunité.
En 2006, les Nations unies mettent sur pied une Commission internationale contre la corruption et l’impunité au Guatemala (Cicig). Destinée à assister le parquet, elle contribue à une réhabilitation de l’État de droit et conduit devant la justice hauts fonctionnaires, élus, grands patrons et font chuter un gouvernement et le président en 2015. En 2018, la Cicig et le parquet révèlent le financement illicite de la campagne de 2015 du parti du président Jimmy Morales par des patrons issus de familles parmi les plus riches du pays et ordinairement au-dessus de la loi. Lorsqu’ils se trouvent réduits à l’humiliation de devoir présenter des excuses publiques, c’en est trop. Toute l’oligarchie – dont une frange plus « modernisatrice » jusqu’alors favorable à la Cicig – se rassemble et contre-attaque, faisant de quiconque s’oppose à ses intérêts un ennemi. Malgré l’opposition de l’ONU, la Cicig est congédiée en 2019. Conduite par Consuelo Porras, procureure générale de la République corrompue nommée en mai 2018 par le président Morales, une vengeance s’abat sur les magistrats ayant collaboré à la lutte contre la corruption et l’impunité : beaucoup s’exilent, d’autres sont emprisonnés sous des chefs d’accusation fallacieux.
Une maison de la mémoire face à un négationnisme d’État
Dans le centre historique de la capitale, les murs de la Casa de la Memoria – la Maison de la Mémoire sont tapissés d’innombrables visages. Ces murs interrogent : « Où sont-ils ? ». Et revendiquent : « Oui, il y a eu génocide. » Rideau d’épées, potence collective, maquette exposant des paysans mayas asservis, « tunnel » tapissé de noms de victimes de la guerre… la scénographie est bouleversante. Le lieu est discret et ne se repère pas de l’extérieur. La Maison de la Mémoire accueillait 12 à 15 000 visiteurs par an avant la pandémie, majoritairement des élèves de collège et de lycée. Quelle est leur réaction ? « La surprise ! », commente l’une des animatrices, Andrea Méndez. « Ils ne s’imaginent pas que de tels faits aient eu lieu », poursuit celle qui n’hésite pas à parler de « négationnisme d’État » tant l’ignorance est entretenue par le pouvoir en place.
Un génocide sans génocidaires ?
Le « négationnisme d’État » est intrinsèquement lié à la solidarité de classe d’individus, de familles, d’entreprises que menacent l’indépendance de la justice et la vérité historique. Un indice parmi d’autres : un tweetdu 7 novembre 2022 de la Chambre d’industrie du Guatemala annonçait le lancement d’un cours intitulé « Histoire vraie du conflit armé interne ». Fruit de la collaboration entre industriels de l’oligopole du sucre et la Direction générale de la politique de défense du ministère de la Défense, ce « cours » illustre les liens entre secteur privé et militaires et l’ambition de produire une histoire officielle – c’est-à-dire du négationnisme.
Décédé en mars 2018 à l’âge de 91 ans, Efraín Ríos Montt reste, au plan juridique, innocent – quoique, pour beaucoup, la sentence de 2013 est valide. En septembre 2018, à l’issue du procès qui avait repris, le tribunal réaffirme reconnaître l’existence d’un génocide. Mais un génocide sans génocidaires, car Mauricio Rodríguez Sánchez, directeur du service de renseignement de Ríos Montt (G-2), est de nouveau acquitté, comme en mai 2013. Depuis lors, résume Andrea Méndez, « les procès sont “en pause” ». Et criminels de guerre et génocidaires restent majoritairement impunis.
Commencée dans les années 1990, la bataille judiciaire n’en finit pas. Pour ne rien arranger, les législateurs ont déjà tenté par trois fois depuis 2018 de faire adopter une loi d’amnistie qui profiterait aux militaires et policiers ainsi qu’aux ex-guérilleros5Une équité factice promue depuis 2013 par des associations d’extrême droite et des intellectuels organiques de l’oligarchie, qui consiste à renvoyer dos à dos les deux camps alors que seuls 3% des crimes commis durant la guerre sont attribués aux groupes révolutionnaires..
C’est donc vers des recours internationaux que se tournent les victimes. Sans surprise, la négociation à l’amiable entre les communautés de victimes et l’État sous l’égide de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (une instance de l’Organisation des États américains, OEA) a échoué. Des poursuites ont donc été engagées pour dénoncer le refus du Guatemala d’offrir une réparation collective. Deux cas ont été acceptés par la Cour interaméricaine des droits humains, qui doit les juger. Trente-huit autres dossiers doivent encore passer par l’étape « à l’amiable ». Mais, prévoit Rafael Herrarte, ils « ne tarderont pas à aller devant la Cour interaméricaine, car il y a suffisamment de preuves d’une absence de volonté des autorités guatémaltèques de traiter et résoudre les demandes ». Reste que l’OEA… ne dispose d’aucune capacité coercitive, l’application relevant de la bonne volonté de l’État. « Ne pas respecter les sentences de la cour envoie un message très négatif pour les partenaires du Guatemala dans les relations commerciales et de coopération. » Mais cela sera-t-il suffisant ?
La crainte de nouveaux massacres
Le Guatemala élira son nouveau président cet été. Parmi une kyrielle de partis majoritairement de droite et d’extrême droite, dont plusieurs financés par l’oligarchie, se trouve le parti Valor, dont la candidate, Zury Ríos, n’est autre que la fille du général génocidaire. Négationniste (« Ils n’avaient pas de preuve contre mon père »6CNN, 13 mai 2019.), elle réunit entrepreneurs et militaires d’extrême droite. Elle semble avoir de fortes chances de l’emporter.
Pessimiste, Andrea Méndez considère que « les conditions présentes permettraient qu’advienne un autre génocide ». Si la répétition du passé et de crimes de masses paraît peu probable, en revanche le retour des escadrons de la mort visant des populations civiles « dérangeantes » (c’est-à-dire s’opposant à la mise à sac de leurs territoires par des entreprises extractives), l’absence de justice ou de travail de mémoire ou encore le retour de la rhétorique anticommuniste donnent l’impression que le pays n’est jamais vraiment sorti de la guerre froide.
Les lois racistes du président Barrios
Figure de la Révolution libérale de 1871, le général et président Justo Rufino Barrios (1873-1885) a fait adopter des lois libérales (enseignement scolaire obligatoire, laïque et gratuit, liberté de culte, nationalisation de l’université San Carlos etc.), mais aussi des lois racistes : expropriation d’indigènes de terres communales revendues à des immigrants allemands voulant développer la caféiculture (décret n° 170), « règlement des travailleurs journaliers » qui organisait le travail forcé d’indigènes au profit de propriétaires terriens blancs avec l’assistance de la police (décret n° 177), création d’un collège destiné à « civiliser les indigènes » (décret n° 241). Président de 1930 à 1944, le général Jorge Ubico remplaça le « règlement des travailleurs journaliers » par une « loi contre le vagabondage » (décret n° 1996), qui considérait comme « vagabond » quiconque ne pouvait justifier avoir travaillé entre cent et cent-cinquante journées pour des propriétaires terriens et l’envoyait casser des pierres sur les chemins sans rémunération.