Par Benoît Drouot, agrégé d’histoire-géographie
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
À compter des années 1990, sur fond de pluralisation confessionnelle de la société, s’imposa un enseignement du fait religieux conçu comme pilier d’une culture commune censée favoriser l’ouverture à l’altérité. En 2002, Jacques Chirac affirmait ainsi qu’« améliorer l’enseignement du fait religieux (…) confortera l’esprit de tolérance chez nos jeunes concitoyens1 ». De cette finalité civique résulta un traitement événementiel, patrimonial et culturel du fait religieux qui visait à doter les élèves d’un bagage de connaissances factuelles élémentaires sur les trois monothéismes (judaïsme, christianisme, islam). Aux yeux du directeur de l’Institut européen en sciences des religions (IESR), Philippe Gaudin, cet enseignement « reste encore trop timide »2.
Un façonnage des univers mentaux
En se montrant favorable à une union civile pour les homosexuels, le pape François a récemment accompli un geste d’ouverture historique. Cependant la contribution de l’Église catholique à l’empire brutal de l’homophobie depuis deux millénaires rappelle que les religions ne sauraient être réduites à leurs dimensions patrimoniale et spirituelle. À l’échelle des sociétés et du temps long, elles fabriquent du contrôle social et des imaginaires collectifs durables. Les trois monothéismes ont produit des altérités négatives (l’hérétique, le mécréant, l’infidèle, le dénégateur, etc.), des discours et des pratiques empreints d’hostilité et de discrimination (interdictions professionnelles, dhimmitude*, ghettos juifs, etc.), des représentations sexistes et homophobes. Ils ont forgé des univers mentaux qui imprègnent encore puissamment nos sociétés, bien au-delà du cercle des croyants. Leur rigidité dogmatique en a souvent fait des adversaires résolus de l’égalité des droits, des libertés individuelles, de la création artistique et du progrès scientifique.
L’écrivain Yannick Haenel nous conviait récemment à « penser les religions3 ». Penser pour expliquer. Instruire les élèves de l’architecture gothique, des piliers de l’islam ou des croisades suffit-il pour rendre compte de ce que les religions ont fait aux esprits ? L’« archéologie des religions4 » (Jean Chaline) ne figure pas aux programmes scolaires. Elle ouvrirait pourtant les élèves à la conscience que l’imaginaire des sociétés primitives eut d’abord pour fonction de combler l’ignorance et de juguler les peurs, avant que certaines religions ne se muent en idéologies totalisantes et intolérantes.
Pouvoir politique et contrôle social
En 2016, Jean Birnbaum déplorait notre incapacité désormais, en Occident et en France, à penser « la croyance religieuse (…) comme puissance politique5 ». Pourtant, nombreuses sont les sociétés dans lesquelles les libertés individuelles et les droits fondamentaux ont été gagnés contre les religions. En France, l’agitation violente autour du Pacs puis du mariage pour tous atteste des puissantes tentations conservatrices et liberticides qui règnent chez nombre de croyants. Michel Guerrin interrogeait récemment le climat de censure et d’autocensure qui résulte du puissant conservatisme musulman auquel se heurtent aujourd’hui artistes, enseignants et politiques6.
Sans cette prise de conscience que les religions demeurent des pouvoirs politiques et des instruments de contrôle social, la charge transgressive du rire, perçue au seul prisme de la spiritualité, est bornée à sa dimension blasphématoire. Rire des religions est pourtant un acte qui appartient aussi pleinement au registre de la contestation politique et sociale. Le rire auquel s’exposent tous les pouvoirs.
Les défis lancés au savoir et à sa transmission par les franges religieuses les plus radicales imposent de penser un discours renouvelé sur les religions à l’école. « Expliquer n’est pas provoquer », précise Yannick Haenel, c’est rendre libre, émanciper des déterminismes. S’en tenir à la Lettre aux instituteurs de Jules Ferry (1883) qui invitait à ne pas déstabiliser la conscience des élèves et de leurs parents, comme le suggèrent encore de nombreux commentateurs, entretient l’idée que la religion, comme objet d’étude, doit bénéficier d’un traitement spécifique. Ce qui revient à intimer à l’enseignant de faire sienne la sacralité dont le croyant pare sa religion et ses symboles. Le sacré religieux se loge dans les cœurs et les lieux de culte. En classe l’objet religion gagnerait à être déspiritualisé, banalisé et repolitisé.
* État d’assujettissement par un lien d’obligation dans les sociétés musulmanes. Le dhimmi, qui doit appartenir à une religion du livre, peut vivre en sûreté, en échange du paiement d’une taxe (la jizya). Il est cependant soumis à de nombreuses restrictions.
Notes :
[1] Cité par Philippe Gaudin, Vers une laïcité d’intelligence ? , Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2014, p. 94.
[2] Le Monde, 21 septembre 2020.
[3] Yannick Haenel, Charlie Hebdo, n°1474, 21 octobre 2020.
[4] Jean Chaline, Archéologie des religions, Éllipses, 2018.
[5] Jean Birnbaum, Un silence religieux, Paris, Le Seuil, 2016, p. 23.
[6] Le Monde, 23 octobre 2020.