Plaidoirie de Sabrina Goldman, avocat de la LICRA, au procès en appel de Philippe Hategekimana, le 12 décembre 2024 (un rappel des faits figure au bas de la plaidoirie) :
« Nous ne voulons pas sauver notre vie. Personne ne sortira vivant d’ici. Nous voulons sauver la dignité humaine ».
Ces mots sont d’Arie Wilner pour décrire cet acte de dignité que fut l’insurrection du ghetto de Varsovie en Pologne à laquelle il prit part le 19 avril 1943. Lorsque des hommes et des femmes résistèrent pendant presque un mois aux hommes du SS Jürgen Stroop venus chercher les derniers survivants pour les emmener vers les camps de concentration.
Une résistance clandestine organisée à l’intérieur du ghetto, menée par de jeunes hommes, avec à leur tête, Marek Edelman, 23 ans, ou encore Mordechaj Anielewicz, 24 ans.
Les combattants choisirent leur sort, debout, les armes à la main. Le premier jour, les Allemands, surpris par la résistance, battent en retraite, avant de faire appel à des renforts, 2000 soldats et chars.
Le 16 mai 1943, le soulèvement est écrasé, la résistance est brisée.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Conseillers, Mesdames et Messieurs les Jurés,
Voilà le moment d’Histoire auquel m’a fait penser le témoignage de Tharcisse Sinzi, mercredi dernier, lorsqu’il a décrit la résistance menée sur les terres de l’Isar1Institut des sciences agronomiques du Rwanda. Songa.
Quand, pendant sept jours, ces hommes et ces femmes ont résisté aux miliciens interhamwe et à une population Hutu assoiffée de sang, avec de simples pierres.
Jusqu’au 28 avril. Vers 16 heures. Quand les bérets rouges, les hommes de « Biguma2Surnom de Philippe Hategekimana. », appelés en renfort, vont en un trait de temps, écraser, torturer, mutiler, violer, achever plusieurs milliers de Tutsi, qui ne sauront résister aux armes à feu, aux grenades et au mortier.
À l’Isar Songa comme sur la colline de Nyabubare ou de Nyamure, le même mode opératoire. Biguma, commandant de la compagnie de gendarmerie de Nyanza, celui qui est le chef des gendarmes, qui gère le personnel de la compagnie, qui a autorité sur eux, qui donne l’accès aux armes et munitions nécessaires. C’est lui qui donne les instructions.
Biguma, Philippe Hategekimana, est un maillon indispensable de la chaîne génocidaire. Cette efficacité inouïe dans l’exécution des massacres, dont l’ampleur et l’horreur vous ont été décrits, n’a pu être atteinte qu’en raison d’une organisation collective.
Un génocide, c’est un tout.
C’est la conjonction d’une pensée génocidaire, d’une population endoctrinée pour tuer « les cafards3C’est ainsi qu’étaient désignés les Tutsi par la propagande des Hutu. », et de tout un appareil d’État transformé en machine à exterminer.
Qui dit crimes de masse n’exclut pas, bien au contraire, la responsabilité personnelle et individuelle de chacun des bourreaux de cette chaîne meurtrière.
C’est celle de Philippe Hategekimana dont vous aurez à décider dans quelques jours.
Je représente aujourd’hui une association, la Ligue Internationale contre le racisme et l’antisémitisme, la Licra, qui est partie civile dans ce procès. Pourquoi une association antiraciste est-elle partie civile ?
Avant tout parce que le procès d’un génocide, c’est le procès du racisme dans sa forme la plus extrême, la plus aboutie, la plus achevée.
Le racisme, c’est même la définition légale du génocide.
Selon le Code pénal, un génocide c’est l’exécution « d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».
Cela veut dire : « Tuez-les tous ! »
Tuez-les tous pour ce qu’ils sont ! Pas pour ce qu’ils ont fait !
Des hommes, des femmes, des enfants qui n’avaient commis d’autre crime que celui d’être nés Tutsi. 800 000 à 1 million de morts en 3 mois ! Peut-on réaliser ce gouffre ?
Un million de visages, un million d’histoires, un million de peines, un million de nostalgies, un million de joies, un million d’espoirs.
Le vide absolu… c’est vertigineux…
Ils n’avaient pas le droit d’exister, ils n’ont même pas eu le droit à une sépulture.
L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau a expliqué en visioconférence aux premiers jours de ce procès : ce génocide a les mêmes racines que les génocides qui ont meurtri l’Europe au XXe siècle, le génocide des Arméniens et le génocide des Juifs d’Europe ; c’est la même pensée raciste et racialiste qui s’est développée en Europe à la fin du XIXe siècle, celle d’une hiérarchie entre les « races ».
Cette prétendue hiérarchie a justifié une tentative d’éradication totale de la population Tutsi (épuration raciale) : ce qui signe ce projet, c’est le sort réservé aux femmes et aux enfants, même aux nourrissons, tués de manière systématique ; les historiens disent que ce massacre de la filiation c’est la signature d’un génocide (comme pour le génocide des Arméniens ou la Shoah), lorsqu’on essaye d’empêcher tout avenir biologique à la communauté dont on considère qu’elle doit être exterminée.
Stéphane Audoin-Rouzeau a aussi, lors de son témoignage, fait son mea culpa : en 1994, jeune universitaire, il n’a pas prêté intérêt à ce génocide, il ne l’a pas vu et a cru à une simple « guerre tribale » : c’est un regret qui le suivra toute sa vie
Il en parle mieux dans son livre Une initiation4Stéphane Audoin-Rouzeau, Une initiation : Rwanda 1994-2016, Paris, Éditions du Seuil, 2017. où il dit :
« Je crois que dans ce refus de voir il y a forcément une forme de racisme inconscient ; le racisme on accuse toujours les autres d’en être porteur, jamais soi-même ; avant de dénoncer le racisme des autres, il faudrait se demander comment ses propres réactions peuvent être guidées par une forme de racisme à son insu. »
J’ai toujours été très touchée par cette remise en question, par ce regard sur son propre cheminement car je crois qu’il peut parler de chacun de nous. De cette incapacité à parfois considérer que ce qui se passe ailleurs a la même valeur.
J’y vois comme illustration le désintérêt total, il faut le dire, de l’opinion publique pour ce génocide, que vous avez peut-être vous-mêmes, jurés, découvert dans sa vraie réalité, à cette audience.
Le génocide commis contre les Tutsi au Rwanda n’intéresse pas, en dehors des victimes et des associations qui militent pour que justice soit rendue.
On juge dans l’indifférence générale.
Combien de journalistes ? Combien d’articles de presse sur ce procès ? Et sur ceux qui l’ont précédé ?
En juin 1994, Charles Pasqua, interviewé lors d’un journal télévisé, alors ministre de l’Intérieur, avait dit à propos de ce qu’il se passait au Rwanda :
« Il ne faut pas croire que le caractère horrible de ce qui s’est passé là-bas a la même valeur pour eux et pour nous. »
En 1994, le Président de la République François Mitterrand avait quant à lui dit :
« Que peut bien faire la France quand des chefs africains décident de régler leurs problèmes à la machette ? Après tout, c’est leur pays. »
Cette défaillance des États occidentaux à considérer que c’était un génocide qui avait lieu a d’ailleurs donné de la légitimité aux génocidaires.
Dans un documentaire que nous n’avons pas eu le temps de voir, qui est en accès libre et que je vous recommande, qui s’appelle « Confronting Evil », une historienne, Alison Des Forges, parle de la propagande de la funestement célèbre RTLM, la Radio des Mille Collines qui non seulement relayait de violentes incitations à la haine contre les Tutsi, mais aussi donnait des indications précises pour commettre les massacres (à tel barrage, se trouve telle voiture de telle couleur, telle marque, dans laquelle se cache une famille Tutsi), et c’était tragiquement très efficace.
Alison Des Forges raconte qu’en 1994, le sénateur Kennedy a fait remonter au Pentagone sous l’administration Clinton, l’idée de brouiller les ondes de la RTLM (pour interrompre les instructions et montrer que le gouvernement était illégitime). Il n’y avait pas besoin de troupes militaires, il suffisait d’un avion. Le Pentagone a considéré que 8 000 dollars de l’heure, c’était trop cher pour stopper un génocide.
Alors voilà, si la Licra est présente à ce procès sur le banc des parties civiles, c’est parce qu’elle est une association universaliste. Et que le génocide des Tutsi au Rwanda, ce n’est pas l’affaire des Tutsi, ce n’est pas l’affaire des Rwandais, c’est l’affaire de tous.
C’est d’ailleurs même ce qui justifie que la France juge des crimes commis à près de 10 000 kilomètres d’ici.
Peut-être vous l’êtes-vous demandé : pourquoi juge-t-on ici en France ce qui s’est passé là-bas ?
C’est au nom d’un principe de Droit, très beau, qui s’appelle la compétence universelle.
C’est un principe qui donne compétence à un État de juger un crime alors qu’il a été commis à l’étranger et alors même que ni son auteur ni ses victimes ne sont françaises. Pour que la France soit compétente, il faut que la personne soupçonnée ait été arrêtée sur le territoire français.
Mais si la France peut juger, et doit juger ces crimes, c’est surtout parce que l’on considère que le crime commis est si grave qu’il porte atteinte à l’humanité toute entière. Et que chaque État a pour responsabilité de juger ces crimes.
Parce que c’est toute l’humanité qui est concernée à travers un crime contre l’humanité.
À travers le génocide des Arméniens, à travers la Shoah, à travers le génocide des Tutsi du Rwanda, c’est l’humanité dans son ensemble qui est visée.
Dans le village de Brégnier-Cordon, dans l’Ain, une stèle commémore la rafle des 44 enfants juifs et de leurs sept éducateurs, le 6 avril 1944, à la maison d’enfants d’Izieu.
Cette stèle comporte une phrase du poète John Donne, qui pourrait très bien justifier pourquoi l’on juge ces crimes commis si loin de nous :
« Tout homme est un morceau de continent, une part du tout. La mort de tout homme me diminue parce que je fais partie du genre humain ».
Alors, pour cette communauté des hommes, vous rendrez la Justice.
Philippe Hategekimana a fui le Rwanda après le génocide, en juillet 1994, et avécu deux ans dans un camp de réfugiés au Zaïre. Il est ensuite passé par le République du Congo, la République centrafricaine et le Cameroun, avant de se rendre en France en 1999.
Identifié dans la région de Rennes en juin 2015, il fait l’objet d’un dépôt de plainte du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) avec constitution de partie civile, auprès du Pôle crime contre l’humanité du TGI de Paris. De nombreux témoignages de rescapés et d’anciens criminels sont recueillis depuis, sur l’action de cet ancien adjudant-chef de la gendarmerie de Nyanza (au sud du Rwanda), accusé d’avoir usé « des pouvoirs et de la force militaire qui lui étaient conférés par son grade pour commettre et participer en tant qu’auteur au génocide ».
En novembre 2017, Manier quittait la France pour se réfugier au Cameroun, chez l’un de ses enfants. Il y fut arrêté le 26 mars 2018, trois jours après l’émission par les autorités rwandaises d’un mandat d’arrêt international. Le 15 février 2019, il était remis aux autorités françaises, placé en détention provisoire et mis en examen.
Lors du procès de 2023, de nombreux témoins ont raconté comment l’ancien gendarme avait mis en place des « barrières » sur les routes autour de Nyanza, où des centaines de Tutsi furent massacrés. Il est aussi accusé d’être à l’origine de l’assassinat de Narcisse Nyagasaza, un ancien bourgmestre qui s’opposait à l’accomplissement du génocide dans sa commune.
Rappelons qu’au cours du génocide des Tutsi au Rwanda, entre le 7 avril et le 17 juillet 1994, entre 800 000 et un million de personnes furent massacrées.