Isabelle de Mecquenem, agrégée de philosophie, directrice-adjointe du Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme, membre du Conseil des sages de la laïcité
Article paru dans le n° 686 du DDV (printemps 2022)
« Nous sommes entrés avec le XXIe siècle dans un autre moment de l’histoire, celui des incertitudes et des interrogations sur l’avenir des démocraties et le destin des juifs. » Ainsi commence le dernier ouvrage1Temps inquiets, Paris, Odile Jacob, 2021 de la sociologue Dominique Schnapper, ouvrant une perspective si ample qu’elle donne à son auteur des accents de « prophète de sang-froid », selon l’expression magnifique de Condorcet2Voir L’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe (1786). « Prophète de sang-froid » est une expression que Condorcet s’applique à lui-même dans le cadre d’une histoire de nature philosophique..
Temps inquiets compile divers textes qui vont des années 1980 à nos jours et abordent quatre grands sujets : Juifs et israélites français, diaspora, Israël, antisémitisme. L’ordre thématique prévaut donc sur la chronologie. Compte tenu de sujets de réflexion aussi denses appréhendés sur une période de quarante ans, un recueil peut s’avérer frustrant. D’autant que ces thèmes relèvent d’une histoire globale dont l’histoire des juifs est le prototype, et dépassent donc toujours leur contexte national, à la fois dans l’espace et dans le temps, comme l’ont montré les retentissements de la déclaration litigieuse du général de Gaulle en 1967 évoquant « le peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » auxquels l’ouvrage fait référence.
L’étude des juifs et de leur condition socio-politique offre ce que Raymond Aron appelait déjà un “prisme minoritaire” sur la démocratie, ses principes fondateurs, ses évolutions et ses aléas historiques.
Aussi faut-il souligner que Temps inquiets est en fait indissociable d’un ouvrage précédent, La Citoyenneté à l’épreuve3Dominique Schnapper, La Citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et les juifs, Paris, Essai Gallimard, 2018. Dominique Schnapper y fait le choix d’écrire « juifs » toujours avec une minuscule., essai magistral dans lequel Dominique Schnapper a voulu mettre en lumière « ce que l’exemple des juifs, en tant que minoritaires, nous enseigne sur la construction de la nation moderne et sur le projet démocratique, ses vertus, ses limites, ses dévoiements4Dominique Schnapper, La Citoyenneté à l’épreuve. La démocratie et les juifs, Paris, Essai Gallimard, 2018, p.12. ».
Paradigme de la fragilité, heuristique de l’inquiétude
L’étude des juifs et de leur condition socio-politique offre donc ce que Raymond Aron appelait déjà un « prisme minoritaire » sur la démocratie, ses principes fondateurs, ses évolutions et ses aléas historiques. Ce prisme ne revient pas à un point de vue ethnique ou particulariste. Il traduit sur le plan épistémologique la synthèse accomplie par le franco-judaïsme dont l’article « Juifs » du Dictionnaire politique5Dictionnaire politique, Encyclopédie du langage et des sciences politiques, Paris, Pagnerre, 1860, 6e édition. a donné l’exacte formule au milieu du XIXe siècle : « être réellement citoyen sans cesser d’être Juif6Dictionnaire politique, Encyclopédie du langage et des sciences politiques, Paris, Pagnerre, 1860, 6e édition. Article « Juifs », p. 503. ».
Dominique Schnapper a donc établi – et peut-être faudrait-il dire « rétabli » – un lien entre l’histoire de la démocratie moderne et celle des juifs. Ce qui est aussi une façon de rompre implicitement avec l’histoire lacrymale de la judaïcité. En tant que sociologue et historienne, elle a développé sa thèse par une approche comparée des différentes démocraties européennes, des débuts de l’Émancipation, dont la France a donné l’exemple la première, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences.
« Toutes les grandes crises de la démocratie se sont toujours traduites par des moments d’antisémitisme violent. »
Dominique Schnapper
Toutefois, il faut une loupe dotée d’intelligence pour discerner l’incidence du petit mot « et » dans la citation inaugurale de Temps inquiets.Ilpossèdeeneffetunesignification théorique. Ce lien, ou ligature, entre juifs et démocratie, est en effet si serré que la dynamique de fond de l’intégration par la citoyenneté, dont l’auteur est une spécialiste, non seulement peut, mais doit être analysée à travers le cas des juifs. En ce sens, un simple « et » ouvre une nouvelle intelligibilité que l’on pourrait nommer « paradigme de la fragilité » ou « heuristique de l’inquiétude », puisque tel est le point commun avéré entre la démocratie et les juifs. Histoire de la démocratie et histoire des juifs se répondent en effet selon une variation corrélative, pour emprunter une image aux mathématiques.
Sortir les « études juives » de leur enclave académique
La plus-value théorique découlant de ce modèle est donc d’inclure la condition des juifs, leur existence même, dans l’étude d’une forme politique majeure abordée dans son épaisseur historique. La sociologue indique que seule Hannah Arendt avait jusqu’à présent revendiqué cette approche qui enrichit la conception même de la démocratie d’une composante dont il faut reconnaître qu’elle a été occultée dans le monde savant. Une approche qui met donc fin à des histoires parallèles, avec pour conséquence indirecte, mais significative, de sortir les « études juives » de leur enclave académique. Une approche qui replace aussi la perception et l’interprétation de l’antisémitisme sur le terrain des fondements politiques, permettant alors de comprendre pourquoi celui-ci est toujours à l’état latent dans une démocratie libérale comme la nôtre. Aussi, l’auteur peut-elle affirmer que « (…) toutes les grandes crises de la démocratie se sont toujours traduites par des moments d’antisémitisme violent (…) ».
On comprend mieux dans cette mesure l’usage récurrent du terme « destin » qui peut paraître incongru et quasi métaphysique sous la plume d’une sociologue, même s’il alterne avec d’autres, plus neutres ou descriptifs, comme « condition ». Il signifie selon nous que quel que soit l’angle pris pour étudier les juifs français contemporains au centre de Temps inquiets, il subsiste toujours un point aveugle sur lequel les sciences sociales achoppent dans leur tentative d’objectivation. Ce qui forme un aspect très suggestif de la réflexion de l’auteur et donne à Temps inquiets la portée paradoxale d’un anti-manuel qui parcourt les principaux champs d’étude possibles des juifs, celui de la démographie, du comportement politique, des attitudes religieuses, des pratiques culturelles, etc. tout en pointant les limites et présomptions des sciences sociales contraintes de statuer sur l’indécidable question de l’identité juive, alors que celle-ci est « ineffable », pour reprendre le mot même de Dominique Schnapper dans un article des Nouveaux Cahiers7« L’identité juive est-elle ineffable ? », Les Nouveaux cahiers, n° 62, automne 1980. Article publié juste après l’attentat à la bombe contre la synagogue de la rue Copernic à Paris, premier attentat antisémite en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. en 1982.
Tenter de saisir les cycles récurrents d’antisémitisme
Mais pourquoi le tournant des quatre dernières décennies tourmente-t-il plus particulièrement celle que Chantal Bordes-Benayoun et Freddy Raphael ont présenté comme « la sociologue de l’interrogation juive8Voir Chantal Bordes-Benayoun et Freddy Raphael, « Dominique Schnapper, sociologue de l’interrogation juive », Revue européenne des sciences sociales, XLIV-135, 2006. » ? Certes Dominique Schnapper constate en France, en 2019, la persistance d’un antisémitisme incurable9« L’antisémitisme en France en 2019 » est l’avant-dernier texte du chapitre final. Une quarantaine de pages sont donc consacrées à ce sujet. au regard duquel l’inquiétude devient litote. Elle livre à ce sujet une série de réquisits épistémologiques dont beaucoup pourraient tirer profit, comme la proscription de toute généralisation et l’inscription systématique de l’antisémitisme dans la séquence historique et politique dont il dépend et qui lui donne forme. On sait que Durkheim avait décrit un modèle français d’antisémitisme s’exprimant sous forme de crise, en référence à l’affaire Dreyfus et à la différence de l’antisémitisme germanique, inscrit dans la culture. Pour Dominique Schnapper, l’antisémitisme est le fruit amer d’un moment historique déterminé qu’il donne à lire de façon paroxystique. Autrement dit, l’inquiétude d’aujourd’hui n’a rien d’un malaise subjectif transitoire, mais représente un nouveau nom d’époque, un chrononyme qui tente de saisir les cycles récurrents d’antisémitisme auxquels nous avons toujours affaire.