Alain Barbanel, journaliste
S’il y a peu de sujets qui, aujourd’hui, prêtent à rire, le dernier essai de Philippe Val apporte un peu de baume au cœur. « À l’existence souillée par la tristesse, le remords, la peur, le ressentiment, la culpabilité, la crédulité, la honte, seul le grand souffle du rire redonne l’éclat éblouissant de l’éternelle nouveauté », prévient l’auteur. L’ancien directeur de Charlie Hebdo et de France Inter n’y va pas par quatre chemins. Rire, titre de son ouvrage, doit revenir au premier plan de la scène, sinon de la vie, car comment, exhorte-t-il, pouvoir douter « qu’à l’origine de toutes choses heureuses ou douloureuses dans lesquelles nous trouvons une raison de vivre – et même d’espérer – il y a le rire ».
Mais au-delà de détendre les fameux zygomatiques, il est aussi l’expression d’un lien social, de partage, et favorise la mise à distance, formulée par le philosophe Henri Bergson, bénéfique pour prendre le recul nécessaire face aux choses extérieures, se protéger, réfléchir sérieusement aux aléas de l’existence sans forcément se prendre au sérieux. Toutes choses que notre époque fracassée sur les tourments des idéologies extrémistes semble avoir oubliées. Et puis, résume Philippe Val, il y a ce grand rire « intempestif qui nous échappe et nous domine au point de consommer les larmes de nos chagrins ». Il peut ainsi être tout et son contraire, ne dit-on pas d’ailleurs « rire aux larmes », comme pour masquer sa vocation thérapeutique pour évacuer nos propres malheurs ? Libérateur, insouciant aussi, il « souhaite la bienvenue au hasard et à l’étonnement et qui en veut, et qui en redemande, pour faire durer le plaisir ». Le rire lâcher prise tout simplement.
Régler ses comptes avec les empêcheurs du rire
Seulement voilà, le rire, à notre époque, n’est pas qu’une partie de plaisir. La fameuse citation attribuée à l’humoriste Pierre Desproges, « Rire de toute mais pas forcément avec tout le monde » percute aujourd’hui notre vie quotidienne et prend tout son sens à regret. L’ancien patron de Charlie sait de quoi il parle, lui qui a perdu les plus proches de ses amis lors de l’attentat islamiste du 7 janvier 2015, qui avait décimé la rédaction après avoir publié des caricatures du prophète Mahomet. Philippe Val, qui vit encore sous protection policière, fervent défenseur de la laïcité et pourfendeur aussi contesté de l’islamo-gauchisme et des dérives de l’islam radical, ne cache pas dans cet ouvrage son intention de régler ses comptes avec les empêcheurs du rire, prêts à tout pour interdire la caricature et la liberté de blasphémer. « Notre XXIe siècle est quadrillé par une armée de censeurs offensés par tout ce qui n’est pas strictement eux-mêmes. La tristesse revendique le pouvoir parce qu’elle se croit plus intelligente que la joie », dénonce-t-il. « Nous nous inclinons devant la tristesse parce qu’elle possède l’arme de la culpabilité. Nous savons qu’elle a tort, mais nous n’y croyons pas », lance-t-il comme un cri du cœur à toutes celles et ceux qui sont prêts à imposer leurs diktats au nom d’une police politique prompte à multiplier les procès en sorcellerie et à rallumer les bûchers.
« Notre XXIe siècle est quadrillé par une armée de censeurs offensés par tout ce qui n’est pas strictement eux-mêmes. La tristesse revendique le pouvoir parce qu’elle se croit plus intelligente que la joie »
Ces éternels offensés dont le seul objectif est « d’éliminer » la contradiction sont, selon l’auteur, « les militants d’une défaite morale et d’une pensée paresseuse qui promettent l’avènement d’un monde enfin sérieux. Un monde où, enfin, il n’y a plus de quoi rire ». La charge est lourde et ne manque pas de panache. Elle ravira les « esprits libres » et durcira encore les apôtres de la censure. Mais qu’importe à Philippe Val qui ne cherche pas à plaire ou à convaincre ses ennemis, peine perdue, mais à porter la plume dans la plaie. Et il ne s’en prive pas. Quitte à déplaire encore un peu plus et à faire grossir le flot de ses détracteurs. Il constate avec amertume et nostalgie, certains y verront forcément une forme de mépris, que le rire d’aujourd’hui n’est plus ce qu’il était, s’éloignant peu à peu du propre de l’homme en ce qu’il a de singulier et de surprenant.
Du « rire d’étonnement » au « gloussement de ralliement »
En ligne de mire, les « humoristes » ou qui se définissent comme tels, qui sont aujourd’hui légion et dont l’auteur fustige la légèreté voire la médiocrité, sinon l’approche convenue. On ne peut plus rire de tout et l’on rit trop souvent des mêmes choses, critique-t-il. Celles et ceux qui se bousculent à la radio, sur les plateaux télé ou les réseaux sociaux « se mettent très vite à penser que ce qu’ils ont à dire est plus important que ce qu’ils ont à faire, à savoir : provoquer le rire en surprenant. Faute de bonnes idées, ils défendent des causes consensuelles. À l’inattendu – principe de base de ce qui provoque le rire – a succédé le téléphoné.
« Le rire qui monte du public n’est pas un rire d’étonnement, c’est un gloussement de ralliement », entre gens qui partagent les mêmes idées. La stupeur, la singularité, la surprise, vertus principales du rire, ne sont plus de mise. Le rire, pour être authentique, doit être un peu jaune, pour reprendre la formule classique. L’on « glousse » par adhésion, voire par idéologie comme s’il existait « sur internet un tuto avec la liste complète des choses qui font rire. » On l’aura compris, Philippe Val est de ceux qui pensent que le rire doit être pris au sérieux et qu’il s’accommode mal du juste milieu et de la médiocrité.
« Quand je veux rire, c’est aux éclats ; s’il faut pleurer, c’est aux sanglots. Je n’y connais de milieu que l’ennui », écrivait Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. A bon entendeur…