Philippe Foussier, journaliste
De l’Europe des Lumières à celle de l’obscurantisme. Richard Malka a raison d’affirmer que l’ « affaire des caricatures» dépasse de loin le massacre commis par les frères Kouachi le 7 janvier 2015 à Charlie Hebdo. Ou en tout cas que le traitement de ce dossier nous en dit beaucoup sur le modèle de société que nous envisageons pour notre avenir collectif. « La liberté de critique des idées et des croyances, c’est le verrou qui garde en cage le monstre du totalitarisme », affirme l’avocat. Mais « c’est à nous de nous battre pour rester libres. Nous et ceux qui nous succéderont. Voilà ce qui se joue aujourd’hui ».
Dans sa plaidoirie, le défenseur de Charlie Hebdo a retracé la chronologie des événements : de 2004, l’année de l’assassinat de Theo Van Gogh, à 2020, avec le procès des attentats de janvier 2015. Expliquant notamment comment des imams danois ont falsifié la recension des caricatures publiées en septembre 2005 par le Jyllands-Posten, provoquant une flambée de manifestations et de violences à travers le monde les mois suivants. Depuis lors, pour Richard Malka, nous avons cédé aux injonctions des islamistes : « À nous de rire, de dessiner, de jouir de nos libertés, de vivre la tête haute face à des fanatiques qui voudraient nous imposer leur monde de névroses et de frustrations, en coproduction avec des universitaires gavés de communautarisme anglo-saxon et d’intellectuels héritiers de ceux qui ont soutenu parmi les pires dictateurs du XXe siècle, de Staline à Pol Pot ».
Loi des hommes ou loi de Dieu
Pour illustrer son propos, Richard Malka dresse la liste de tous ceux qui ont, dans le meilleur des cas, estimé que Charlie Hebdo n’aurait pas dû se lancer dans la publication des caricatures. Bill Clinton, Kofi Annan, le pape François mais aussi, côté droite, Jacques Chirac, Dominique de Villepin, Philippe Douste-Blazy, Renaud Donnedieu de Vabres, Brice Hortefeux, Jean-François Copé, Éric Raoult, Rachida Dati, Robert Ménard, Jean-Marie Le Pen et, côté gauche, Élisabeth Guigou, Jean-Marc Ayrault, Laurent Fabius, Daniel Cohn-Bendit, Danièle Obono, Jean-Luc Mélenchon… L’avocat épingle aussi la cohorte d’intellectuels ayant participé à la curée contre l’hebdomadaire satirique, d’Emmanuel Todd à Pascal Boniface. Sur la mèche allumée par les imams danois il y a quinze ans, beaucoup ont soufflé durant les années suivantes.
L’auteur décrit le lent processus initié au siècle des Lumières par l’Encyclopédie pour passer, en quelques décennies, de l’écartèlement en place publique à la revendication de l’abolition de la peine de mort, par le juriste Cesare Beccaria notamment. Et aussi la suppression du délit de blasphème du Code pénal en 1791 dans « le pays qui a apporté au monde l’idée de la libre critique des religions ». Richard Malka enjoint donc ses semblables à ne pas renoncer « à l’esprit critique, à la raison, à un monde régi par les lois des hommes plutôt que par celles de Dieu »,un Dieu qu’il souhaite toujours avoir le droit « d’emmerder », selon le terme retenu pour le titre de ce petit livre en forme d’éloge de « la vie libre, joyeuse et éclairée ».
Le défenseur de Charlie Hebdo refuse de s’accoutumer à l’idée que la rédaction d’un journal soit contrainte de vivre dans un bunker depuis des années maintenant, comme si le pays tout entier avait abdiqué devant la norme imposée par les fanatiques. « Rester libres, cela implique de pouvoir encore parler librement, sans être menacés de mort, abattus par des kalachnikovs ou décapités. Or, ce n’est plus le cas dans notre pays », constate-t-il, en espérant un sursaut général : « Il n’y a pas de salut dans la lâcheté. »