Par Abraham Bengio, président de la commission culture de la Licra
Le 11 juin 2011, les corps sans vie de l’Égyptienne Aïcha et de l’ancien diplomate israélien David sont découverts par la police à Alexandrie, « au premier étage du sémaphore, face à la mer ». Ainsi commence Le Testament d’Alexandrie de Frédéric Lauze, dont le narrateur, un diplomate suisse en retraite, a réuni les familles d’Aïcha et de David pour leur faire un récit bouleversant et inattendu, qui leur révélera le mystère de la vie et de la mort des deux héros. Je ne puis en dire davantage sans « divulgâcher », ce qui n’est pas le genre de la maison au DDV !
Parmi toutes les qualités qui rendent si attachant ce roman écrit par un commissaire de police, aujourd’hui directeur départemental de la sécurité publique du Val d’Oise, la plus importante à mes yeux est la virtuosité avec laquelle l’histoire et la psychologie s’entremêlent, se nourrissent et s’épaulent mutuellement pour faire avancer le récit. Le Testament d’Alexandrie raconte le conflit israélo-arabe et plus particulièrement israélo-égyptien, depuis l’époque de l’Alexandrie cosmopolite des années 50 où les différentes communautés ethniques, religieuses, linguistiques, cohabitent et se fréquentent sans toutefois se mélanger, jusqu’à la « paix froide » qui a résulté des accords de Camp David entre Anouar el-Sadate et Menahem Begin, en passant par le départ des juifs d’Égypte, la guerre de Suez, la guerre des Six Jours, la guerre du Kippour… La « grande histoire » se déroule inexorablement et dans le même temps, nous vivons, à hauteur d’homme et de femme, l’histoire émouvante de David et d’Aïcha, dont nous connaissons dès les premières pages l’issue tragique. Le bruit et la fureur du monde se déchaînent, le canon tonne et dans le même temps, un chant s’élève, un chant intime et alterné, qui serait un chant amébée s’il n’y avait la douleur, chaque jour plus insupportable, plus suffocante, du silence et de l’absence. La force de ce chant, c’est que face à l’absurdité du monde, il traduit la fidélité des protagonistes à leur amour et à des convictions simples : la croyance qu’un jour la tolérance l’emportera, la laïcité imposera sa loi, et que l’amour saura frayer pour tous les hommes des chemins de paix, même – ou surtout – lorsqu’il naît entre deux êtres séparés par leurs croyances religieuses.
Les esprits chagrins critiqueront peut-être la naïveté de cette histoire d’amour renouvelée de Roméo et Juliette, et jugeront peu vraisemblable la soif d’absolu qui habite nos deux héros jusqu’au sacrifice suprême. Il reste que ce roman, dont je défie le lecteur de terminer la lecture les yeux secs, réalise ce petit miracle de faire entendre une parole d’espoir plus forte que la haine des peuples et que la souffrance des hommes.
Frédéric LAUZE, Le Testament d’Alexandrie, Éditions Fauves, 2021, 22 €
Entretien avec Frédéric Lauze
On connaissait en France la tradition des médecins écrivains. Celle des commissaires de police écrivains est plus rare ! Comment en êtes-vous venu à l’écriture ?
FL : Je suis un boulimique de lecture et la frontière entre la lecture et l’écriture est forcément poreuse. D’autre part, je suis un ancien décrocheur. J’ai quitté l’école en 3ème. Je me suis fait renvoyer et j’ai été orienté en BEP hôtellerie où là aussi je me suis fait renvoyer. J’ai passé un CAP en étant apprenti chez un patron. Je n’ai pas de BAC et je n’ai pas fait le lycée. J’ai repris des études en cours du soir dans un contexte difficile. En 2000, j’ai souhaité évoquer mon parcours de décrocheur et la reprise de mes études à travers un témoignage et une irrésistible envie d’écrire m’a animé. Puis j’ai pris goût à l’écriture, pas seulement comme une revanche, mais l’écriture permet de faire partager des émotions notamment à travers le roman. Mes voyages au Moyen-Orient, en Israël et dans les pays arabes et mon métier de commissaire de police sont particulièrement stimulants et ont irrigué mon imaginaire et décuplé mon envie d’écrire.
Depuis votre livre autobiographique, Entre deux feux, jusqu’au Testament d’Alexandrie, il est souvent question dans votre œuvre du Moyen-Orient, du Liban, de l’Égypte, d’Israël, des langues sémitiques (un de vos livres s’intitule même Téchouva, qui signifie en hébreu à la fois « retour », « réponse » et « repentir ».) Et Le Testament d’Alexandrie témoigne de connaissances certaines (géographiques, historiques, religieuses etc.) concernant cette région du monde. D’où vous vient cet intérêt ?
FL : En avril 1982, appelé du contingent, je me suis engagé dans les paras pour partir au Liban au sein de la force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL). Au Moyen Orient, au milieu de la guerre civile libanaise et du conflit israélo arabe, j’ai beaucoup voyagé au Liban, en Israël et dans les territoires, en Jordanie et en Égypte et la morsure de l’Orient m’a rattrapé. Cette immersion au Moyen Orient prolongée par de nombreux séjours a stimulé mon intérêt pour le judaïsme, l’islam, la géopolitique et plus globalement la spiritualité et une interrogation forte sur la singularité du droit à l’auto-détermination du peuple juif d’où mon intérêt pour Israël. J’ai fait d’autres séjours dans le monde arabe et en Israël car j’avais envie de m’immerger davantage et de comprendre cet Orient fascinant.
Tout le monde, bien sûr, est pour la paix – même si chacun la définit à sa manière et si personne n’est d’accord quant aux moyens de l’atteindre… Mais votre conception, celle que portent vos héros – jusqu’à en mourir… – est particulièrement originale ; elle est fondée sur l’amour et ne recule devant aucune utopie. Comment voyez-vous l’avenir du conflit israélo-arabe ? Pensez-vous qu’Aïcha et David auront un jour satisfaction ?
FL : La paix suppose des pré requis de chaque côté. Israël est aujourd’hui un État fort dont la réussite militaire économique, sociale est spectaculaire. La renaissance d’une nation juive au Moyen-Orient est un évènement majeur et central dans l’histoire. Elle n’est pas qu’une réponse à l’antisémitisme, elle se veut une réponse à la question juive. Indépendamment de l’hostilité passée du monde arabe vis à vis d’Israël, aujourd’hui Israël devra reprendre des initiatives de paix avec les Palestiniens et probablement avec la Jordanie où les Palestiniens sont majoritaires… Dans la mesure où le peuple arabe palestinien et le peuple juif ne veulent pas créer une nation commune, il faudra divorcer intelligemment et partager. Côté palestinien et arabo-musulman, comment continuer à nier la dimension nationale de l’identité juive et son lien avec la terre d’Israël. Un travail est à faire pour évacuer l’antisémitisme même quand il est tapi derrière l’antisionisme. Les juifs ne sont pas errants venant de nulle part, ils reviennent sur une terre qui a fécondé le monothéisme, leur culture. Le monde arabe a tout intérêt à admettre le droit à l’auto-détermination du peuple juif en Israël et pas seulement son droit à la sécurité… et Israël doit admettre que le slogan sioniste « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » n’était pas exact et qu’offrir comme seule perspective aux Palestiniens un horizon de colonisation mènera à une injustice et à une aporie dangereuse.
Chaque juif et chaque arabe palestinien ne se définit pas exclusivement par une identité nationale ou religieuse. Toutes les identités sont plurielles et évolutives. Tous font partie de l’humanité. Le travail sur les identités et les représentations est donc fondamental dans les deux camps. La paix des États est en train d’être réalisée. Il faut s’atteler à la paix des peuples et pour cela multiplier les échanges, et travailler sur l’éducation…
Propos recueillis par Abraham Bengio