Par Dora Staub, journaliste
Écrivain, scénariste, dramaturge, bibliophile à la curiosité sans bornes, Jean-Claude Carrière se définissait comme « un encyclopédiste au temps des frères Lumière ». Sa capacité de travail était titanesque. « Je fais les choses lentement » expliquait-il modestement, lui qui s’astreignait à écrire tous les jours une trentaine de feuillets, debout derrière un écritoire. Jusqu’à la fin, son esprit vif et fécond a continué sans relâche à interroger le monde.
Voix grave, chaleureuse, avec une pointe d’accent, qui rappelait qu’il était du Sud et qu’il a parlé occitan jusqu’à l’âge de 13 ans, Jean-Claude Carrière était un conteur né, « un griot des temps modernes », comme il aimait se définir. Pourtant rien ne le prédestinait à suivre ce chemin.
Il naît le 17 septembre 1931 à Colombières-sur-Orb (Hérault), dans une famille de viticulteurs. La vie est rude à la ferme où il n’y a même pas l’eau courante. C’était « un monde sans livres, sans images », décrit-il dans Le vin bourru (Plon, 2000), où il raconte son enfance rurale. À l’âge de 13 ans, ses parents s’installent à Montreuil-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) et prennent la gérance d’un café. Élève brillant, une bourse lui permettra de poursuivre des études. Il sortira de l’ENS titulaire d’une maitrise de lettres et d’histoire.
Au comptoir du café de ses parents, Jean-Claude Carrière apprend à observer les hommes ; il a déjà le goût de l’écriture. Son premier roman, Lézard (Robert Laffont, 1957), est remarqué. Son éditeur lui fait rencontrer Jacques Tati et Pierre Etaix son assistant – avec lequel il tournera ses premiers courts-métrages – pour écrire une novélisation des Vacances de Monsieur Hulot, et de Mon Oncle. Tati va l’initier à l’univers du cinéma. Il affute son regard, apprend à cadrer une scène, monter un film. Un savoir utile pour le scénariste qu’il deviendra par la suite.
Avec Luis Buñuel, l’imaginaire libéré
Passionné par le surréalisme, c’est une rencontre forte et déterminante avec Luis Buñuel, le réalisateur espagnol. Ce dernier recherche un coscénariste pour adapter Le Journal d’une femme de chambre d’après Octave Mirbeau. Les deux hommes ne se quitteront plus, leur complicité va durer 19 ans. Une amitié racontée dans Ateliers (Odile Jacob, 2019), où Jean-Claude Carrière décrit leur manière de travailler, dialoguer, libérer leur créativité et leur imaginaire. Six films naîtront de cette collaboration délirante et fructueuse, dont Belle de Jour, Cet obscur objet du désir, Le Fantôme de la liberté et Le charme discret de la bourgeoisie.
Désormais reconnu dans l’univers des scénaristes, on le sollicite beaucoup. Lui, promène son éclectisme talentueux au gré de ses désirs. La liste est longue des noms des grands réalisateurs français et étrangers pour lesquels il écrit : Milos Forman, Marco Ferreri, Carlos Saura, Louis Malle, Jacques Deray, Jean-Paul Rappeneau, Jean-Luc Godard, Andrzej Wajda, Michael Haneke, pour n’en citer que quelques-uns, et un palmarès de plus de 70 films.
Le théâtre, l’autre passion
Pour le théâtre, qu’il fréquente depuis l’adolescence, il a écrit une douzaine de pièces et autant d’adaptations. Mais c’est avec Peter Brook qu’il mènera un long compagnonnage de trente-quatre ans, partageant les mêmes penchants pour les cultures d’Asie, dont l’acmé sera l’adaptation du Mahabharata, longue fresque épique tirée de la mythologie hindoue. Une aventure titanesque, qui a nécessité dix ans de travail, leur a fait traverser l’Inde, à la recherche de représentations théâtrales. Présenté au Festival d’Avignon en 1985, le spectacle durait 9 heures… Son succès a imprimé sa marque, même dans les esprits de ceux qui ne l’ont pas vu.
Inde, Iran, Mexique, il s’abreuve aux coutumes et traditions de l’ailleurs, qui lui enrichissent l’âme, et en devient féru. Lui, le rationnel, se nourrit de spiritualité, signe un livre d’entretiens avec le Dalaï-lama. La science aussi l’interpelle, il interroge et dialogue avec les astrophysiciens Michel Cassé et Jean Audouze dans deux livres best-sellers, Conversations sur l’invisible (Belfont, 1988) et Du nouveau dans l’invisible (Odile Jacob, 2017).
Un Oscar d’honneur en 2014, de nombreux Césars, les récompenses ont jalonné le parcours de cet homme à l’œuvre colossale, qui a su protéger comme un enfant dont il a gardé la sagesse et le regard étonné, sa part de légèreté et un humour indéniable.
Jean-Claude Carrière, Un siècle d’oubli, le XXe, Odile Jacob, 2020, 345 p., 22,90 euros
C’était son dernier livre. Paru il y a quelques mois, Un siècle d’oubli, le XXe est une réflexion sur les grands évènements qui ont marqué le siècle dernier : guerres, révolutions, idéologies, antisémitisme, modernité, cinéma. Jean-Claude Carrière avec drôlerie et gravité, déroule la grande histoire, ses heures sombres, ses espoirs, entremêlée au gré de ses voyages d’anecdotes, de choses vues, de rencontres insolites et anticonformistes. Ainsi se dessinent les contours de sa vie, passionnante et passionnée, avant que n’arrivent l’effacement et l’oubli.