Alain Barbanel, journaliste
Le premier plan commence par un écran noir. Dans le silence, d’emblée, pendant trois longues minutes, on nous invite à porter le deuil. Ce sera un film sur la mémoire. Puis, sans transition, la séquence suivante s’ouvre sur un idyllique déjeuner sur l’herbe, à la Édouard Manet : jardin florissant, couleurs chatoyantes, festin riche et raffiné, et rires de cinq petites têtes blondes chéries par des parents aux petits soins. Une vie de rêve ! Sauf que, la focale s’élargissant, l’on découvre que ce jardin d’Éden jouxte des bâtiments lugubres, des barbelés et des cheminées qui crachent sans discontinuer, de longues fumées de cendres incandescentes. Bienvenue à Auschwitz-Birkenau en 1942, dans la famille Höss, dont l’Histoire retiendra le père, Rudolf Höss, commandant du camp d’extermination et sa femme Hedwig, admirablement interprétée par Sandra Hüller, l’inoubliable actrice de Toni Erdmann (2016) et de L’Anatomie d’une chute, palme d’or du Festival de Cannes 2023 et nominé outre-Atlantique aux Oscars dans cinq catégories.
Ne rien montrer ou presque des camps de la mort.
Dans cette propriété payée par le Reich à sa hiérarchie zélée, à proximité d’une charmante rivière et à quelques encablures de la plus grande scène de crime contre l’humanité, la famille Höss s’y baigne, prend le soleil, y pratique du canoë en toute insouciance. Le réalisateur britannique Jonathan Glazer, auteur du très remarqué Under The skin (2013) et du court-métrage The Fall (2019), y dépeint une famille ordinaire, insouciante, des petits bourgeois à la Bertold Brecht qui font la fête dans leur bulle dorée, à l’abri d’un monde qui s’est perdu dans la barbarie. Le parti pris de ce film dépeint un univers artificiel et étouffant à la Truman Show flirtant avec les damnés de Visconti ! Au quotidien, cette petite famille endimanchée, que le commandant Höss, interprété par le glacial Christian Friedel, de repos le week-end, arbore dans son costume blanc étincelant, illustre à elle seule cette banalité du mal si bien décrite par Hannah Arendt. Ce film ne manquera pas de susciter des critiques qui nourrissent le débat à chaque fois qu’une œuvre cinématographique traite de la Shoah. Peut-on montrer l’indicible sans tomber dans le voyeurisme ? Le mal absolu peut-il être mis en scène sous forme de fiction sans risque de profaner l’Histoire et la mémoire des victimes ?
À l’exception de quelques chefs d’œuvre ayant fait l’unanimité, dont Le pianiste de Roman Polanski (2002), Au revoir les enfants (1987) de Louis Malle ou plus récemment Le Fils de Saul (2015) de László Nemes, l’exercice a souvent été périlleux. On se souvient des critiques qui avaient visé La liste de Schindler de Steven Spielberg (1993) et l’incroyable film de Roberto Benigni, La Vie est belle (1997). On se souvient aussi de la polémique à propos de la sortie du film La chute (2004) de Oliver Hirschbiegel, qui avait choisi de traiter les derniers jours de Hitler interprété par Bruno Ganz. À la différence de ces œuvres majeures, le réalisateur de La Zone d’intérêt a choisi de ne rien montrer ou presque des camps de la mort. D’Auschwitz, on ne retiendra que la scène finale, paralysante, tournée aujourd’hui dans le mémorial où du personnel de nettoyage s’affaire à dépoussiérer le sol des chambres à gaz après les visites comme pour signifier que l’histoire de la Shoah ne s’efface pas d’un coup de balai ! Clin d’œil aux révisionnistes et relativistes de tout poil…
Des détails visuels qui vous glacent le sang
Jonathan Glazer choisit de juxtaposer des univers opposés, laissant au spectateur le soin de se réapproprier l’étendue de l’horreur de la Solution finale. Dans la sobriété et la finesse de petites touches impressionnistes et de rumeurs s’appuyant sur une bande-son en sourdine, enchaînant coups de feu, cris, aboiements de chiens, pendant que madame se penche sur ses dahlias, enlève les mauvaises herbes et sert du strudel aux pommes à ses invités. On aura compris que La Zone d’intérêt est d’abord celle d’Hedwig qui se régale de ce bonheur factice, artificiel, faussement vernis, qu’elle fait prospérer en cultivant son déni, aussi indifférente et insensible à ce qui l’entoure, à l’image d’une autruche enfouie sous le sable de ses propres mensonges pour maintenir ses privilèges. Puis progressivement, ce sont des détails visuels qui vous glacent le sang, portés par les protagonistes. Des gestes, comme celui de l’épouse parfaite qui propose à ses multiples esclaves domestiques, juives ayant réchappé à la sélection, des vêtements volés aux victimes en guise de prime en précisant bien : « Vous avez droit chacune à une pièce », tout en se gardant la part du lion, un manteau de fourrure, « car il faut se préparer aux durs hivers » qu’elle essaie, sourire aux lèvres, devant la glace de sa chambre. Des attitudes qui relèvent de la routine, quand son commandant de mari compte avec méthode des billets de banque spoliés dans les bagages de celles et ceux qui n’ont pas réchappé aux chambres à gaz. Entre deux lettres dictées de son bureau avec méthode, comme le ferait un ingénieur d’une usine automobile, pour donner des consignes afin d’optimiser le « rendement » des camps et « accueillir efficacement » les derniers convois. Plus brutal, on devine aussi le sort de la déportée qui arrive toujours dans le même bureau, transformée en esclave sexuel pour satisfaire les appétits de monsieur qui, en fin de couple, on le devine aussi, fait lit à part avec sa femme…
« Je peux vous transformer en cendres comme je veux »
Enfin le film s’accélère après un nouvel écran cette fois rouge qui marque une nouvelle séquence. Rudolph Höss apprend qu’il va être promu « superviseur » des commandants des camps. Objectif : optimiser l’extermination et trouver des solutions pour accélérer le « process industriel », sous les ordres directs d’Eichmann. L’acmé de son « métier », mais qui implique que sa famille quitte le « paradis » pour rejoindre la ville. Sa femme s’y oppose. Pas question pour elle de quitter l’Éden et sa culture des roses et des pommes de terre. Décision prise, il aura la faveur de son chef qui autorisera la famille à rester dans les lieux, pendant que lui rejoindra le quartier général. Pour Hedwig, La Zone d’intérêt est préservée mais, agacée par cet épisode, elle perdra son sang froid (ce sera la seule fois dans le film) et comme pour se soulager, s’en prendra à l’une de ses domestiques qui n’avait pas débarrassé la table assez vite : « Je peux vous transformer en cendres comme je veux, il suffit que je le demande à mon mari ! » Ce sera la seule agression « visible » de ce long métrage largement inspiré du livre de Robert Merle publié en 1952, La mort est mon métier, écrit d’après les mémoires de Höss lui-même, Le commandant d’Auschwitz parle, rédigé dans sa cellule de Nuremberg1Robert Merle, La mort est mon métier, Paris, Gallimard, 1976.. Le criminel sera exécuté à Auschwitz, sur le lieu de ses crimes, le 16 avril 1947, sans un mot de regret ni remords. À deux pas de son ancienne maison de famille…
La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer. Avec Sandra Hüller, Christian Friedel, Johann Karthaus… Durée : 1h46. En salle le 31 janvier.