Par Nedjib Sidi Moussa, docteur en science politique (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
(Article paru dans Le DDV n°681, décembre 2020)
Les premières occurrences du terme « islamophobie » remontent au début du XXᵉ siècle dans la langue française. On le trouve en 1910 sous la plume d’Alain Quellien qui l’associe, dans La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, à « un préjugé contre l’Islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne ». L’auteur plaide pour une meilleure compréhension de la religion musulmane afin de faciliter la domination coloniale sur le continent africain. Dans Le Pèlerinage à la maison sacrée d’Allah, le peintre converti à l’islam Étienne Dinet distingue en 1920 « islamophobie pseudo-scientifique » – désignant les orientalistes qui n’étudient « la langue arabe et la religion musulmane que dans le but de les salir et de les dénigrer » – et « islamophobie cléricale » – ciblant le prosélytisme des missionnaires chrétiens en « guerre contre l’Islam ».
À la fin du siècle dernier, ce terme connaît une nouvelle visibilité, en passant par la langue anglaise, dans une période marquée par « l’affaire Salman Rushdie » dont Kenan Malik rappelle, dans From Fatwa to Jihad (2009) qu’elle constitua le « moment durant lequel un nouvel islam s’est annoncé dramatiquement comme une question politique majeure dans la société occidentale ». En effet, le roman Les Versets sataniques (1988) suscite la colère des milieux intégristes dans le monde arabo-musulman et dans les diasporas établies en Europe. Ainsi, en décembre 1988, 7 000 manifestants se réunissent à Bolton à l’appel des Déobandis[1] pour brûler des exemplaires du livre. En février 1989, l’ayatollah Khomeiny, guide suprême de la République islamique d’Iran, lançait une fatwa appelant au meurtre de l’écrivain.
Dans ce contexte, le Runnymede Trust, un laboratoire d’idées multiculturaliste basé à Londres, emploie en 1994 le terme « islamophobia » – compris comme « sentiment antimusulman » – dans un rapport consacré à l’antisémitisme, A Very Light Sleeper.
L’organisation, qui appelle à combattre les deux phénomènes « avec le même engagement et le même sérieux », en souligne les similarités – « les juifs et les musulmans sont perçus par les personnes qui les rejettent comme des étrangers et des intrus aux sociétés européennes » – tout comme les différences, dont la principale aurait trait « aux perceptions de la situation internationale au Moyen-Orient ».
2001, année charnière
En France, ce terme apparaît la même année dans Le Monde. Le 10 décembre, Émile Malet évoque à la fois « l’ébranlement socio-religieux de certains pays arabes et une espèce d’islamophobie rampante en Europe ». Dans Libération, François Devinat rapporte le 26 décembre les propos tenus au Bourget par le journaliste Michel Renard, lors du rassemblement annuel de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) – « il faut en finir avec l’islamophobie » – tandis que les participants à cet événement expriment leur désapprobation de la circulaire du 20 septembre 1994 sur les ports de signes ostentatoires dans les établissements scolaires. Mais l’usage de cette notion va devenir plus fréquent dans le champ médiatique après le 11 septembre 2001.
Notons cependant que l’onde de choc globale des attentats islamistes a éclipsé la déclaration adoptée à Durban par la Conférence mondiale contre le racisme (2-9 septembre 2001) qui, d’une part, constatait « avec une profonde inquiétude la montée de l’antisémitisme et de l’islamophobie dans diverses régions du monde » et, d’autre part, invitait les États « à reconnaître la nécessité de lutter contre l’antisémitisme, le racisme anti-Arabe et l’islamophobie dans le monde entier ».
L’année 2001 constitue une étape décisive dans la diffusion du terme « islamophobie », notamment par l’intermédiaire du journaliste religieux Henri Tincq qui évoquait, dès le 13 septembre dans Le Monde, « les cauchemardesques clichés de la stigmatisation de l’islam » ou encore « l’amalgame entre islam et terrorisme ». Le Réseau d’information européen sur le racisme et la xénophobie (RAXEN) constatait en novembre, dans son rapport Réactions anti-islamiques dans l’UE à la suite des actes terroristes commis à l’encontre des Etats-Unis, qu’« une islamophobie latente a mis à profit les circonstances présentes pour émerger, se concrétisant sous la forme des actes d’agression physique et d’insultes verbales ».
Pourtant, il faut attendre deux années pour que paraisse en France le premier ouvrage dédié à cette thématique.
Diffusion en France
En effet, l’essai du sociologue Vincent Geisser, La Nouvelle islamophobie (La Découverte, 2003), permet d’accentuer la visibilité médiatique et la légitimité scientifique d’une notion ainsi présentée : d’une part « l’islamophobie n’est pas simplement une transposition du racisme anti-arabe, anti-maghrébin et anti-jeunes de banlieues : elle est aussi une religiophobie » et d’autre part, « la nouvelle islamophobie se greffe sur un rapport à la fois sélectif et traumatique à notre mémoire nationale […] Elle constitue bien un racisme antimusulman profondément « moderne » qui prend corps dans une idéologie racialiste postrévolutionnaire […], évoluant progressivement vers un universalisme conquérant et missionnaire ».
Il faut toutefois comprendre que cet ouvrage constitue une réponse à celui publié l’année précédente par le philosophe Pierre-André Taguieff, La Nouvelle judéophobie (Fayard, 2002). De plus, la démonstration du chercheur s’inscrit dans un registre polémique en reprenant les arguments avancés durant la guerre civile algérienne par le pôle « réconciliateur » – favorable à une solution négociée avec le Front islamique du salut (FIS) –, pour mieux disqualifier le pôle « éradicateur » qui a soutenu l’interruption du processus électoral par l’armée en janvier 1992.
Le 20 septembre 2003, le MRAP présidé par Mouloud Aounit organise un colloque à l’Assemblée nationale intitulé « Du racisme à l’islamophobie ». Le 17 octobre, dans un discours à la Mosquée de Paris, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin s’inquiète « d’une certaine islamophobie qui se développe incidemment dans notre pays ». Le même mois, l’exclusion des sœurs Alma et Lila Lévy du lycée Henri Wallon à Aubervilliers relance la controverse sur le port de signes religieux dans les établissements scolaires, quatorze ans après « l’affaire des foulards » de Creil.
Cet événement, ainsi que les débats relatifs à l’adoption de la loi du 15 mars 2004, donnent lieu à une dynamique durant laquelle émergent des acteurs engagés tant dans la lutte contre l’islamophobie qu’en faveur de sa reconnaissance, entraînant des déchirements au sein de la gauche laïque – peu encline à s’allier à des intégristes religieux ou des militants islamistes – et des recompositions dans l’antiracisme – bientôt présenté comme divisé entre antiracistes « moraux » et antiracistes « politiques », influencés par les thèses postcoloniales puis décoloniales. Dans cette conjoncture, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) débute ses activités pour dénoncer « l’ensemble des actes de discrimination ou de violence contre des institutions ou des individus en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à l’islam ».
Mais à ces tensions hexagonales viennent se combiner des distorsions internationales – bientôt suivies d’effets bien nationaux – causées par la publication, en septembre 2005, des caricatures du prophète de l’islam par le journal danois Jyllands-Posten – affaire analysée par l’anthropologue Jeanne Favret-Saada dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins (Fayard, 2007).
Alliances et perspectives
Quelques mois plus tard, l’Organisation de la conférence islamique (OCI) attire l’attention sur le « phénomène alarmant de l’islamophobie » assimilé à une « forme de racisme et de discrimination ». L’organisation internationale basée à Djeddah préconise la création d’un observatoire dédié à cette question et invite « les pays occidentaux à légiférer contre l’Islamophobie et à recourir à l’enseignement et aux médias pour le combattre », comme au « renforcement de la coordination entre les institutions de l’OCI et les groupes de la société civile en Occident pour contrer le phénomène ».
Présenté à Dakar en mars 2008, le premier rapport de l’Observatoire de l’OCI sur l’islamophobie révèle tant l’ambigüité de cette notion que son potentiel liberticide. Le document préconisait de « veiller à ne pas ancrer dans l’opinion occidentale cette dualité consistant à croire qu’il est inadmissible de s’attaquer à la diversité raciale mais qu’il est de bonne guerre de dénoncer des religions » ou d’« amener les autorités compétentes à prendre les mesures nécessaires contre la publication de faits à caractère incendiaire, insultant et provocateur dans les médias ou sites Internet ».
L’année suivante, le professeur de droit musulman Hatem Bazian crée l’Islamophobia Research and Documentation Project, hébergé par le Center for Race and Gender de l’Université de Californie (Berkeley) où se déroule depuis lors une conférence internationale annuelle, permettant la convergence entre activistes et universitaires.
Au gré des rencontres, manifestations et publications, la notion d’islamophobie s’est donc imposée, en soulevant des questions d’ordre sémantique mais aussi en termes d’alliance et de perspective. Inséparable de la structuration des communautés et institutions musulmanes, cette notion est devenue stratégique pour des intellectuels et militants de gauche – notamment les anticapitalistes qui n’articulent pas l’anticléricalisme à leur antiracisme dit « politique » –, souvent favorables à l’expression du religieux dans l’espace public ou à une conception plus libérale de la laïcité, au risque d’assimiler toute critique de la religion à une forme de racisme ou d’alimenter une concurrence victimaire pouvant conduire à relativiser l’antisémitisme.
Article publié dans Le DDV n°681, décembre 2020.
[1] Déobandis : courant conservateur de l’islam sunnite, originaire du sous-continent indien.