Par Jacqueline Costa-Lascoux, juriste et sociologue, directrice de recherche honoraire au CNRS
(Article paru dans Le DDV n°681, décembre 2020)
L’affiche éditée dans les années 80 par le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) captait le regard : deux masques de style bambara, l’un noir, l’autre blanc, réunis par le signe égal, avec le sous-titre, Une noire vaut une blanche. Le graphisme était réussi et le slogan jouait astucieusement sur la métaphore musicale. Pourtant, des militants désavouaient la transformation de la lutte contre le racisme en un jeu de masques, un face-à-face noir/blanc. Une autre affiche représentera des visages aux carnations contrastées, Pas pareils, tous égaux, une sorte d’antiracisme « à la Benetton », à l’instar des publicités de la marque de vêtements. Alors, pour répondre aux critiques, l’idée sera reprise, mais avec l’image moins figurative d’un gant aux doigts colorés.
Le miroir déformant de la différence
Le secrétaire général du MRAP, Albert Lévy, encouragea l’élargissement du mouvement au-delà de l’antisémitisme inscrit à sa fondation, en 1949. L’extension du combat aux discriminations liées au « développement inégal » (rapport Nord/Sud) allait conduire à une essentialisation des différences. Le cercle des premiers militants, résistants et déportés, communistes pour la plupart, s’ouvrit donc progressivement aux combattants pour l’indépendance de l’Algérie, à des antiracistes antillais (George Pau-Langevin sera présidente du mouvement de 1984 à 1987), à des immigrés, dont Mouloud Aounit, qui deviendra à son tour président du MRAP[1], ou au dessinateur/écrivain Slimane Zeghidour. Si l’ouverture était légitime et si l’arrivée de militants jeunes, ayant participé à la Marche pour l’égalité et contre le racisme, était souhaitable, le MRAP suivait l’évolution de l’Union de la gauche.
Après la guerre des Six-Jours, la question de la Palestine avait déjà créé un premier clivage. Pour certains, la lutte pour les droits des travailleurs immigrés rejoignait la cause des Palestiniens dans le conflit avec Israël. Albert Lévy ne pouvait être taxé de vouloir minimiser l’antisémitisme : c’était son histoire, ses activités pendant la résistance à l’Union de la jeunesse juive (UJJ) et ce sera son inlassable travail pour la réhabilitation des époux Rosenberg[2]. Mais il avait compris que l’antiracisme, à partir du vote de la loi contre le racisme du 1er juillet 1972, portée et soutenue par le MRAP[3], deviendrait un combat majeur. Il concevait cette évolution comme inéluctable. Ainsi, après la mobilisation – trois cent mille manifestants à Paris à l’appel du MRAP dénonçant l’attentat de la rue Copernic en 1980 –, la lutte contre l’antisémitisme se limitera à dénoncer l’extrême droite.
Dans le même temps, la gauche et l’extrême gauche se consacraient à la défense des immigrés. La référence à l’antisémitisme disparut en 1977 de l’acronyme du MRAP. En 1981, la revue du MRAP, Droit et Liberté, devint l’organe interne des militants, tandis que la revue Différences était créée à destination du grand public. Il faudra des années pour comprendre le changement de paradigme. Les discours et les actions dérivaient vers le différentialisme, la diversité l’emportant sur l’égalité[4], l’universalisme, soupçonné d’être un impérialisme, était battu en brèche au profit d’une vision manichéenne de la domination occidentale. De fait, et sans que les protagonistes en aient eu toujours conscience, les concepts de « race » et d’ethnicité envahirent la pensée militante et les universités.
La ressemblance contre l’égalité
L’occultation de la citoyenneté sous des revendications identitaires a brouillé la compréhension de la lutte contre le racisme. La reconnaissance des identités « raciales » ou « ethniques », la victimisation des « nouveaux damnés de la terre », la naturalisation des différences sociales et culturelles, la révolte contre une égalité formelle, qui ne se concrétise pas de facto par une similarité de talents et de capacités d’action, ont ébranlé le socle de la démocratie. Depuis les philosophes grecs, la distinction fondatrice de la démocratie, entre l’isonomie et l’isomorphisme, s’est effacée de la culture politique : on oubliait que l’égalité est un rapport à la norme, à la loi, alors que la ressemblance est une similitude d’appartenances ou d’apparences. Et ce que les révolutionnaires de 1789 formulaient sur le principe de l’égale dignité des personnes a disparu des repères du plus grand nombre. La dialectique féconde entre les identités héritées et la citoyenneté a perdu sa signification au profit de l’affrontement de figures imposées, closes et figées. Le communautarisme gagnait contre l’universalisme.
Était-il si difficile, pourtant, d’expliquer la constitution en perpétuel mouvement de la personne, tel Janus, le dieu des commencements et des fins, des choix et des passages ? Janus présente une face tournée vers le passé, l’autre sur l’avenir, comme d’un côté, la figure de l’identité et de l’autre, la figure de la citoyenneté, l’une et l’autre dialoguant tout au long de la vie. Le destin singulier du citoyen se modèle à partir de cet échange permanent, par un jeu de correspondances qui résonne en chaque individu.
L’identité représente l’héritage, la filiation, la symbolique du sang, la terre des ancêtres, le culte des origines, la mémoire, la communauté, tout ce qui relève de la tradition, celle que l’on a en nous et que l’on transmet aux générations suivantes, avec sa charge affective et ses symboles. La citoyenneté suppose le contrat social. Elle s’exprime à travers la capacité de choix, le libre consentement dans la vie privée et l’élection, dans la vie publique. Elle ne se réfère pas à la terre des ancêtres, mais au territoire où l’on exerce ses droits. Au-delà de la mémoire, la citoyenneté signifie une histoire collective dans laquelle quiconque peut s’engager, quelle que soient ses origines – tels les résistants de l’Affiche rouge ou les combattants venus d’Outre-mer. Elle constitue la communauté des citoyens, qui peuvent s’associer pour la défense d’un objet commun en vertu de la loi 1901, et participer à la nation « plébiscite de chaque jour ». La dialectique identité/citoyenneté institue la personne tout au long de la vie. Lorsque la citoyenneté reste abstraite, c’est le « sel de la vie » qui disparait. Lorsque l’identité se ferme sur elle-même, communautariste et discriminatoire, c’est la démocratie qui recule. La République favorise les deux registres, sans que l’un supplante l’autre. Et les révolutionnaires de 1848ont nommé le lien qui unit l’Homme et le citoyen, à la fois hérité et choisi : la fraternité.
Ce bel ordonnancement est peu lisible, aujourd’hui, pour un grand nombre de nos contemporains, emprisonnés dans des « identités meurtrières »[5], pris par un furieux désir d’arborer des signes de reconnaissance portés comme des stigmates victimaires ou des marques commerciales. L’imaginaire identitaire donne l’illusion d’une unité de l’individu, véritable antidote à la crainte de la fragmentation. L’affirmation de soi fantasmée devient le remède au doute et à l’incertitude des temps ; elle donne l’illusion de la puissance.
L’hégémonie racialiste
Le racialisme des combats antiracistes, à partir des années 70-80, portait en germe les crispations identitaires qui marquent ce début du XXIe siècle. Paradoxalement, la lutte contre le racisme qui dénonçait la ségrégation aux États-Unis s’est laissée gagner par des modes de pensée venus d’outre-Atlantique. Ce n’est pas la critique de l’impérialisme américain dans le monde qui l’a emporté, mais la culpabilisation de l’Europe néocoloniale. Après la chute du Mur de Berlin, les intellectuels, les militants, se sont tournés vers les USA pour y trouver des modèles de pensée et une reconnaissance, notamment pour faire oublier les anciens liens avec le communisme, publier en anglais et obtenir des conférences dans les universités américaines. La convergence de la défense des « exclus » avec un antiracisme « à l’américaine » a nié la complexité du monde et le projet universaliste.
Les radicalités politiques et les radicalisations religieuses rivalisent désormais dans la volonté d’être au premier rang du spectacle de la société. Des formes de censure et de mise au pilori jouent sur la haine. La radicalité politique propose une analyse « à hauteur d’homme », des rapports de force et des inégalités ; la radicalisation religieuse tire sa légitimité d’une transcendance hors de portée des mécréants. La ligne de partage devient alors « raciale », « ethnique » et entre les « purs » et les « impurs ». Le basculement dans des pensées totalitaires est désormais à l’œuvre. C’est l’Autre que l’on veut éliminer comme une « tache » sur la surface du globe.
Article publié dans Le DDV n°681, décembre 2020.
[1] Une pétition de membres du Conseil d’administration du MRAP demandera sa démission, critiquant sa « rhétorique communautariste et ethniciste », en mai 2007.
[2] En 1994, Albert Lévy participa à la rédaction du livre La Tragédie inachevée : l’affaire Rosenberg aujourd’hui, À sa mort, il était encore président d’honneur de l’association pour la réhabilitation d’Ethel et Julius Rosenberg.
[3] Voir Emmanuel Debono, Le racisme dans le prétoire. Antisémitisme, racisme et xénophobie devant la loi, PUF, 2019.
[4] Voir Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, 2009.
[5] Expression d’Amin MAALOUF Les identités meurtrières, Grasset, 2012