Gilles Ivaldi, chargé de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof)
Article paru dans Le DDV n°691 (octobre 2023)*
En France, Marine Le Pen a établi un nouveau record en totalisant 41,5 % des voix et plus de 13 millions d’électrices et d’électeurs au second tour de l’élection présidentielle d’avril 2022. À la même période, en Hongrie, le Fidesz a totalisé 54% des voix aux législatives et conforté Viktor Orbán au pouvoir pour un quatrième mandat consécutif. En Italie, Giorgia Meloni, cheffe de file des post-fascistes des Fratelli d’Italia(FdI)1Frères d’Italie a remporté les élections de septembre 2022 avec 26 % des suffrages, et a pris la tête du nouveau gouvernement. En Suède, les Sverigedemokraterna2Démocrates de Suède de Jimmie Åkesson se sont hissés à la deuxième place des législatives de septembre 2022 avec 20,5 % des voix.
Plus récemment, aux législatives d’avril 2023, les Perussuomalaiset3Le parti des Finlandaisde Rikka Purra ont réuni 20,1 % des suffrages exprimés et sont entrés au gouvernement en coalition avec les conservateurs de Petteri Orpo. En Bulgarie, le parti Vazrazhdane4Renaissance a obtenu 13,6 % des suffrages. En Espagne, Vox a remporté un succès notable lors des élections locales du 28 mai dernier et s’impose désormais comme la troisième grande force politique du pays.
Ailleurs en Europe, les formations d’extrême droite ont le vent en poupe, notamment à l’Ouest. Aux Pays-Bas, trois partis d’extrême droite se disputent près d’un quart des voix. Outre-Rhin, le parti Alternative für Deutschland (AfD) a progressé de près de 8 points depuis les élections de 2021, avec 18 % des intentions de vote, et dépasse même les sociaux-démocrates du SPD dans certaines enquêtes. Au Portugal, Chega5« Ça suffit » pourrait doubler son score de janvier 2022 avec 13 % des intentions de vote. En Autriche, le Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ)6Parti de la liberté d’Autriche domine les sondages avec 27 % des voix, en progression de près de 11 points par rapport à son score aux législatives de 2019. Chez nos voisins belges, le Vlaams Belang (VB)7Intérêt flamand occupe la première place et serait en mesure de multiplier par deux son résultat de 2019 avec 24 % des suffrages.
Plus à l’est de l’Europe, l’extrême droite progresse en Estonie où le Eesti Konservatiivne Rahvaerakond (EKRE)8Parti populaire conservateur d’Estonie réunit actuellement 23 % des intentions de vote (+7 points par rapport à mars dernier), en Croatie avec l’émergence récente du Domovinski pokret9Mouvement pour la patrie autour de 8 % des voix, et en Roumanie où l’Alianța pentru Unirea Românilor (AUR)10Alliance pour l’unité des Roumains progresse de près de 8 points avec 17 % des intentions de vote. En Pologne, le Prawo i Sprawiedliwość
(PiS)11Droit et justice de Jarosław Kaczyński continue d’être largement en tête pour les prochaines législatives avec 35 % des intentions de vote devant les libéraux de la Coalition civique de Donald Tusk.
Une extrême droite plurielle
À l’échelle de l’Europe, l’extrême droite regroupe des mouvements aux parcours politiques divers. Si certains de ces partis, comme le RN français, les Fratelli d’Italia ou les Démocrates suédois puisent leurs racines dans les milieux historiques de l’extrême droite, d’autres, tels que le Fidesz hongrois ou le PiS en Pologne sont, à l’origine, des partis conservateurs, qui se sont radicalisés au cours des dernières années.
Si certains partis, comme le RN français, les Fratelli d’Italia ou les Démocrates suédois puisent leurs racines dans les milieux historiques de l’extrême droite, d’autres, tels que le Fidesz hongrois ou le PiS en Pologne sont, à l’origine, des partis conservateurs, qui se sont radicalisés au cours des dernières années.
Ces partis se rejoignent tous sur certains traits idéologiques communs cependant : rejet de l’immigration et de l’islam, affirmation de l’identité et de la souveraineté nationales, notamment face à l’Union européenne. Tous partagent également un agenda autoritaire et sécuritaire, fondé sur la loi et l’ordre, et la plupart adhèrent à l’idée d’une « préférence nationale » pour assurer l’accès prioritaire aux nationaux à l’emploi et à l’aide sociale.
Si des partis tels que le RN français ou le Partij voor de Vrijheid(PVV)12Parti pour la liberté néerlandais s’efforcent d’épouser les grandes évolutions de la société, d’autres incarnent à l’inverse une réaction conservatrice face aux enjeux d’égalité femmes-hommes ou de promotion des droits LGBT. Viktor Orbán en Hongrie ou le PiS polonais s’imposent comme hérauts de cette contre-révolution culturelle. En Italie, Giorgia Meloni a été élue sur le slogan « Dieu, famille, patrie » ; en Espagne, Vox fait de la lutte contre l’avortement ou le mariage homosexuel un de ses principaux chevaux de bataille.
Les raisons d’un succès
Cette popularité de l’extrême droite est alimentée par les multiples insécurités économiques et les colères sociales dans un contexte marqué par l’impact de la pandémie de Covid-19, de la guerre en Ukraine et de la flambée des prix, particulièrement au sein des groupes sociaux les plus vulnérables. À l’image du RN en France ou du FPÖ en Autriche, ces partis sont en mesure d’exploiter l’anxiété et le pessimisme social, sur fond d’insatisfaction et de mécontentement à l’encontre des gouvernements en place.
Au-delà de ces facteurs socioéconomiques, le vote d’extrême droite reflète aussi la persistance d’insécurités identitaires plus profondes liées à l’immigration. Ces enjeux continuent de travailler en profondeur les électorats européens, au profit du discours nationaliste de ces partis. En témoigne la résurgence actuelle des débats sur l’immigration en France, en Italie, en Allemagne, en Autriche ou au Royaume-Uni.
Les incertitudes créées par la guerre augmentent par ailleurs la demande d’autorité et de leadership fort, en résonance avec la question fondamentale des frontières, de la souveraineté et de la protection des intérêts nationaux, qui sont au cœur de la rhétorique de ces mouvements. Beaucoup de ces partis ont critiqué les sanctions à l’encontre de la Russie au motif que celles-ci pénaliseraient avant tout les citoyennes et les citoyens de leurs pays respectifs, pour mieux faire oublier au passage leur sympathie pour le régime autoritaire de Vladimir Poutine.
Enfin, la montée en puissance de l’extrême droite illustre le travail que nombre de ces partis ont opéré depuis plusieurs années pour « lisser » leur image. En France, Marine Le Pen poursuit sur sa ligne de « dédiabolisation » du RN. En Italie, le parti de Giorgia Meloni s’est éloigné de ses positions les plus radicales sur l’immigration ou l’Union européenne. Le succès des Démocrates de Suède témoigne aussi de la tactique de Jimmie Åkesson pour gommer progressivement les racines de son mouvement au sein de la galaxie néonazie.
Une menace pour la démocratie
On assiste depuis plusieurs années à l’institutionnalisation et la normalisation de l’extrême droite, et à la propagation croissante de ses thèmes et de ses idées dans l’espace public.
En Europe, les grands partis de la droite classique se sont réapproprié beaucoup des thèses de l’extrême droite, sur l’immigration ou l’identité. La droitisation des Républicains (LR) en France témoigne si besoin était de cette forte porosité idéologique, mais on observe un mouvement similaire dans nombre de pays européens.
Cette fusion des droites offre de multiples opportunités à l’extrême droite de venir un peu plus s’insinuer dans les arènes du pouvoir. Beaucoup de ces partis sont ou ont été au gouvernement dans les années récentes, en Italie, en Autriche, aux Pays-Bas, en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie, en Suède, au Danemark et ailleurs. En Espagne, Vox est devenu en quelques années un partenaire du Parti populaire au plan local et régional. Le décès récent de Silvio Berlusconi, leader de Forza Italia, nous rappelle le rôle de « légitimation » joué par la droite lorsqu’elle se risque à l’alliance avec l’extrême-droite.
Si elle ne menace pas ouvertement les fondations mêmes des régimes démocratiques, l’extrême droite s’oppose toutefois aux valeurs et aux normes libérales qui en assurent l’équilibre politique et institutionnel.
Si elle ne menace pas ouvertement les fondations mêmes des régimes démocratiques, l’extrême droite s’oppose toutefois aux valeurs et aux normes libérales qui en assurent l’équilibre politique et institutionnel. La dérive « illibérale » des régimes hongrois ou polonais, ou l’expérience même de la présidence de Donald Trump aux États-Unis témoignent des multiples attaques portées à l’encontre des droits des minorités, des immigrés, des contre-pouvoirs, des milieux associatifs, des médias ou des juges.
Cette dérive illibérale participe d’un mouvement plus large et particulièrement préoccupant d’érosion démocratique13Voir à ce titre le dernier rapport alarmiste de l’Institut V-Dem..
En Europe, cette consolidation des mouvements d’extrême droite pourrait représenter un enjeu majeur des élections européennes de juin 2024. Sur la base des enquêtes nationales d’intentions de vote dont on dispose, ces formations pourraient totaliser plus de 180 sièges au Parlement de Strasbourg, contre un peu plus de 130 actuellement. Jusqu’à présent, ces partis sont demeurés fortement divisés, répartis entre les groupes Identité et Démocratie, celui des Conservateurs et Réformistes européens et les non-inscrits. Dans l’hypothèse d’une alliance, l’extrême droite s’imposerait alors incontestablement comme la principale force d’opposition aux principes et aux valeurs de l’Union européenne en son sein même.
* Article rédigé à l’été 2023.