Arnaud Lacheret, docteur en science politique et professeur associé à l’Arabian Gulf University de Bahreïn
Entretien paru dans Le DDV n°685, hiver 2021 (numéro offert à télécharger)
Mon dernier livre regroupe des entretiens avec vingt-trois femmes de la deuxième génération de l’immigration nord-africaine1Femmes, musulmanes, cadres… une intégration à la française, Arnaud Lacheret, Éditions Le Bord de l’Eau, 20€. L’échantillon a une moyenne d’âge de 37 ans (27 à 51 ans), nous avons inclus celles qui étaient cadres ou profession intellectuelle, titulaire d’un bac+3/5 et se définissant comme « d’origine Nord-Africaine » et au minimum « de culture musulmane ». L’objectif était de pouvoir comparer cet échantillon à celui de femmes du Golfe ayant les mêmes caractéristiques étudiées dans notre précédent livre.. Leur point commun est d’avoir obtenu l’accès à des postes d’encadrement ou à des professions intellectuelles témoignant d’une forte évolution sociale par rapport à la situation de leurs parents. Les entretiens portent sur de nombreux aspects de leur vie. Interrogées sur d’éventuelles discriminations subies, ces femmes indiquent dans un premier temps n’en avoir que très peu souffert. Puis des témoignages surgissent concernant des hommes dont elles sont proches. Il existe ainsi une discrimination ressentie, qui est différente en fonction des origines et du genre. Yaël Brinbaum et Christine Guégnard, dans une étude de 20122Brinbaum Yaël, Guégnard Christine, « Le sentiment de discrimination des descendants d’immigrés : reflet d’une orientation contrariée et d’un chômage persistant », Agora débats/jeunesses, n°61, 2012/2, p. 7-20., montrent que 41 % des immigrés d’Afrique du Nord estiment avoir été victimes de discrimination à l’embauche. Au sein de cette population, on note que ce sentiment est genré puisque seules 37 % des filles pensent avoir été discriminées contre 45 % des garçons. L’intensité de la perception varie en fonction de l’origine également puisque 36 % des enfants de parents immigrés d’Afrique subsaharienne et 21 % originaires de Turquie estiment avoir été l’objet de discriminations.
Pour autant, la discrimination n’est pas qu’une perception ou un sentiment. L’étude coordonnée par Yannick L’Horty réalisée en 20183Laetitia Challe, Sylvain Chareyron, Yannick l’Horty, Pascale Petit, « Discrimination dans le recrutement des grandes entreprises : une approche multicanal », TEPP, 2020/1. montre qu’à CV égal, un nom « nord-africain » a 20 % de chances en moins d’être contacté en réponse à une offre d’emploi qu’un nom « français », et 30 % pour une candidature spontanée. Cette discrimination bien réelle, les femmes de 30 à 50 ans interrogées éprouvent néanmoins des difficultés à en restituer l’expérience. L’explication est qu’elles appartiennent à une génération qui portaient le projet d’immigration de leurs parents. Le but de ces derniers était que leurs enfants deviennent « des Français ». Dans chacun des parcours de vie recueilli, les exemples de discriminations et de remarques racistes ont été intériorisées comme appartenant au passé et sont considérés comme quasiment « naturels » dans un parcours d’intégration.
Racisme « systémique » dans l’Éducation nationale
En revanche, deux points importants sont à retenir. Le premier pourrait se résumer en une phrase de Sarah, 45 ans : « Mon père était rejeté parce qu’il était arabe, ses enfants l’ont été parce qu’ils étaient supposés musulmans. » Ce point est important car il revient systématiquement et trouve notamment son origine dans le 11 septembre 2001, où la figure du « musulman » est devenue synonyme d’inquiétude et de danger potentiel. Cette figure du « musulman » et son irruption politique sont toutefois un processus commencé dans les années 1980 avec les grèves de 19824Des grèves dans les usines Talbot, Peugeot et Renault dans les années 1982-83 virent pour la première fois des ouvriers immigrés, soutenus par les syndicats traditionnels, émettre des revendications communautaires et religieuses comme la mise à disposition de salles de prière ou la possibilité de prendre cinq semaines de congés consécutives en été pour passer des vacances plus longues au sein du pays d’origine. dans le secteur de l’automobile où des ouvriers d’origine immigrée souhaitaient quelques aménagements de type religieux. On en retrouve aussi l’origine avec la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Pensant résoudre ce problème, les dirigeants de l’époque se sont mis à valoriser le droit à la différence, ne parvenant pas à décrypter le message politique émis qui était une demande d’intégration et de droit à l’indifférence. On est progressivement passé d’une politique publique qui « ignorait » les immigrés à une pensée valorisant politiquement la différence, rendant l’intégration plus compliquée et, surtout, mettant en avant la religion supposée des immigrés.
L’autre point ressortant des entretiens est plus pernicieux puisque presque toutes les femmes interrogées le soulèvent. Il s’agit de ce que certains chercheurs très engagés peuvent appeler le « racisme systémique ». Difficile à établir factuellement, il est décrit venant de là où on s’y attendrait le moins : l’Éducation nationale. Toutes les femmes interrogées soulignent cette tentation, en fin de collège, qu’ont pu avoir certains professeurs de les pousser vers des filières techniques ou professionnelles plutôt que de poursuivre vers une filière généraliste. Une orientation à laquelle leurs parents n’avaient pas la ressource de s’opposer. Elles ont donc dû batailler seules contre l’avis des enseignants, la suite de leur parcours prouvant que ces derniers s’étaient trompés.
Quartiers ghettoïsés et rappels constants aux origines
Lorsque l’on creuse davantage ces questions des discriminations avec les femmes interrogées, on s’aperçoit que la puissance publique, au nom de motifs louables, au lieu de favoriser l’intégration et d’atténuer les possibilités de discriminations, va maintenir le descendant d’immigré dans une position qui l’empêchera d’acquérir les codes de la population majoritaire et de s’acculturer. Cela commence avec la politique de la ville qui, en faisant en sorte que les « quartiers » deviennent des lieux de vie où l’on puisse « tout faire » ne donne plus d’opportunité à leurs habitants d’en sortir et de rencontrer la population des centres urbains, de comprendre ses codes et de s’intégrer en douceur. Plusieurs femmes interrogées étaient d’ailleurs allées jusqu’à se mobiliser contre l’installation de bibliothèques de quartier car cela les aurait privées de la seule opportunité qu’elles avaient de se rendre en centre-ville.
De même, les constants rappels de leurs origines, souvent faits avec bienveillance, dont sont l’objet les descendants d’immigrés au nom de la diversité et du droit à la différence deviennent l’alpha et l’oméga dans les quartiers : on se rassemble au centre social autour d’un couscous, on demande dès l’école élémentaire l’origine des enfants et on la valorise par des jeux éducatifs, on adopte une programmation culturelle liée aux origines ou à la culture supposée du quartier, on développe des cours d’apprentissage des langues supposées des parents, donnés souvent par des professeurs étrangers… Tout est fait, politiquement, pour ramener l’habitant d’un quartier à son origine, l’empêchant de prendre le parcours d’intégration dans la société majoritaire qu’ont pu emprunter ceux de la génération précédente.
Donner les moyens d’acquérir les codes de la société française
Cette valorisation de la différence a bien entendu donné naissance à un mouvement politique qui va pousser encore davantage les Français d’ascendance immigrée vers des pays d’origine dont souvent ils ne savent pas grand-chose. De même, le discours répété et martelé selon lequel la société française les rejetterait, qu’elle serait raciste et discriminatoire a, nous l’avons vu, un fondement. Toutefois, il ne peut que pousser les jeunes qui y sont confrontés à se réfugier dans un discours victimaire qui les prive d’une possibilité d’imiter la génération précédente et leur donne un prêt à penser renforçant le sentiment de discrimination.
Lutter contre les discriminations ethnoreligieuses nécessite bien entendu de les combattre avec vigueur. Toutefois, ce n’est pas suffisant et mon livre montre qu’il est indispensable de repenser la philosophie même de la politique d’intégration. Intégrer une société, pour une minorité, suppose l’acquisition de codes, une acculturation et un contact fréquent avec la population au sein de laquelle on souhaite s’intégrer. Force est de constater que la politique d’intégration mise au point dans les années 80, qui s’est ensuite déclinée avec la politique de la ville conduit exactement à l’effet inverse, multipliant les tensions, les incompréhensions et, en définitive les situations de discrimination.