Ya-Han Chuang, chercheure au Ceri (Sciences Po)
Article paru dans Le DDV n° 688, automne 2022
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En France et dans de nombreux pays occidentaux, les Asiatiques sont souvent considérés comme une « minorité modèle » qui réussit mieux professionnellement que les autres minorités. Ce stéréotype positif tend à occulter les expériences de racisme qui les touchent et à freiner la mobilisation des personnes concernées. Toutefois, un militantisme a vu le jour pour dénoncer la violence, les stéréotypes et les discriminations dont sont l’objet les individus perçus comme asiatiques. À partir d’une description des représentations des Asiatiques forgées pendant l’époque coloniale, il nous faut donc décrypter l’évolution de ces stéréotypes des années 1970 à nos jours, puis l’émergence des mobilisations de jeunes Franco-Asiatiques, qui invitent à un décloisonnement du répertoire culturel national. Force est de constater que le processus de racialisation concernant les Asiatiques se forme et évolue constamment au croisement de l’influence géopolitique, des structures économiques et de la cohabitation urbaine.
L’héritage de la France coloniale
La perception de l’Asie et des Asiatiques en France se fondant en particulier sur les échanges culturels avec la Chine ou le Japon depuis le XIXe siècle et avec les territoires de l’ancienne Indochine, deux types d’imaginaires coexistent dans la culture populaire. Le premier renvoie au « péril jaune », qui désigne une foule peu civilisée, brutale et menaçante, à l’image des Boxers qui se sont révoltés contre les alliés des huit nations en 1900, ou des nationaux d’un Japon modernisé ayant réussi à vaincre la Russie en 1905, qui a provoqué la peur d’une invasion « jaune » au moment de l’Exposition universelle de 1900 et des expositions coloniales françaises de 1906 et 1907.
Les expressions péjoratives « réseaux mafieux », « traite d’êtres humains » ou encore « travail clandestin » sont régulièrement utilisées pour qualifier l’activité des immigrés asiatiques.
Cette représentation d’une population pauvre et indigne de confiance a été revivifiée au cours des années 1960, dans le contexte de la guerre froide et de la révolution culturelle. Ainsi la chanson de Charles Trenet Le Chinois (1966) décrit-elle un marchand de chaussures qui « fume de l’opium », qui « s’nourrit de riz frit aux p’tit pois » et qui « est capable d’atteindre son but qui est de déteindre sur nous ». Au contraire des hommes asiatiques perçus par le regard colonial comme « fourbes » ou « sournois », les femmes asiatiques paraissent dociles et sur-sexualisées, comme l’indique la chanson populaire La petite Tonkinoise qui les décrit comme « belles et fidèles », « vives » et « charmantes ». La peur et le fantasme, l’asiaphobie et l’asiaphilie constituent alors deux revers d’une même médaille qui forge l’altérisation des Asiatiques dans le cadre de l’empire colonial.
Un entre-soi qui inspire la méfiance
À partir des années 1980, les réfugiés de l’ancienne Indochine et les travailleurs migrants chinois deviennent une main-d’œuvre visible en région parisienne. Exerçant principalement leur métier dans le commerce alimentaire, la fabrication de prêt-à-porter ou la maroquinerie, ils assurent la position de « minorité intermédiaire » en faisant le lien entre le producteur et les consommateurs dans l’espace urbain. S’il est indéniable que le « marché ethnique du travail » fournit à ses membres une protection économique efficace, cet entre-soi engendre également des préjugés racialisants.
Tout d’abord, l’opacité de l’entre-soi économique basé sur une origine ethnique commune alimente une suspicion de replis communautaires et de comportements illicites. Ainsi, les expressions péjoratives « réseaux mafieux », « traite d’êtres humains » ou encore « travail clandestin » sont régulièrement utilisées pour qualifier l’activité des immigrés asiatiques. Un exemple frappant est la publication par Le Point, en 2012, de l’article « L’intrigante réussite des Chinois de France ». S’y trouve un encadré intitulé « Les 5 commandements de l’entrepreneur chinois », qui assimile ce dernier à un individu ne respectant pas la loi et travaillant uniquement avec des membres de sa famille. En somme, la figure de l’entrepreneur immigré contribue à l’essentialisation des populations concernées.
Au-delà d’une représentation négative dans la sphère médiatique et culturelle, ce cliché est également à l’origine de la prolifération d’agressions motivées par des raisons pécuniaires. Le stéréotype percevant les Chinois comme entrepreneurs riches s’appuie parfois sur une vulnérabilité réelle en raison d’un handicap linguistique et administratif, suscite des sentiments d’impuissance qui se sont traduits, en 2016, par des manifestations massives après la mort de Chaolin Zhang, sous le cri de ralliement « Les préjugés tuent ! ». Cette tentative visant à mettre en lumière un rapport causal entre les préjugés racialisants et les agressions mortelles fait écho à une série d’actions à caractère culturel menées par des jeunes Français issus de familles d’origine asiatique pour déconstruire les stéréotypes. De leur vie privée à leurs choix professionnels, en passant par des réflexions sur leurs négociations identitaires, leurs témoignages révèlent notamment le refus d’une essentialisation au sein d’une catégorie figée et monolithique. Ces nombreuses actions culturelles qui fleurissent sur les réseaux sociaux et dans le monde médiatique ont un but précis : opérer un retournement de stigmate et valoriser l’identité pan-asiatique.
Droits de l’homme et coronavirus
Enfin, la réémergence de la Chine en tant que puissance mondiale produit parallèlement des effets territoriaux et émotionnels qui contribuent au processus de racialisation des diasporas chinoises, voire de l’ensemble des individus issus de l’immigration asiatique pouvant y être assimilés. L’effet d’une telle globalisation chinoise, qu’elle soit jugée de manière positive ou négative, dessine des frontières symboliques réactivées notamment lors de polémiques en lien avec la Chine. Depuis les Jeux olympiques de 2008 à Pékin, les jeunes Chinois se voient souvent demander de justifier leur adhésion aux valeurs françaises, notamment en ce qui concerne le respect des droits de l’homme. Le rayonnement de la Chine et son discours diplomatique alternatif à celui de l’universalisme occidental, mettant en avant les « valeurs asiatiques » ou l’idéologie confucéenne, conduisent les descendants d’immigrés chinois, quelles que soient leur opinion vis-à-vis de la politique de leur pays d’origine, à redouter une forme d’assignation identitaire.
Les personnes chinoises se voient reprocher le génocide des Ouïghours, comme si elles étaient systématiquement responsables ou complices de la politique de Pékin.
La pandémie de Covid-19, apparue à Wuhan, au centre de la Chine, n’a fait qu’accentuer ce mécanisme et élargir son objet à l’ensemble des personnes asiatiques. D’une part, elle a revivifié l’imaginaire archaïque du « péril jaune », cette force barbare qui va envahir l’Occident. Ainsi, peu après l’annonce du confinement à Wuhan, le 26 janvier, le Courrier picard titrait en une « Coronavirus chinois : alerte jaune » et intitulait son éditorial « Le péril jaune ? ». L’évocation de ce vieux fantasme induit une racialisation des populations chinoises en France et génère de la haine et du rejet à leur encontre. L’embrasement médiatique qui s’est alors fait jour a également porté sur les pratiques culinaires des Chinois, considérées comme arriérées, sinon barbares. Sur les réseaux sociaux, on assiste à un déferlement de publications créant un amalgame entre la consommation d’animaux sauvages en Chine et les restaurants tenus par des immigrés chinois à l’étranger. De tels clichés réaffirment la catégorisation entre un Occident universaliste civilisé et un Orient arriéré, renforçant ainsi l’altérisation des personnes perçues comme asiatiques.
D’autre part, la pandémie a suscité une résistance contre l’influence économique et politique de l’État chinois. Cette politisation du virus s’exprime en premier lieu dans les propos du président Donald Trump, qui ne cesse alors de parler de « virus chinois » ou de « Kung flu ». Les agressions verbales ou physiques visant les Asiatiques ont par la suite connu une augmentation d’au moins 75 % sur le territoire américain. En parallèle, la diabolisation de la Chine par l’appellation « China virus » catalyse la haine à l’encontre de toutes les personnes « asiatiquetées », ce qui explique l’accroissement spectaculaire des attaques subies. Au total, plus de neuf mille déclarations de cas d’agression ont été recensées jusqu’à l’été 2021 aux États-Unis.
Durcissement des frontières symboliques
En France, bien que cette tentative de stigmatisation soit moins courante de la part de la classe politique, le débat autour de l’efficacité de la gestion de la pandémie par la Chine se voit réduit à l’opposition entre régime démocratique et régime autoritaire. La crise sanitaire a par conséquent attisé les tensions géopolitiques, Pékin dénonçant notamment, via son ambassadeur en France, « les manœuvres auxquelles se livrent les forces antichinoises occidentales dans leur guerre médiatique » et accusant les pays en cause de chercher à « discréditer et minimiser l’efficacité de son action » parce qu’ils ne voudraient pas « voir grandir l’influence de la Chine ». Ce conflit a dépassé le cadre médiatico-diplomatique pour affecter personnellement les immigrés chinois et leurs descendants. Les critiques adressées à la Chine sur sa gestion de la pandémie sont parfois vécues par ces derniers comme une manière de les pousser à « choisir leur camp » entre plusieurs identités. Et pour cause : le 28 octobre 2020, le soir de l’annonce du deuxième confinement, plusieurs messages postés sur Twitter appellent à agresser les Chinois ou les Asiatiques. Au-delà de la pandémie, les personnes chinoises se voient aussi reprocher le génocide des Ouïghours, comme si elles étaient systématiquement responsables ou complices de la politique de Pékin. Tous ces éléments révèlent des caractéristiques du racisme dit anti-Asiatiques qui articule les enjeux géopolitiques et le durcissement des frontières symboliques entre des populations.
La peur de la mondialisation non seulement renforce les frontières extérieures de la France, mais dessine aussi des frontières au sein même de la société qui viennent se greffer sur des imaginaires culturalisants.
Que ce soit à travers la peur d’une invasion asiatique cristallisée par l’image d’un « péril jaune », la condamnation des membres d’une communauté commerçante qui se « replient » pour « rester entre eux », ou bien l’opposition à l’influence économique et politique chinoise accentuée par la pandémie de Covid-19, la stigmatisation des personnes asiatiques s’appuie sur le récit d’une incompatibilité civilisationnelle qui sous-tend également des discours hostiles aux personnes perçues comme juives ou musulmanes. Une similitude avec l’antisémitisme mérite d’être soulignée : comme l’ont présenté Nonna Mayer et ses collègues dans le rapport « Évolution et structure des préjugés » de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) publié en 2020, la vision négative de la politique du gouvernement israélien peut alimenter un sentiment antisémite. Ce mécanisme de confusion entre antisionisme et antisémitisme s’observe également dans les propos anti-Asiatiques. En raison de l’essor de la Chine qui assume de plus en plus nettement son modèle politico-économique comme alternative à la démocratie libérale occidentale, les jeunes Français d’origine asiatique peuvent faire figure de corps étranger, voire de menace à la cohésion nationale.
« Nous sommes d’ici »
En réponse à l’injonction de prouver leur loyauté depuis l’apparition de la pandémie de Covid-19, nombreux sont ceux qui revendiquent une double appartenance. Ainsi, début avril 2021, à la suite de la fusillade à Atlanta et du procès des tweets anti-asiatiques, une vidéo intitulée « #WeBelongHere : Nous sommes d’ici » se propage sur Internet. Tournée au sein du Triangle de Choisy, dans le XIIIe arrondissement de Paris, et sur le parvis du Louvre, deux endroits emblématiques de la capitale, elle présente les visages d’une dizaine de personnes originaires de divers pays d’Asie, révélant l’hétérogénéité des « Asiatiques » et leur envie d’être considérés comme des citoyens et citoyennes français à part entière. Le message est clair : l’affirmation d’une identité pan-asiatique n’exclut pas l’appartenance à la nation française.
La peur de la mondialisation non seulement renforce les frontières extérieures de la France, mais dessine aussi des frontières au sein même de la société qui viennent se greffer sur des imaginaires culturalisants. Pour abattre ces murs intérieurs, il est indispensable d’élargir l’imaginaire de l’espace national aux sentiments d’appartenances plurielles, le principe de base d’un creuset français.
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