Par Karan Mersch, enseignant en philosophie
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L’hommage de Jacques Julliard à Alain de Benoist, chef de file de la Nouvelle Droite1La Nouvelle Droite est un courant de pensée politique d’extrême droite de tendance nationale-européenne. et cofondateur, à la fin des années 1960, du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), a de quoi déconcerter. Publié le 3 mars dernier dans Marianne sous la forme d’un « simple » éditorial, il exprime plusieurs points d’accord avec de Benoist, et contribue, sous couvert d’une approche en apparence nuancée, à la normalisation et à la diffusion d’un corpus idéologique d’extrême droite. Cet éditorial nous semble révélateur d’un danger spécifique et récurrent. Il ne s’agit pas de soupçonner Julliard de se détourner de l’universalisme, mais d’analyser comment le camp identitaire parvient à implanter son matériel idéologique jusqu’au cœur du discours de ceux qui lui sont traditionnellement hostiles.
« Bonnes questions » et « mauvaise réponses »
Jacques Julliard constate que l’on trouve dans l’extrême droite une réflexion opposée au foisonnement conceptuel de l’approche wokiste ou intersectionnelle à laquelle il dit être lui aussi hostile. Ses propos sont sans ambiguïté : « Je reviens à Alain de Benoist. En raison de l’hégémonie actuelle de type gramscien, de la gauche dans le domaine des idées, il est assurément un des grands intellectuels les plus méconnus de notre temps. » Parler d’une telle hégémonie ne tombe pas sous le sens mais cela minore le succès des idées d’extrême droite, non seulement au sein de la population, mais aussi dans le monde intellectuel où elles progressent sensiblement. L’article de Gaston Crémieux analysant le hors-série « Fin de l’occident ? » de la revue Front Populaire, fournit une lecture des plus éclairantes à ce sujet.
Lorsque l’extrême droite attaque le wokisme et l’intersectionnalité, la galaxie universaliste peut se montrer imprudemment empathique à son endroit…
L’hommage rendu par Julliard à de Benoist renvoie aux critiques que ce dernier formule à l’encontre d’une certaine gauche située. L’éditorialiste veut souligner une analyse pertinente tout en refusant les solutions apportées. Ainsi, une fois encore, il est fait le constat que l’extrême droite soulèverait de vrais problèmes, mais y apporterait de mauvaises réponses. C’est pourquoi, dans le paragraphe de conclusion de son éditorial, Julliard complète et nuance son hommage à Alain de Benoist : « Là où le bât blesse, là où on reste sur sa faim, c’est lorsque de Benoist aborde la contrepartie positive de sa critique. » Il confirme alors qu’hormis cet aspect, il « pourrai[t] totalement reprendre à [son] compte la critique par Alain de Benoist de ce délire, fondé sur des contradictions insurmontables ». Autrement dit, on pourrait suivre de Benoist lorsqu’il attaque le « néoracialisme identitaire » mais il faudrait in fine se détacher des solutions qu’il leur oppose.
Les ennemis de mes ennemis…
Jacques Julliard ne paraît pas identifier le poison que recèle la critique de de Benoist qu’il fait sienne. Il nous semble que cela relève d’un mécanisme réactif2Ce mécanisme ouvre sur le « piège réactif », qui décrit, en lien avec le concept de « tenaille identitaire » défendu par Gilles Clavreul, un mécanisme de renforcement mutuel des deux pôles identitaires. Voir mon intervention au colloque « L’Universalisme à l’épreuve des mouvances identitaires anglo-saxonnes » organisé à Nantes par le Comité Laïcité République, en octobre 2021. https://youtu.be/nMzBst7Ei14 : face à ce qui est perçu comme une menace – ici un pôle identitaire d’extrême gauche –, on se décentre idéologiquement pour faire contrepoids, et l’on réduit l’intensité de la critique qui vise le pôle symétriquement opposé – l’extrême droite. En d’autres termes, lorsque l’extrême droite attaque le wokisme et l’intersectionnalité, la galaxie universaliste peut se montrer imprudemment empathique à son endroit…
L’idée universaliste n’est pas médiane, elle se situe sur un autre plan que l’idée identitaire qui la prend en tenaille ; elle est une alternative radicale.
En réponse à ce phénomène de séduction, il est nécessaire de procéder à un décryptage rigoureux, sous peine d’adopter, sans même s’en rendre compte, le matériel idéologique de l’adversaire. Pour s’opposer à ce qui est perçu comme une hégémonie idéologique, la tentation peut être grande de trouver que les ennemis de nos ennemis ne sont pas tant que ça les nôtres. Pourquoi, toutefois, succomber aux narratifs de l’extrême droite quand la galaxie universaliste propose des critiques bien plus solides ? On peut se demander si ce n’est pas là le fruit d’une représentation inconsciente, qui place l’universalisme comme un terme central sur un axe où les deux pôles sont situés. Cette représentation fait de lui un moyen terme entre chaque extrême. L’universalisme passe ainsi pour une approche modérée incapable de faire face efficacement au danger3Cette représentation est aussi celle que l’extrême droite cherche à diffuser. Pour ses militants, les principes républicains comme la laïcité n’ont pas assez de force intrinsèque. Seul l’identitaire susciterait chez les hommes une adhésion assez énergique pour s’opposer aux identitaires de l’islam politique. On retrouve ici la critique qui émane des milieux intégristes chrétiens, qui voient dans la laïcité un outil destiné à affaiblir leur religion. Voir à ce sujet : https://www.laicite-republique.org/la-laicite-n-est-pas-reductible-a-un-element-de-l-identite-nationale-k-mersch.html. Or, l’idée universaliste n’est pas médiane, elle se situe sur un autre plan que l’idée identitaire qui la prend en tenaille ; elle est une alternative radicale.
Retours et pièges de la notion de « race »
La lecture du texte de Julliard interpelle, car il est difficile de ne pas y percevoir comme une maladroite réhabilitation de la notion de « race », opérée par le truchement d’une argumentation portant sur le métissage. Sans doute n’est-ce pas cela qui motive fondamentalement Julliard. Il suit surtout la critique d’Alain de Benoist dirigée contre les thèses de l’universitaire Éric Fassin. Julliard reprend ainsi l’argument suivant : « Si les races n’existent pas, si elles n’ont aucun fondement biologique et sont de pures “constructions sociales”, comment préconiser le métissage, c’est-à-dire leur mélange ? » La formule donne nettement le sentiment d’invalider dans le même mouvement deux assertions qui sont de natures différentes. Elle est présentée comme un argument s’opposant à l’idée de la « race » définie par Fassin comme un « construit social »4C’est-à-dire l’héritage d’un système inégalitaire ayant induit, historiquement et durablement, des attitudes et des comportements particuliers chez les individus en fonction de leur appartenance ou non à des groupes dits « racisés ».. C’est d’ailleurs pour cela que Jacques Julliard la rapporte avec enthousiasme. Problème : cet argument n’invalide pas la position de Fassin, car si l’on affirme que les « races » n’ont d’existence que sociale, rien n’interdit en l’occurrence de défendre le principe du métissage. Par contre si on pense qu’ « elles n’existent pas », alors il semble à première vue absurde de vouloir le mélange de « races » dont on nie l’existence. Récuser cette conjonction, c’est en fait porter une charge contre le point nodal de l’antiracisme universaliste, qui se veut aveugle aux couleurs de peau dans sa défense de l’égalité entre les hommes, et qui souhaite de libres unions pouvant conduire au métissage. En outre, ce procès en contradiction ne porte pas sur n’importe quels éléments, mais sur deux thématiques de prédilection de l’extrême droite : la « race » et le métissage, qui sont au cœur de l’idée de grand remplacement.
Julliard, tout à son empressement de pourfendre Fassin, ne semble pas voir que la reprise d’un argument visant à remettre en cause l’affirmation selon laquelle « les races n’existent pas », a peu de chances d’atteindre la cible affichée, c’est-à-dire le « néoracialisme identitaire ». La référence à de Benoist produit deux effets : elle s’affiche comme une adhésion en paraissant s’en prendre aux dérives d’une partie de la gauche, alors qu’elle diffuse des arguments retors dont la cible réelle est l’universalisme. Le métissage sert de pivot à cette attaque en règle de l’antiracisme universaliste. Mais se trouve-t-on vraiment face à une contradiction ?
Refus, valorisation et enjeux du « métissage »
Le métissage décrit à l’origine, comme l’explique l’anthropologue Jean-Luc Bonniol, « une nouvelle catégorie d’êtres humains issue des mélanges coloniaux »5Voir l’article de Jean-Luc Bonniol « Métis et métissage » in Pierre-André Taguieff, Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, 2013. On y relève la précision suivante : « Le terme métis apparaît à l’époque où furent massivement mis en contact les hommes des différents continents restés jusque-là largement séparés, c’est-à-dire à l’aube des rencontres coloniales (…) Ce mot sert désormais à nommer une nouvelle catégorie d’êtres humains issue des mélanges coloniaux (…) ». (pp. 1100). Le refus du métissage au nom du racisme a inspiré au moins deux réactions en sa défense : la première repose sur le principe de l’existence des « races » et accorde une valeur supplémentaire à ce qu’engendre ce mélange. En ce sens, elle ne nous semble pas universaliste en son essence. Le métis se voit valoriser au titre de la pluralité de ses héritages6Dans une vidéo mise en ligne par le réseau Canopé sur le site « Éduquer contre le racisme et l’antisémitisme », Jean-Luc Bonniol souligne la connotation positive du métissage dans la société actuelle : le métis est « devenu le symbole d’une mondialisation heureuse ». https://www.reseau-canope.fr/eduquer-contre-le-racisme-et-lantisemitisme/metis-metissage.html. La « mixophilie » attire vers une morale du métissage pouvant aller jusqu’à la dévalorisation de ceux dont les choix d’union ne correspondent pas à cet « idéal ». La pensée anti-blancs a des liens variables avec le métissage, condamnant tantôt l’hostilité des suprématistes blancs qui cherchent à préserver leurs privilèges, tantôt le rejetant, puisqu’il implique que les femmes non blanches aient une progéniture « blanchie »7Position que l’on retrouve chez les Indigènes de la république. https://indigenes-republique.fr/le-metis-et-le-pouvoir-blanc/.
L’approche universaliste qui se montre favorable à un métissage non contraint ne valide pas la notion de « race », elle rejette l’opposition au métissage qui a cours dans la pensée raciale.
La deuxième réaction en défense du métissage s’exprime au nom de l’universalisme : elle affirme la possibilité, par rejet des théories raciales et du racisme, pour deux personnes ayant des caractères phénotypiques différents de s’unir. Du point de vue universaliste, le métissage est considéré comme un signe de bonne santé d’une société. Il ne signifie pas qu’il soit donné une valeur supplémentaire au mélange mais que, dans les choix d’union, le critère « racial » ne soit pris en compte. Dans cette optique universaliste, le métissage n’est pas une prescription : il est absence de prescription8À ce propos, l’extrait suivant du livre sous la direction de Jean-Luc Bonniol Paradoxe du métissage (2001) est éclairant : « Tout comme on peut interpréter la “race” comme existence sociale, même si on sait par ailleurs qu’il s’agit d’une fiction biologique, en la reliant à une idéologie négative de partition, on peut accepter dans le même registre, mais en sens inverse, le métissage, même si on sait que, en réalité, personne n’est métis, ou bien que tout le monde l’est… Le corollaire est cette fois-ci positif, renvoyant de manière symbolique à une rupture essentielle, qui permet d’affirmer l’indistinction originaire et de contester, à partir même de ses références naturelles, l’idéologie adverse de l’homogénéité et de la pureté… ». http://classiques.uqac.ca/contemporains/bonniol_jean_luc/paradoxes_metissage_intro/intro_texte.html#_ftn44. L’approche universaliste qui se montre favorable à un métissage non contraint ne valide pas la notion de « race », elle rejette l’opposition au métissage qui a cours dans la pensée raciale.
L’argument d’Alain de Benoist, rapporté par Jacques Julliard, entretient une parenté avec le sophisme selon lequel le racisme n’existe pas puisque les « races » n’existent pas. Que les « races » soient des constructions n’empêche en rien qu’elles aient des effets perceptibles dans la réalité sociale.
Essentialisation du construit social
La critique se poursuit : « Quand Éric Fassin écrit “On ne naît pas noir, on le devient9Éric Fassin, « Des identités politiques. Jeux et enjeux du genre et de la race dans les primaires démocrates aux Etats-Unis en 2008 », Raisons politiques, 2008/3 (n° 31), p. 65-79.”, on se pince. C’est renvoyer au néant la négritude (…) ». Il s’agit pour Julliard de montrer l’absurdité d’une conception des « races » sous la forme de « pures constructions sociales ». La démonstration, loin d’être en faveur de Julliard, a pour conclusion de s’opposer à une phrase construite en miroir de la célèbre citation de Simone de Beauvoir10« On ne naît pas femme : on le devient », in Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949.. En contre-argument, Fassin pourrait revendiquer une proximité de pensée avec cette dernière, et répliquer que Simone de Beauvoir n’a jamais pensé les femmes de manière absolument indépendante d’un donné d’ordre biologique11Fassin affirme par exemple sur son blog : « Pour cette raison, on parle aussi de blanchité, qui est “moins une question d’épiderme que de position sociale et économique dans un contexte socio-historique donné֨ ». Il utilise le terme « moins » plutôt que « pas », signifiant malgré tout l’existence d’un lien avec le biologique. Médiapart, « Racisé.e.s et blanchité » : https://blogs.mediapart.fr/eric-fassin/blog/291117/racisme-d-etat-22-politiques-de-l-antiracisme. À reprendre les arguments de la Nouvelle Droite pour en découdre avec un adversaire, on se retrouve dans une position argumentative en délicatesse avec une grande figure du féminisme universaliste…
La référence à la négritude, définie par Aimé Césaire, n’arrange rien à l’affaire. Elle n’est pas réductible à l’effet d’un taux plus élevé de mélanine, mais vient en grande partie de l’expérience de l’exposition à un ensemble idéologique. En fait, les catégories utilisées par Fassin (« racisés », « blancs »…), loin de manquer de liens avec un « fondement biologique », en ont un bien plus fort que lui-même veut bien le reconnaître. Une personne qui a une carnation blanche peut amender sa situation, mais non s’en défaire réellement. Elle ne pourrait pas être racisée par une autre « racisée », et, sans surprise, la « blanchité » n’est pas sans lien avec la couleur de l’épiderme. On se souvient ainsi de la position affichée par Fassin : « Le racisme anti-Blancs, ça n’existe pas pour les sciences sociales ; ça n’a aucun sens. »
De la même manière que les intégristes parviennent à diffuser au sein de la jeunesse, y compris athée, des pans entiers de leur outillage idéologique, comme l’idée d’« interdire le blasphème », la sensibilité aux idées d’extrême droite progresse chez ceux qui continuent d’afficher un attachement sincère à l’universalisme.
Les positions de Fassin sont critiquables parce que ces catégories sociales, qui ne sont pas sans lien avec la carnation, se voient attitrer exclusivement certaines propriétés sociales à valeurs morales ; c’est pourquoi elles essentialisent le construit social. Pour Fassin, seul le système « blanc » est générateur de racisme. Cette approche monosystémique conduit à attribuer des propriétés exclusives aux « races sociales » selon l’épiderme. Et s’il est envisagé une certaine élasticité entre le construit social et les traits physiques, ce n’est jamais une déliaison. De même que le « blanc » ne sera jamais « concerné » par la « racisation », le « noir », considéré socialement comme « blanc », ne sera jamais un « blanc » comme un autre ; s’il insiste, il pourra se voir désigner comme « traître à sa race » (« nègre de maison »…). Cette élasticité offre aux « blancs » qui adhèrent à cette idéologie, l’espoir d’atténuer un peu le péché originel lié à leur couleur. Elle permet aussi de déconsidérer le gênant contre-exemple de tous les « racisés » qui adoptent résolument un point de vue post-racial.
Ainsi, ce n’est pas la proximité de Fassin avec la croyance selon laquelle « les races n’existent pas » qu’il importerait de contredire, mais, au contraire, le point de vue racialiste adopté par l’universitaire. De même il est contreproductif de lui reprocher de les penser sans « aucun fondement biologique », puisque c’est au contraire sur la base de liens forts avec les caractéristiques phénotypiques que Fassin construit sa démarche.
Une normalisation pernicieuse de l’extrémisme
De la même manière que les intégristes parviennent à diffuser au sein de la jeunesse, y compris athée, des pans entiers de leur outillage idéologique, comme l’idée d’« interdire le blasphème ». 12Le sondage DDV/Ifop Licra auprès des lycéens sur la laïcité et la place des religions à l’école et dans la société, du 3 mars 2022, révélait que 52 % des lycéens contestent la liberté de se montrer irrespectueux vis-à-vis une religion et ses dogmes., la sensibilité aux idées d’extrême droite progresse chez ceux qui continuent d’afficher un attachement sincère à l’universalisme.
Traditionnellement, les militants d’extrême droite savent maquiller leurs fondamentaux. Ils peuvent ainsi laisser croire que leurs attaques visent le pôle identitaire adverse, alors qu’ils cherchent en premier lieu et dans une même visée à détruire le « système » fondé sur les valeurs et principes universalistes qu’ils honnissent. Leur réussite est totale lorsqu’ils trouvent des intellectuels de renom pour diffuser leurs analyses biaisées. Ces volontaires pensent maintenir leur intégrité intellectuelle et morale en rappelant ce qui les différencie foncièrement de ceux-ci, mais ils ne voient cependant pas qu’ils les secondent en relayant leur matériau idéologique dans des espaces qui leur étaient fermés. Ce faisant, ils parachèvent le projet de normalisation de leurs idées. La volonté de combattre peut aveugler et rendre sympathiques les ennemis de nos ennemis. Jusqu’à faire front avec eux ?
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