Karan Mersch, enseignant en philosophie
Pour comprendre la forte progression des actes antisémites qui a caractérisé l’après 7-Octobre en France, il est nécessaire d’interroger la manière dont certaines sphères militantes contribuent à affaiblir les défenses contre l’antisémitisme quand elles ne les combattent pas explicitement. C’est le cas de l’antiracisme dit « politique » – en opposition au canal historique de l’antiracisme, dit « universaliste » –, dont l’influence s’est affirmée au cours des dernières années. Ses militants estiment que seule la parole des personnes directement « concernées » est légitime en la matière. Sont donc exclus de la problématique du racisme, par l’imposition d’une grille de lecture raciale, celles et ceux qui se voient définis comme « blancs ». Pour la militante Rokhaya Diallo, « aucun groupe n’a été opprimé en tant que blanc »1Tweet du 12 septembre 2018. ; au contraire, toutes les violences racistes auraient été menées par les « blancs » contre des groupes exclus de la « blanchité ».
Quand on fait remarquer que cette vision repose sur une essentialisation raciale, l’histoire vient en renfort de l’argumentation. Or, l’invocation des violences passées comme argument central pour expliquer la persistance du racisme devrait théoriquement mettre les juifs en position de partager avec les militants décoloniaux cette légitimité conférée aux « concernés ». Mais… les juifs n’ont pas vécu la colonisation, et les dominations qu’ils ont subies au cours de l’Histoire ainsi que la Shoah ne rentrent pas dans ce cadre de pensée. Expliquer qu’ils se font assassiner aujourd’hui au cri de « Allah Akbar » au motif qu’ils ne seraient pas « blancs » n’est aucunement crédible. De fait, la lutte contre l’antisémitisme est non seulement vécue comme une lutte concurrentielle, mais, plus encore, elle représente pour les tenants de ce « nouvel antiracisme » le danger d’une invalidation par les faits.
Juifs et « blanchité »
Pour rendre compte de la Shoah, ces militants qui s’appuient sur la notion de « race » doivent régler la question de savoir si les juifs sont blancs. La première attitude, et la plus marginale, répond par l’affirmative. Cette idée est exprimée par l’actrice Whoopi Goldberg pour laquelle « l’Holocauste n’est pas lié au racisme (…). Ce sont deux groupes de blancs »2Le 21 janvier 2022 sur la chaîne américaine ABC.. Les nazis n’auraient donc pas construit un discours racial à leur sujet. L’interprétation dominante, dans l’antiracisme politique, est toutefois que les juifs auraient plutôt été exterminés en tant que non-blancs. « Selon les thèses nazies les Juifs étaient exclus de la blanchité, ils avaient été déchus de ce statut et c’est ce qui a rendu leur extermination acceptable (…) » a pu expliquer Rokhaya Diallo3Idem., tordant les faits pour mieux confirmer sa théorie.
Un problème subsiste cependant : si les juifs ne sont pas « blancs » et qu’ils sont des victimes dans l’Histoire, cela devrait leur donner droit à revendiquer une parole légitime. Las, l’idéologie anti-blancs n’est pas partageuse. Cette fois, au lieu de s’approprier le groupe considéré comme « racisé », en « blanchissant » ceux qui parmi eux refusent de se soumettre au diktat racialiste (en les traitant de « bounty » par exemple), un autre choix est fait : « blanchir » le groupe tout entier.
Dans ce système de pensée, rien n’empêche de considérer que la « blanchité » des juifs varie avec les époques, puisqu’elle est définie comme un processus social. Si les juifs ont été « déchus », ils peuvent être réintégrés. Non-blancs hier quand ils étaient opprimés, « blancs » aujourd’hui, parce que dominants. Houria Bouteldja, figure majeure du Parti des indigènes de la République, est allée jusqu’à affirmer : « On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité4Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, Paris, La Fabrique, 2016.. »
L’antiracisme politique se réfère à un champ de discriminations qui concernent l’accès au logement, à l’embauche, le contrôle au faciès, et qui ne s’applique pas strictement aux personnes juives aujourd’hui, puisque l’inégalité de traitement se fonde d’abord sur des caractéristiques phénotypiques identifiables. En conséquence, elles ne rendent pas compte de la forme particulière de domination et du poids de la violence vécues par les juifs. Les propos antisémites, les menaces, les agressions physiques, le refus d’accès à un bien ou à un service… relèvent bien du registre discriminatoire mais sont ici laissés de côté. Le fait de négliger cette réalité permet de « blanchir » les juifs d’aujourd’hui. Les victimes sont même dépossédées de leurs stigmates. Les étoiles de David portées lors de la marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019 attestaient à leur manière le fait que ce serait dorénavant aux musulmans de subir la discrimination d’État comme le furent les juifs en leur temps, par le régime de Vichy5« Détournements de l’étoile jaune : Point histoire », 23 janvier 2021, site de la Licra.. Ainsi l’antisémitisme actuel est-il considéré comme une vague subsistance de celui qui sévit jadis… C’est aussi ce qui fait dire à Jean-Luc Mélenchon que « contrairement à ce que dit la propagande de l’officialité, l’antisémitisme reste résiduel en France »6« Netanyahu à la télé : la déchéance de l’officialité », Jean-Luc Mélenchon (blog), 2 juin 2024..
Une violence en réaction ou par amalgame
Un tel déni n’est pas tenable. Les chiffres des actes antisémites explosent et ne peuvent s’expliquer uniquement par la persistance de l’ancrage de l’antisémitisme dans la société française. L’expliquer par la « blanchité » exige un tour de passe-passe consistant à le déclasser. Ainsi, l’activiste politique américaine Linda Sarsour explique que l’antisémitisme « est différent du racisme anti-Noirs ou de l’islamophobie, car ce n’est pas systémique »7Entretien pour « Jewish voice for peace », 28 avril 2017.. Il n’arriverait pas au niveau des racismes car il ne serait pas soutenu par le système (vision mono-systémique). Le voici relégué au rang de simple réaction, statut accordé aux violences qui peuvent parfois toucher les « blancs ». En d’autres termes, les horreurs imputées au « sionisme » expliqueraient les réactions qui se retournent en un malheureux amalgame englobant tous les juifs. Il est ainsi impératif qu’Israël soit défini comme un régime d’apartheid, un État criminel et génocidaire. Dans cette optique, Israël devient un État plus blanc que tous les autres, et que devraient combattre tous les antiracistes.
Grâce à l’antisionisme, l’antisémitisme actuel peut être réduit à une simple réaction à la colonisation, à la blanchité.
La sociologue Kaoutar Harchi, qui défend cette thèse et qui avait été invitée à venir en disserter à l’Assemblée Nationale lors d’une journée d’étude sur le racisme organisée par la députée Obono8Colloque organisé par La France insoumise le 23 mars 2023 à l’Assemblée nationale., a affirmé dans un tweet, au printemps 2024 : « Les peuples dominés (..) ont eu affaire au seul particularisme qui existe, le particularisme occidental, blanc, européen. Tout ce qui se passe actuellement devrait suffire à nous jeter par millions dans la rue en solidarité aux victimes indénombrables de la terreur occidentale. Vive la Palestine9Tweet du 13 avril 2024.. » Grâce à l’antisionisme, l’antisémitisme actuel peut être réduit à une simple réaction à la colonisation, à la blanchité.
Blanchir les juifs jusqu’à les nazifier
Le courant militant intersectionnel, qui accompagne cet antiracisme, contribue à propager ces théories. Il diffuse dans certaines sphères associatives l’idée que chacune de leurs luttes, pourtant éloignées, vont forcément de pair avec un engagement militant antisioniste. De fait, lier les combats entre eux peut rapidement conduire sur des pentes glissantes, comme défendre l’idée par exemple que la lutte contre le sionisme est aussi une lutte mondiale contre le capitalisme. On a pu lire ainsi sous la plume d’une responsable écologiste, Bénédicte Monville, l’affirmation selon laquelle « Gaza c’est La bataille. Si nous perdons les forces capitalistes écraseront toutes celles et ceux qui s’opposent à leur accaparement du monde »10Tweet du 27 avril 2024.. Toute ressemblance avec l’idée d’un complot juif visant à asservir le monde par la finance n’est pas fortuite11Balázs Berkovits, « De quelle couleur sont les Juifs ? (2e partie) », K., 21 juin 2021 (en ligne).. Lorsque le blanchiment des juifs est poussé à son paroxysme, on peut arriver à l’idée que ceux qui soutiennent Israël sont aussi « blancs » que les nazis. L’historien des idées et philosophe Pierre-André Taguieff parle à ce sujet de « nazification d’Israël et du sionisme »12Pierre-André Taguieff, Judéophobie la dernière vague. 2000-2017, Paris, Fayard, 2018, p. 88.. Un sondage Ifop pour l’Americain Jewish Committee et la Fondation pour l’innovation politique est venu confirmer, il y quelques semaines, l’écho de cette équivalence dans l’opinion : 32% des Français pensent qu’ « Israël se comporte avec les Palestiniens comme les nazis se comportaient avec les juifs »13Radiographie de l’antisémitisme, AJC, Fondapol, Ifop, mai 2024..
La doxa décoloniale et anti-blancs a intrinsèquement besoin de minimiser l’antisémitisme pour s’arroger l’exclusivité de la parole légitime. Son idéologie offre un cadre de pensée particulièrement favorable au développement d’un antisémitisme qui repose sur la torsion de l’histoire et recourt à des stéréotypes et préjugés antijuifs traditionnels.