Martine A. Pretceille, professeur émérite des Universités
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Il se développe actuellement des discours inflationnistes sur la crise des valeurs, discours qui sont accompagnés de propos moralisateurs en direction des jeunes, des « immigrés », des « jeunes des banlieues ». En réalité, ce qu’on appelle une « crise des valeurs » correspond surtout à un déficit dans l’énonciation collective de ces valeurs. En effet, les jeunes nous montrent souvent l’exemple de la tolérance et de la solidarité à l’occasion d’événements ponctuels pas nécessairement rattachés à des mouvements politiques ou à des associations.
Si la question des valeurs se pose aujourd’hui, c’est moins par rapport à cette impression de disparition que par rapport à l’hétérogénéité de plus en plus forte du tissu social. Si cette hétérogénéité est liée à l’immigration, il ne faudrait surtout pas la réduire à l’immigration. En effet, la mondialisation des échanges, la construction européenne, l’importance des médias dans la vie quotidienne, la proximité du lointain, les échanges touristiques, la diffusion des arts, etc. sont autant de facteurs qui contribuent à rendre le quotidien complexe et divers.
On assiste, dans le même temps, à une multiplication des appartenances par référence à des groupes de plus en plus petits (classe d’âge, profession, région, idéologie…) ainsi qu’à des groupes de plus en plus grands (Europe par exemple). Il y a, à la fois, un regain d’identification à une ethnie, une culture, un groupe, une bande… et internationalisation. Cette différenciation maximum générée par la multiplication des pôles d’identification et d’appartenance n’induit pas une négation des normes mais plutôt leur prolifération anarchique et donc un problème de cohérence lié aux dissonances entre les différents modèles.
La différenciation maximum générée par la multiplication des pôles d’identification et d’appartenance n’induit pas une négation des normes mais plutôt leur prolifération anarchique et donc un problème de cohérence lié aux dissonances entre les différents modèles.
De fait, notre époque est marquée autant par le retour des intégrismes, des nationalismes et des ethnismes, de toutes les variantes identitaires que par une internationalisation et une mondialisation du quotidien. De manière paradoxale, la diversité culturelle mais aussi sociale est à la fois banalisée et dramatisée. Dans les deux cas, c’est essentiellement la culture de l’Autre qui fait l’objet soit d’un rejet, soit d’une acceptation, au détriment d’une meilleure reconnaissance de l’Autre en tant qu’Autre, en tant que sujet singulier et universel. L’hétérogénéité est devenue la norme. Par contre, l’homogénéité est le produit soit d’une action volontariste et autoritaire, soit d’un enfermement. La traduction politique est alors la dictature, toutes les formes de fascisme ou encore toutes les formes de radicalisation notamment identitaires.
Le pari de la complexité
Face à une réalité sociale polychrome, il s’agit de trouver les modes de traitement possibles sur les plans politique, social et éducatif. Selon la place qu’on accordera aux groupes, on aura une configuration sociale différente. Celle-ci s’organisera, soit sur le mode additif comme une juxtaposition d’identités singulières (avec ses dérives qui sont l’exclusion et les rapports de pouvoir), soit sur le mode fusionnel qui conduit à la négation des singularités et qui a pour corollaire, à plus ou moins longue échéance, le refus et le rejet d’une ou plusieurs catégories d’individus. Ces deux alternatives maximalistes s’enracinent dans un usage et un dosage inapproprié de la différence, par excès ou par défaut.
Il faut donc prendre de la distance par rapport aux groupes d’appartenance et d’identification (nationale, régionale, religieuse, professionnelle…) tout en ne niant pas les attachements multiples. L’individu n’est pas que la somme de ses appartenances. Additive et non plus soustractive ou antagoniste, susceptible d’évolution permanente en fonction de l’histoire individuelle et collective, multiréférentielle et à « géométrie variable », l’identité se pense en termes de pluralité, de complexité, de négociation et de stratégie. La complexité actuelle du tissu social s’explique par des processus de métissage, de bricolage et d’échanges réciproques alors que les réponses sociales, éducatives et politiques s’appuient sur des catégorisations : banlieues, zones sensibles, sans compter toutes les formes d’euphémisation pour désigner une catégorie de population.
Il devient de plus en plus difficile de définir l’individu à partir de sa seule appartenance culturelle, ethnique ou même nationale. Les marqueurs traditionnels d’identification (nom, nationalité, âge, culture, statut social et économique, religion…) ont perdu leur pertinence et ne permettent plus (ou plus exactement ne devrait plus permettre) d’identifier autrui, encore moins de le catégoriser. Chacun est à la fois inclus dans une catégorie et exclu dans une autre ; chacun est multiple. Le pari est donc de faire de cette complexité et de cette diversité, la base même d’un apprentissage et d’un consensus politique. L’introduction de la diversité et de la complexité culturelle mais aussi sociale commande de rectifier le cadre général de la pensée et plus exactement de considérer que la variation n’est ni un épiphénomène, ni un facteur perturbateur. La formule d’Emmanuel Levinas « rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil par une énigme » prend tout son sens.
Des homogénéités artificielles
Les catégorisations s’effectuent sur des critères qui n’ont pas de pertinence dans un monde mondialisé et diversifié : le nom, le faciès, la religion…. Ces différents éléments d’identification sont de plus en plus mêlés. Une personne peut être née à l’étranger, avoir un nom étranger mais cela n’autorise pas à l’identifier a priori comme un étranger. La catégorie « immigrée » est aussi devenue une entité très complexe et le seul vocable « immigré » ne signifie, en réalité, rien a priori. De même, tout patronyme arabe ne rattache pas systématiquement à la religion musulmane.
Pour comprendre la diversité culturelle et sociale d’aujourd’hui, il ne suffit pas de diviser la société en une succession d’homogénéités selon le principe, malheureusement non remis en question, que les individus qui ont une même nationalité, une langue commune, une religion partagée sont identiques et ont une obligation de ressemblance. On ne peut appréhender l’hétérogénéité à partir d’un simple découpage en plusieurs unités présentées comme homogènes qui, en réalité, sont des homogénéités artificielles, construites a priori et donc arbitraires. Ainsi, par exemple, un patronyme ne peut plus, de nos jours, être considéré comme une marque d’appartenance à un groupe ethnique, national ou linguistique. Il est en de même pour la religion ou tout autre critère d’identification. On ne peut plus penser l’hétérogénéité en termes de catégories d’autant que chaque individu ne représente que lui-même et a ses manières personnelles d’exprimer sa ou ses appartenances. On ne peut estimer qu’il est le représentant d’une culture, il ne représente que lui-même.
Entre la mosaïque et le melting-pot, il ne faut pas choisir mais au contraire innover, repenser l’hétérogénéité et le complexe, non pas à partir des notions de norme et de structure mais à partir de celles de marge, de passage des frontières, d’échange, de chemin de traverse et de diagonale.
Apprendre à penser la pluralité et la diversité selon un autre paradigme relève de l’urgence et du devoir. Entre la mosaïque et le melting-pot, il ne faut pas choisir mais au contraire innover, repenser l’hétérogénéité et le complexe, non pas à partir des notions de norme et de structure mais à partir de celles de marge, de passage des frontières, d’échange, de chemin de traverse et de diagonale.
Ancrées dans l’histoire, dans les contextes, dans les relations, les cultures sont des lieux de mise en scène de soi et des autres. Elles sont théâtralisées à travers des comportements, des discours et des actes. Elles se jouent des enfermements et des catégorisations, et le « faux en écriture culturelle » affleure en permanence. Il existe une distance indéniable entre les modèles culturels théoriques et les usages de la culture au quotidien dans la communication, dans les relations, c’est-à-dire dans les différentes occasions de rencontres d’autrui. C’est dans cet écart que se situe une éducation, une formation à l’hétérogénéité et à l’altérité. C’est aussi dans cet écart que se situent les sources de dysfonctionnements et de conflits.
Volonté de marquage et piège identitaire
Si la reconnaissance des cultures a, dans un premier temps, développé, dans le domaine social, éducatif, managérial… une demande de formation en ethnographie, une demande d’informations sur les spécificités culturelles des communautés et des groupes, les perspectives sont désormais davantage du côté de la reconnaissance de l’individu et donc d’une philosophie du sujet adossée à une éthique. L’objectif est d’apprendre à interpréter et à comprendre les informations culturelles qui sont ambiguës car elles peuvent être manipulées par les acteurs et les locuteurs. Ainsi, par exemple, la question du « foulard » dit « islamique » est emblématique des stratégies identitaires.
La différence sert, non pas à attribuer une identité mais à identifier. Elle répond à une volonté de marquage. À travers cette opération de marquage et de stigmatisation, il s’agit d’établir des frontières et des distances qui elles-mêmes servent à justifier l’exclusion ; exclusion elle-même dénoncée et combattue par la mise en place de dispositifs censés combattre ce qui, en réalité, a été mis en place.
Apprendre à penser la diversité et en finir avec l’homogénéité, apprendre à penser la tension singularité/universalité sont des impératifs. Valoriser à outrance les différences revient à sombrer dans le différentialisme qui produit de la distance entre les individus et les groupes. La différence sert, non pas à attribuer une identité mais à identifier. Elle répond à une volonté de marquage. À travers cette opération de marquage et de stigmatisation, il s’agit d’établir des frontières et des distances qui elles-mêmes servent à justifier l’exclusion ; exclusion elle-même dénoncée et combattue par la mise en place de dispositifs censés combattre ce qui, en réalité, a été mis en place. Celui qui énonce la différence s’institue implicitement comme le référent, comme la norme. Par ailleurs, l’objectif de cette identification par distinction est de désigner et d’assigner le groupe ou l’individu à un sort qui très souvent est celui de la marginalisation. La fonction de désignation est non de dire en quoi l’autre est différent mais qu’il est différent. En réalité, c’est la différence en tant que telle que visent les discours racistes et non le degré de réalité ou de vérité.
Cela renvoie à l’émergence d’une pensée complexe, d’une pensée qui suit les chemins de traverse, les interstices. Il est urgent de sortir du piège identitaire, du récit sur les racines et les origines. Il n’y a pas qu’un simple jeu sémantique mais surtout le passage d’une analyse en termes de structures et d’états à celle des processus complexes et aléatoires. La connaissance d’autrui, à partir de ses caractéristiques culturelles, psychologiques ou sociologiques est non seulement vaine mais dangereuse car elle renvoie à des attributions, des catégorisations réductrices.
Sortir des logiques d’appartenance
La fuite en avant à laquelle nous assistons, dans tous les domaines, école, politique, social… avec la multiplication des initiatives en tout genre malgré leur inefficacité, traduit bien l’urgence d’un apprentissage du complexe, de l’hétérogénéité ainsi qu’un travail sur le sens. La référence à la discrimination positive à l’école qui a conduit à catégoriser d’emblée certains quartiers comme prioritaires car difficiles, zones sensibles… n’a pas donné les résultats attendus. Si la société civile et laïque ne cherche pas à combler dans un projet de société clair et partagé, il est à craindre que ce que l’on appelle le retour du religieux, mais aussi des sectes et des intégrismes, ne soit qu’un palliatif et surtout un prélude à des conflits dont l’histoire est malheureusement riche.
La fuite en avant à laquelle nous assistons, dans tous les domaines, école, politique, social…, avec la multiplication des initiatives en tout genre malgré leur inefficacité, traduit bien l’urgence d’un apprentissage du complexe, de l’hétérogénéité ainsi qu’un travail sur le sens.
L’objectif est d’apprendre à interpréter et à comprendre les informations culturelles, qui sont ambiguës car elles sont manipulées par les acteurs dans leurs discours et leurs pratiques. Il s’agit d’apprendre à passer du stade descriptif à la compréhension des processus. Toute politique reposant sur la crispation des logiques d’appartenance et d’identification conduit à une forme de racialisation de la différence.
En effet, toute focalisation excessive sur les spécifcités d’autrui conduit à l’exotisme par survalorisation des différences culturelles et par accentuation, consciente ou non, des stéréotypes voire des préjugés. L’interrogation identitaire de soi par rapport à autrui est un apprentissage qui porte autant sur autrui que sur soi-même. Il ne s’agit pas de s’arrêter sur les caractéristiques auto-attribuées ou hétéro-attribuées, mais aussi d’opérer, une interrogation sur soi en tant que sujet multiple et universel.
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