Pierre Juston, doctorant en droit public
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Écrivons-le d’emblée, la question du droit à l’avortement et de la laïcité sont deux questions bien distinctes qu’il ne convient pas de confondre, comme le sont d’ailleurs celles de la laïcité et de l’égalité femme/homme ou encore celle des décisions de la Cour suprême des États-Unis et du droit constitutionnel français.
Les débats qui s’ouvrent dans notre pays à propos d’une constitutionnalisation du droit à l’avortement à la suite de la décision de la Cour suprême des États-Unis sont de nature juridique et, en tant que tels, ils devraient être abordés avec autant de sérieux que de rigueur. Pour ne pas laisser planer un quelconque suspense quant à ma position sur le sujet, mieux vaut le préciser : je suis favorable à ce que des droits tels que celui de l’interruption volontaire de grossesse rejoignent textuellement le bloc de constitutionnalité mais dans la seule mesure où une telle modification est juridiquement réfléchie et faite avec la prudence et le sérieux inhérent à toute révision constitutionnelle et non dans l’instant d’une peur pourtant bien légitime.
Un modèle juridique américain fondamentalement différent
La décision « Dobbs, State Health officer of the Mississippi department of health et al. V. Jackson Women’s health organization et al » qu’analyse la professeure Wanda Mastor1Wanda Mastor, « Remise en cause par la Cour suprême des États-Unis du droit à l’avortement – Analyse perspectives », Le club des juristes, 25 juin 2022, disponible en ligne sur blog.leclubdesjuristes.com. met d’abord en lumière la distinction entre le régime politico-juridique américain et le nôtre, notamment quant à « l’hypertrophie du pouvoir judiciaire »2Wanda Mastor, « Remise en cause par la Cour suprême des États-Unis du droit à l’avortement – Analyse perspectives », Le club des juristes, 25 juin 2022, disponible en ligne sur blog.leclubdesjuristes.com.. Comme elle le rappelle, avant de débattre sur l’aspect idéologique d’une telle décision et pour la comprendre, il faut se souvenir de « la supériorité du “We, the People” qui ouvre la Constitution et le fédéralisme »3Wanda Mastor, « Remise en cause par la Cour suprême des États-Unis du droit à l’avortement – Analyse perspectives », Le club des juristes, 25 juin 2022, disponible en ligne sur blog.leclubdesjuristes.com. propre à l’État américain. Il convient donc de ne pas calquer ce modèle juridique fondamentalement différent du cadre unitaire universaliste français. De la même manière, la France n’étant ni une province, ni une colonie, ni encore un protectorat américain, la remise en cause du droit à l’avortement là-bas n’induit pas ipso facto une remise en cause sérieuse ici. Cet état de fait n’empêche nullement de rester vigilant, de surcroît dans le contexte de l’élection récente de quelques députés authentiquement anti-IVG.
Pour autant, cette décision met aussi en lumière un autre point capital de la distinction de nos modèles juridico-politiques respectifs. C’est celui qui concerne le principe politique, philosophique et juridique de laïcité. Bien sûr, comme nous l’avons indiqué dans les prolégomènes, la question de l’avortement n’a rien à voir directement avec le principe juridique stricto sensu de laïcité. Indirectement et grâce au principe de laïcité cependant, le modèle français est précisément bien plus protecteur de la garantie d’un certain nombre de droits et ce, pour plusieurs raisons.
Les États-Unis considérés à tort comme laïques
Bien hypocrite, en tout premier lieu, celui ou celle qui ferait semblant de ne pas voir que les motivations d’une telle décision de la Cour suprême ne découlent pas de considérations religieuses conservatrices et intégristes. En réalité, ces dernières peinent à se cacher derrière l’interprétation juridique assez littéraliste qui est réalisée par la majorité des juges dans cette affaire. Certes, si cette décision reste à la fois le fait d’une majorité de juges conservateurs à la Cour suprême, d’une fragilité juridique de ce droit aux États-Unis et d’un système politico-juridique dans lequel le pouvoir judiciaire est prédominant, la résistance face à de telles attaques est bien relative là-bas en raison, aussi, de la conception tolérantiste américaine.
Le long processus de laïcisation du droit agit en France, au moins symboliquement, comme une sorte d’effet cliquet sur un certain nombre de nouveaux droits venus modifier certaines normes dont le seul fondement était d’une essence morale religieuse.
En effet, si les États-Unis sont souvent considérés, à tort4Denis Lacorne, « La séparation de l’Église et de l’État aux États-Unis, les paradoxes d’une laïcité philo-cléricale », Le Débat n° 127, 2003/5, pp. 57‑71 ; Cécile Revauger, « Peut-on parler de laïcité dans les pays anglo-saxon ? », décembre 2005, disponible en ligne ; Roselyne Letteron, « Les modèles de laïcité en Europe », Questions Internationales, n° 95‑96, janv.-avril 2019 ; Laurent Bouvet, La nouvelle question laïque, Paris, Flammarion, 2019., comme laïques, notamment en raison du « mur de séparation » voulu par les pères fondateurs, le régime politique d’outre-Atlantique s’est en réalité construit totalement différemment du nôtre sur la question. En schématisant à gros traits, on pourra dire que la dynamique laïque de notre modèle français a notamment pour objet de protéger l’État contre les intrusions religieuses, alors que le modèle américain se propose plutôt de protéger les religions contre l’État. La mise en avant constante de la notion de liberté de religion en lieu et place de celle de la liberté de conscience, pourtant bien plus large et ne dépendant pas d’un prisme religieux, contribue également à distinguer les deux logiques. Les pratiques politiques et juridiques divergent ainsi et font apparaître de nombreuses brèches dans le mur de séparation depuis déjà bien longtemps. Comme le souligne le politiste Denis Lacorne, notamment quant à l’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême, « plusieurs décisions indiquent que le point de vue des “antiséparatistes” – c’est-à-dire de juges qui cherchent à remettre en cause l’existence même du mur de séparation entre l’Église et l’État – peut parfois l’emporter »5Denis Lacorne, « Une laïcité à l’américaine », Études, vol. 409, n°10, 2008, p. 302..
Une culture française de méfiance vis-à-vis des religions
La conception française de la laïcité, comme principe politique, que certains trouvent sans nul doute « gauloise et réfractaire », voire parfois brutale, s’embarrasse cependant d’une réalité que certains font minent d’oublier concernant l’attitude des intégrismes religieux en démocratie libérale. Ces derniers n’ont jamais véritablement accepté le cadre de l’État moderne dans lequel la souveraineté ne procède pas d’un pouvoir spirituel transcendant mais s’appuie sur un référentiel auto-constituant citoyen areligieux6Voir Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2016.. Le long processus de laïcisation du droit7Voir par exemple, dans un domaine spécifique, Pierre Juston, « Désir(s) sexuel(s), religion(s) et droit laïque français », Annales de l’Université Toulouse 1 Capitole, Presses de l’UT1, T. LIX, 2019. qui en découle agit ainsi en France, au moins symboliquement, comme une sorte d’effet cliquet sur un certain nombre de nouveaux droits venus modifier certaines normes dont le seul fondement était d’une essence morale religieuse. Le principe constitutionnalisé en devient alors à la fois l’une des causes de la mutation des libertés et du développement de nouveaux droits tout autant qu’une garantie. Comme le dit Catherine Kintzler, « la laïcité a produit plus de liberté que ne l’a fait aucune religion investie du pouvoir politique »8Catherine Kintzler, Entretien avec laurent Ottavi, Revue des deux mondes, janv. 2018..
Le principe politique de laïcité, conçu comme protection des intrusions religieuses dans la sphère politique et citoyenne, s’est durablement installé dans les têtes.
En second lieu, s’ajoute à ce processus une culture de méfiance vis-à-vis des diverses religions qui montreraient des velléités d’agir dans le champ politique et citoyen. Cela ne choque presque personne aux États-Unis que des candidats et des élus utilisent leur appartenance religieuse comme argument, aillent courtiser directement dans les lieux de culte, prient publiquement avec telle ou telle communauté religieuse et assument l’influence de responsables religieux, y compris les courants les plus intégristes. C’est pourtant impensable en France. En effet, comment imaginer qu’un ancien président de la République puisse écrire, à la suite d’une telle décision, qu’il s’agit de « la volonté de Dieu », comme l’a fait Donald Trump ? Mis à part quelques énergumènes d’obédience théocratique comme l’ancienne ministre Christine Boutin et une poignée de militants intégristes d’extrême droite farouchement antirépublicains, pourfendant encore « la gueuse », peu de responsables politiques de premier plan semblent s’en réjouir et militer ouvertement contre l’avortement au nom de leurs convictions religieuses.
Poursuivre le combat laïque
Il existe pourtant bel et bien en France des associations puissantes qui s’auto-définissent comme « pro-vie » – biaisant par ailleurs tout débat de société par cette appellation – et qui ne peinent pas à recruter dans les nouvelles générations. Cependant, contrairement aux militants américains, la plupart d’entre eux n’apprécient pas du tout que l’on rappelle leurs motivations religieuses dans leurs combats. Pourquoi ? Parce que le principe politique de laïcité, conçu aussi comme protection des intrusions religieuses dans la sphère politique et citoyenne, s’est durablement installé dans les têtes. C’est aussi le cas, plus récemment, pour l’ensemble des responsables politiques qui, le plus souvent, s’en servent malheureusement en déformant le principe juridique pour servir bien d’autres agendas mais qui ont compris l’attachement culturel de la population à cette facette du principe. Comme l’écrivait l’historien Émile Poulat, « il y a la laïcité dans les textes et la laïcité dans les têtes », et le principe, même souvent mal compris dans un sens ou un autre, est tout de même durablement installé et considéré comme une protection accrue de nos droits et libertés faces à des attaques religieuses récurrentes.
Ainsi, si la question du droit à l’avortement est un sujet à part entière qui n’a rien à voir avec le principe de laïcité entendu strictement, il n’en va pas de même dans le contexte des affrontements idéologiques sur ce sujet. Il demeure néanmoins ce qu’il est possible de nommer « un combat laïque ». C’est-à-dire un combat qui permet d’une part d’accroître les choix en conscience de l’individu quant à son propre corps et quant à sa dignité. C’est-à-dire un combat qui découle d’autre part d’une conception protectrice du principe politique de laïcité qui a aussi pour but d’empêcher les diverses intrusions religieuses, même artificiellement maquillées, dans le cadre de la protection des droits et libertés.