Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch
Analyse parue dans Le DDV n° 690, printemps 2023
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On ne commet pas un crime contre l’humanité par accident. Les génocides sont préparés, pensés, planifiés, orchestrés. Il est constant que leurs instigateurs, qui ont une conscience pleine de leurs responsabilités, cherchent ensuite à les relativiser, à les diluer dans un lacis de circonstances compliquées faisant passer leurs intentions au second plan. Il est tout aussi constant que les bourreaux tentent de nier le crime lui-même après en avoir – plus ou moins méthodiquement, il faut bien le dire – effacé les traces. À chacune de ces étapes, le complotisme est présent.
Déguiser la pulsion de mort en héroïsme
Le complotisme est d’abord présent dans la préparation idéologique du génocide : le thème du « complot juif mondial » est ainsi au cœur de la doctrine national-socialiste qui a besoin de cette fiction formidable d’un peuple allemand engagé dans un combat à mort avec « la Juiverie internationale » (Weltjudentum) pour justifier la mise à l’écart, la persécution puis la mise à mort de millions de civils innocents. Les tueurs doivent pouvoir tuer l’esprit libéré de toute mauvaise conscience, persuadés que leurs crimes répondent à une nécessité vitale, qu’ils ne constituent rien de plus qu’un simple acte préventif de légitime défense. Et pour recruter des candidats affectés aux basses œuvres d’un régime criminel, quoi de mieux que de les installer, grâce au complotisme, dans la position avantageuse d’un sauveur de la Patrie, de la Civilisation, de l’Humanité, de la Race, du Sang. Il importe que le complot qui menace ces entités à majuscules soit immense afin de déguiser en héroïsme la pulsion de mort des assassins et leur faire ainsi oublier qu’ils ne sont pas autre chose que de vulgaires assassins.
Ce que nous nous sommes habitués à désigner sous le terme de « négationnisme » présente tous les aspects d’une théorie du complot.
Le complotisme se manifeste également après le crime, comme discours de dénégation de leurs responsabilités par les bourreaux, c’est-à-dire, pratiquement, comme discours de déréalisation du crime. Ce que, depuis Henry Rousso1Voir Henry Rousso, Le syndrome de Vichy (1944-1987), Seuil, Paris, 1987., nous nous sommes habitués à désigner sous le terme de « négationnisme » présente tous les aspects d’une théorie du complot. Réécoutons la fameuse « phrase de soixante mots » prononcée par Robert Faurisson lors de son interview sur Europe 1 le 17 décembre 1980 :
« Les prétendues “chambres à gaz” hitlériennes et le prétendu “génocide” des juifs forment un seul et même mensonge historique, qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont les principaux bénéficiaires sont l’État d’Israël et le sionisme international et dont les principales victimes sont le peuple allemand – mais non pas ses dirigeants – et le peuple palestinien tout entier. »
Cette déclaration coche les principales caractéristiques d’une théorie du complot dans ce qu’elle peut avoir de plus classique et de plus caricatural : la remise en cause des faits historiques dans ce qu’ils ont de plus solidement établis (« prétendues “chambres à gaz” » ; « prétendu “génocide” ») ; l’idée d’une manipulation prenant des dimensions extraordinaires (un « mensonge historique » ; « une gigantesque escroquerie ») ; l’inversion victimaire et la désignation de comploteurs à qui le « mensonge » est censé profiter ( « l’État d’Israël et le sionisme international » ainsi que leurs complices, « les dirigeants allemands ») ; la révélation enfin d’un mobile caché, ladite « escroquerie » étant réputée de nature « politico-financière », ce qui permet opportunément de lier ces deux grands thèmes traditionnels d’accusations antisémites que sont le préjugé de l’ « âpreté au gain » des juifs associé à un projet de domination politique, le mythe du « complot juif ».
Propagande complotiste après les massacres de Boutcha
Le 3 avril 2022, alors que le monde découvre, effaré, les images de dépouilles de civils jonchant les rues de Boutcha, petite ville de la périphérie de Kiev dont les troupes russes viennent de se retirer après trois semaines d’occupation, la machine de propagande complotiste se met immédiatement en branle. De l’avocat souverainiste Régis de Castelnau à l’influenceur complotiste Silvano Trotta en passant par l’ancien sénateur UDI Yves Pozzo di Borgo, le cinéaste Oliver Stone, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán et Vladimir Poutine lui-même, tous se pressent pour affirmer, à rebours de toutes les preuves du contraire, que les exécutions seraient un « montage » (les cadavres étant soi-disant joués par des acteurs) ou qu’il s’agirait d’une opération sous « faux drapeau » réalisée par les « nazis ukrainiens ». Leurs sources : le site SouthFront par exemple. Et tant pis si ce site est fortement suspecté d’être un faux-nez des services de renseignements russes. Tant pis également si les images satellites montrent que les massacres ont bien eu lieu pendant que Boutcha était sous contrôle russe. Tant pis si des communications radios de soldat russes interceptées par les services secrets allemands font état de ces crimes. Tant pis si les proches des victimes, sur place, accusent tous les troupes russes. Car « les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances » (Proust).