Sophie Jehel, professeure en sciences de l’information et de la communication, chercheure au Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (Université Paris 8 Saint-Denis)
Les médias sociaux transforment l’accès à l’information d’une très large partie de la population. Je désignerai par « médias sociaux » l’ensemble des dispositifs numériques qui permettent de s’informer et de partager des publications, des avis, des réactions. Aujourd’hui 60 % des Français s’informent en ligne (par des sites d’information, des applications d’actualité, des moteurs de recherche ou des réseaux socionumériques), 32% spécifiquement par ces derniers – un pourcentage en baisse cette année1Cette statistique et les suivantes sont extraites du Digital News Report, Reuters Institute, 2023, p. 75.. 63 % continuent cependant de s’informer par la télévision, en direct ou en replay.
Le rôle des médias sociaux est cependant mis en cause régulièrement dans la propagation de la manipulation de l’information, des discours de haine et des discours de propagande, qui peuvent être les mêmes. La circulation des discours haineux est en effet favorisée par les très grandes plateformes numériques. La lanceuse d’alerte Frances Haugen l’a observé et dénoncé encore en 2021 à Meta, après les accusations précédentes (suite aux manipulations de Cambridge Analytica notamment, en 2018) et les engagements de l’entreprise d’y remédier. Les discours haineux ou complotistes sont davantage visibles que les autres sur les médias sociaux parce que les points de vue caricaturaux clivent les publics, suscitent des réactions d’adhésion ou de rejet qui stimulent les interactions. Cette sursollicitation est un facteur important de la désorganisation informationnelle.
Les discours haineux ou complotistes sont davantage visibles que les autres sur les médias sociaux, parce que les points de vue caricaturaux clivent les publics, suscitent des réactions d’adhésion ou de rejet qui stimulent les interactions.
Quatre principes qui placent l’information sous tension
Pour comprendre l’origine des phénomènes de perturbation informationnelle, je propose d’y voir la résultante de quatre principes à l’œuvre dans la constitution des fils de recommandation sur les plateformes numériques. Le premier principe est celui de l’injonction à la participation2Serge Proulx, « L’injonction à participer au monde numérique » in Communiquer. Revue de communication sociale et publique, n° 20, 2017, p. 15-27.. Sans la participation des usagers, qui peut se traduire par un « j’aime », un partage, la publication d’un commentaire ou d’un contenu original, les plateformes numériques ne pourraient survivre. Ces productions représentent également un travail, plus ou moins important, nécessaire à la valorisation commerciale de la plateforme en tant qu’espace publicitaire, qu’Antonio Casilli propose d’appeler « travail social en réseau »3Antonio Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic. Paris, Seuil, 2019..
Le second principe est celui de la stimulation émotionnelle des usagers des plateformes qui est au cœur de leur économie de l’attention. Les plateformes ont besoin d’encourager la participation des publics. Elles ont développé dans cet objectif un répertoire de signes, émojis, mèmes, boutons, mesures de popularité qui excitent la compétition entre les usagers et facilitent les interactions en minimisant les efforts nécessaires pour participer. Des analystes du marketing des plateformes l’ont désigné comme la dynamique du « web affectif »4Camille Alloing, Pierre Julien, Le web affectif. Une économie numérique des émotions, Bry-sur-Marne, INA, 2017.. Les interfaces proposent aussi des fonctionnalités de notification, de géolocalisation et des indicateurs de la présence des autres en ligne qui renforcent le sentiment de devoir répondre aux sollicitations. Les usagers sont pris par une double contrainte émotionnelle, celle du « FOMO », « Fear of missing out », qu’on peut traduire par la peur de rater une information ou une opportunité, mais aussi celle d’un sentiment de culpabilité à l’idée de manquer de soutien pour leurs proches en tardant à réagir.
Le troisième principe tient à la structure des plateformes, leur analogie avec un miroir sans tain. La structure informatique permet à ceux qui les dirigent de récupérer des informations sur les activités qui y sont réalisées et leur contexte en collectant les « données personnelles » des usagers, sans qu’ils en aient toujours conscience. Contrairement à ce que l’on croit souvent, seule une minorité d’usagers s’expose régulièrement et abondamment sur les plateformes. La grande majorité d’entre eux vient pour s’informer mais aussi regarder ou plutôt « stalker », c’est à dire espionner les autres, ceux qui s’exposent. Le troisième principe peut être décrit comme une dynamique de surveillance panoptique : tous sont regardés, observés, mesurés, par la plateforme, mais aussi par les autres utilisateurs, les proches et les contacts plus éloignés, par les gouvernements, par les marques sans pouvoir vraiment en faire le tour…
La structure informatique permet à ceux qui dirigent les plateformes de récupérer des informations sur les activités qui y sont réalisées et leur contexte en collectant les « données personnelles » des usagers, sans qu’ils en aient toujours conscience.
Le quatrième principe est celui de la « personnalisation », il consiste à proposer des contenus profilés par des algorithmes à partir des données captées par les plateformes. Les médias sociaux prétendent ainsi adapter les contenus aux attentes de chaque utilisateur, mais la réalité vécue est assez différente, le risque d’être noyé sous des contenus trop homogènes ou très éloignés des sujets qui intéressent vraiment est fréquent.
Le travail éthique des usagers face à l’imbroglio informationnel
Les enquêtes qualitatives que j’ai pu réaliser auprès d’adolescents de 15 à 17 ans montrent que l’immersion des usagers dans ces univers numériques suscite un travail émotionnel et éthique intense (voir ou ne pas voir, cliquer ou ne pas cliquer, liker ou ne pas liker…)5Sophie Jehel, L’adolescence au cœur de l’économie numérique. Travail émotionnel et risques sociaux. Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2022 ; Sophie Jehel, Laurence Corroy, Les relations affectives des adolescents et les réseaux socionumériques. Rapport pour l’Observatoire des pratiques numériques des adolescents en Normandie 2019, T2, Cemea, Rectorat, Région Normandie, Canopé, 2019 (https://yakamedia.cemea.asso.fr/univers/comprendre/numerique-media-et-education-citoyennete/les-relations-affectives-des-adolescents-et-les-reseaux-socionumeriques).. Il se traduit aussi bien par une non-action, une retenue, voire un évitement, que par une action qui suscite à son tour des notifications engageant les réseaux de contact dans ce travail émotionnel et éthique et entraînant un cycle de réactions. La question de la distinction du vrai et du faux, de l’identification des fake news est presque secondaire, elle n’est qu’une question parmi de nombreuses autres qui traversent en permanence les usagers. Ce travail éthique est aussi accru par la désorganisation du contenu et l’absence de hiérarchisation dans l’information, de choix éditorial clair à la différence des médias journalistiques.
Les médias sociaux sont en ce sens des perturbateurs émotionnels et informationnels.
Pour autant une approche qui se focaliserait uniquement sur les distorsions engendrées par la propagation des discours de propagande ou de haine sous-estimerait des dimensions importantes du changement produit grâce à eux dans les pratiques informationnelles des publics.
Des espaces qui agrandissent la démocratie
Sur les réseaux socionumériques, les usagers peuvent « attraper » des informations qui émanent de médias journalistiques, relayées par leurs comptes ou par d’autres comptes. Ils peuvent aussi accéder à des informations qui viennent contredire les discours officiels, qui dans les moments de crise peuvent être mensongers. Nous en avons fait l’expérience à de nombreuses reprises ces dernières années. Ils peuvent partager des vidéos de violences exercées par des policiers qui, sans ce canal de diffusion, auraient pris davantage de temps à être relayées par des médias indépendants.
Ces médias sociaux ont accru la liberté de l’information en diversifiant les sources de l’information. Les médias journalistiques ont perdu leur situation de monopole informationnel ; ils bénéficient cependant d’un niveau de confiance supérieur. Les publics, quel que soit leur milieu social, sont habitués depuis près de vingt ans à diffuser et à partager publiquement leurs avis. Leur participation répond à un besoin des individus contemporains de glaner des formes variées de reconnaissance sociale. Elle permet aux citoyens d’élargir leur identité sociale par des « extensions de soi »6Jean-Claude Kauffman, « Tout dire de soi, tout montrer » in Le Débat 2003/3 n°125, p 144-155.. Les médias radios et télévisuels cantonnent les publics populaires à des espaces de prises de parole très réduits, principalement dans les micro-trottoirs ou les émissions de téléréalité, sans leur permettre un contrôle sur ce qui est publié de leurs propos. Les plateformes leur offrent des espaces de publication plus vastes et gratuits, sans barrière à l’entrée ou presque. Ces nouvelles pratiques ont transformé le rapport à l’autorité et accru la possibilité de manifester sa défiance vis-à-vis des sources officielles.
Ces plateformes offrent des espaces précieux pour la démocratie, parce qu’ils représentent un accroissement des droits des citoyens et encouragent les échanges, y compris dans des moments de tension, comme lors des violences urbaines de juin 2023.
Cela peut donner lieu à la diffusion d’erreurs, mais aussi à des débats contradictoires, y compris sur Twitter, Youtube ou TikTok. J’ai pu observer combien Twitter permettait d’accroitre le pluralisme dans les commentaires de l’émission TPMP, alors que la société de production visait au contraire à les canaliser7Sophie Jehel, « Quelle réflexivité sur les espaces polémiques de Twitter ? Inscrire sa trace dans des conversations autour des talkshows ONPC et TPMP » in Les cahiers du numérique (en ligne), 2018, p. 77-105.. Ces plateformes offrent des espaces précieux pour la démocratie, parce qu’ils représentent un accroissement des droits des citoyens et encouragent les échanges, y compris dans des moments de tension, comme lors des violences urbaines de juin 2023. Le dernier Digital News Report (2023) montre cependant que dans un certain nombre de démocraties (Grande Bretagne, Allemagne et à un moindre degré en France), le pourcentage d’usagers qui rédigent des messages informationnels ou partagent des informations diminue, probablement pour éviter les commentaires « toxiques », particulièrement redoutés par les jeunes adultes, les femmes et ceux qui se déclarent à gauche8Digital News Report, Reuters Institute, 2023, pp. 37-38..
Une régulation à construire collectivement
Entre les droits acquis par les citoyens grâce à ces plateformes et les perturbations qu’elles infligent aux modalités d’accès à l’information, il nous faudrait trouver de nouvelles formes de régulation. L’actualité nous propose plusieurs pistes. Il nous faudra cependant les étoffer pour travailler à un équilibre entre les différents droits fondamentaux en jeu : liberté d’information, liberté de communication, droit de réunion, droit d’aller et venir anonymement mais aussi lutte contre les discours discriminatoires, le harcèlement et les incitations à la violence.
Le Président de la République a évoqué le 5 juillet 2023 la possibilité de « couper » des réseaux socionumériques « quand les choses s’emballent »9Damien Leloup, Florian Reynaud, « Emmanuel Macron suggère de bloquer les réseaux sociaux pendant les émeutes, une pratique très controversée », Le Monde, 5 juillet 2023, modifié le 7 juillet 2023.. Il faisait allusion aux vidéos de dégradations qui ont circulé pendant les violences urbaines qui ont déferlé en France, en réaction à la mort d’un jeune de 17 ans tué par un policier le 27 juin 2023. Après réflexion, quelques heures plus tard, la piste ne consistait plus à « couper » les réseaux, mais à suspendre certaines fonctionnalités comme la géolocalisation.
Ces pistes sont liberticides, non proportionnées et contre-productives. Il n’est pas possible de considérer qu’un réseau, dans son entièreté, favorise davantage la violence que l’entraide et le soutien face aux violences. La géolocalisation peut favoriser des regroupements violents, mais être aussi utile pour porter secours. L’orientation des politiques publiques vers des solutions autoritaires est particulièrement fâcheuse, quand la crise politique traversée par la France depuis plusieurs mois prend naissance dans un contexte de déficit de dialogue social et d’exacerbation des rapports de force.
L’orientation des politiques publiques vers des solutions autoritaires est particulièrement fâcheuse, quand la crise politique traversée par la France depuis plusieurs mois prend naissance dans un contexte de déficit de dialogue social et d’exacerbation des rapports de force.
La seconde piste est celle qui va voir le jour le 25 août 2023 avec la mise en œuvre du Digital Services Act (DSA), règlement européen qui renforce considérablement les obligations de transparence des très grandes plateformes numériques. Elle devrait permettre de limiter les contenus haineux et d’offrir aux usagers un meilleur contrôle de leur fil de recommandation, notamment en échappant à la « personnalisation » algorithmique.
La lutte contre les discours haineux repose sur l’action des associations, comme la Licra, e-enfance, mais aussi sur les signalements du public et des plateformes du ministère de l’Intérieur (Pharos). C’est en considération des modalités d’application par les plateformes de ces nouvelles contraintes, de l’explicitation du fonctionnement de leur modération des contenus, de l’information des usagers sur les motifs de rejet ou d’acceptation de leurs demandes, de la transparence de l’action des pouvoirs publics, de la possibilité des recours juridictionnels que nous pourrons collectivement apprécier les progrès réalisés.
Un écosystème informationnel élargi
La régulation des contenus haineux ou clivant que privilégient les modèles d’affaire fondés sur l’économie de l’attention ne peut avancer que grâce à l’attention collective portée à la qualité de l’information, au respect du pluralisme, à la lutte contre les discours discriminatoires. Les réseaux socionumériques ne constituent pas un ilot que l’on pourrait décider de « couper », ils prennent place dans un écosystème informationnel plus large en interrelation étroite avec les médias audiovisuels et de presse écrite et la société civile. Ils ne sont pas les seuls à produire désinformation et discours discriminatoires. Des émissions voire des chaines de TV visent la captation de l’attention des publics par des contenus clivants, des simplifications outrancières ou haineuses. Je pense notamment à des émissions d’information sur CNews, de divertissement comme TPMP ou à des émissions de téléréalité qui viennent entretenir des formes de voyeurisme en exposant l’intimité de candidats ou leur humiliation. La recherche de l’attention par le clash favorise généralement la diffusion de propos discriminatoires, sexistes, racistes, homophobes, grossophobes qui peuvent donner lieu à des mises en garde de l’instance de régulation (CSA et aujourd’hui Arcom), voire à des sanctions mais sans y mettre un terme.
La dérégulation des contenus favorise les discours extrêmes qui prétendent par leur virulence remettre de l’ordre et imposer des valeurs sectaires. Une régulation autoritaire ferait le jeu de plateformes moins contrôlées, comme Telegram, et accroitrait la défiance institutionnelle. Les médias sociaux sont devenus des canaux d’information importants parmi d’autres. Il s’agit à présent de diffuser une culture numérique qui rappelle à chaque utilisateur ses droits et lui donne les moyens de les faire respecter, y compris face aux plateformes et face à l’État.