Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch
Article de la rubrique « Complotologie » paru dans Le DDV n°689, hiver 2022
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Une étude publiée dans la revue Science Advances en janvier 2019 a révélé que les Américains de plus de 65 ans partageaient sept fois plus de fausses nouvelles que les jeunes – en tout cas sur Facebook et pendant la campagne présidentielle de 2016 opposant Donald Trump à Hillary Clinton. Dans le même temps, plusieurs enquêtes d’opinion, en France et à l’international1Enquêtes Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, janvier 2018, février 2019, mars 2020. Voir aussi Valentin Fauveau, « Les jeunes Européens en proie au conservatisme et au soupçon », Le Monde des religions, 19 juillet 2018., se sont multipliées qui montrent que les jeunes adhèrent significativement plus que leurs aînés aux théories du complot.
Si ces résultats peuvent en apparence sembler contradictoires, c’est parce que l’objet de ces études n’est pas tout à fait le même. La première renseigne sur ce que les utilisateurs relaient sur les réseaux sociaux (alors qu’une part substantielle de ce qui y est partagé n’est préalablement jamais consulté) tandis que les secondes s’intéressent à ce que les sondés ont dans la tête. Or, le fait est que, contrairement à leurs parents et grands-parents, la majorité des moins de 35 ans s’informe en priorité via les réseaux sociaux et que cette pratique est corrélée à une plus forte approbation de toutes sortes d’énoncés complotistes, probablement parce qu’elle favorise un biais cognitif bien identifié : l’effet de vérité illusoire. Il s’agit de la tendance à tenir pour vraie une information du seul fait qu’on y a été exposé de manière répétée – rappelons que c’est l’efficience de ce biais qui justifie l’existence de la publicité. Il s’ensuit que l’exposition répétée aux fausses nouvelles a tendance à modifier notre perception de ce que nous considérons comme vrai, ainsi que le confirme une étude publiée en 2012 dans la revue Europe’s Journal of Psychology.
Une sédimentation du faux
Rien d’étonnant alors à ce que la vision du monde de ceux qui s’informent sur des plateformes où prolifèrent les contenus complotistes finisse par en être affectée. De fait, les moins de 35 ans souscrivent deux à trois fois plus que les seniors aux théories du complot. Ainsi, 28 % des 18-24 ans adhèrent à 5 théories du complot ou plus (sur 10 proposées), contre 9 % des plus de 65 ans. Prenons l’énoncé selon lequel il existerait un « complot sioniste à l’échelle internationale » : 22 % des sondés en moyenne y souscrivent. Ils sont 29 % chez les moins de 35 ans contre 16 % chez les plus de 65 ans – du simple au double.
Ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes que les moins de 35 ans sont plus « complotistes », c’est parce qu’ils sont jeunes maintenant.
Les personnes socialisées politiquement au cours des deux dernières décennies semblent nettement plus perméables au complotisme que les générations qui les ont précédés. Ce constat relativise les approches optimistes selon lesquelles le complotisme chez les jeunes ne serait lié qu’à un moment de la vie et finirait par s’estomper avec l’âge. Au contraire, il apparaît que le complotisme opère une forme de sédimentation. Rien, dès lors, ne permet d’indiquer que les personnes qui forment aujourd’hui la cohorte des moins de 35 ans deviendront moins complotistes. Dit autrement : ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes qu’ils sont plus « complotistes » ; c’est parce qu’ils sont jeunes maintenant. Les jeunes d’aujourd’hui sont par exemple plus volontiers défiants à l’égard de la science qu’il y a cinquante ans. Un récent sondage Ifop pour la Fondation Reboot montre qu’en 1972, les 18-24 ans étaient 6 % à avoir l’impression que la science apporte à l’homme plus de mal que de bien. Ils sont 17 % aujourd’hui2Enquête Ifop pour la Fondation Reboot et la Fondation Jean-Jaurès, 6 décembre 2022..
Le seul vrai « grand remplacement »
On ne compte plus les reportages et les témoignages attestant de la banalisation des croyances complotistes dans les salles de classes, les copies des élèves… et les forums de jeux vidéo. Le journaliste Paul Conge, qui a enquêté sur la prégnance des idées extrémistes chez les adolescents3Paul Conge, Les Grands-remplacés. Enquête sur une fracture française, Paris, Arkhê, 2020., confie ainsi qu’il ne s’attendait pas à ce que des jeunes de 12 à 20 ans soient « à ce point imprégnés par le négationnisme, au point d’en discuter quotidiennement. »
Si cette tendance ne s’infléchit pas, on ne voit pas ce qui pourrait empêcher notre société de devenir à moyen terme, par simple remplacement générationnel, plus perméable à l’imaginaire complotiste qu’aujourd’hui. Et si c’était là le seul véritable « grand remplacement » à craindre ?
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