Leslie Kouhana Kalfa, avocate au barreau de Paris
Article paru dans le DDV n° 685 (hiver 2021) dans le cadre du dossier « Combattre la discrimination raciale »
Refus injustifiés d’accès à un service, à un logement, à un prêt bancaire… Tels sont les faits de discrimination régulièrement signalés aux associations antiracistes. Des faits et des discriminations qu’elles ont pour ambition de faire cesser. Les associations antiracistes mènent pour cela leurs propres actions auprès des victimes qu’elles accompagnent devant les juridictions. Cet accompagnement s’opère également pour les discriminations constatées dans le monde du travail, où elles peuvent notamment se traduire par des rapports de domination facilités par un lien de subordination.
Des dossiers de preuves décourageants
Les juridictions prud’hommales sont devenues un rouage nécessaire au règlement des litiges relatifs aux traitements différenciés des individus au sein de la relation de travail. Elles sont néanmoins représentatives d’une sortie lente de l’inertie existante, due pour partie à une directive européenne adoptée au titre de la lutte contre les discriminations et transposée en droit français par la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008. Cette loi dispose qu’« aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de nomination ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte (…) en matière de rémunération », en raison de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, ou au titre de son nom de famille ou de son lieu de résidence, domaines relevant tous de la compétence des associations antiracistes.
Ces dispositions n’ont pas encore imprégné l’esprit des juges malgré l’augmentation des plaintes de victimes de discrimination. Les juridictions gardent une certaine distance avec les actes dénoncés et exigent un lourd dossier de preuves afin d’envisager une éventuelle condamnation. Lorsque les parcours judiciaires sont particulièrement difficiles, les associations doivent parfois solliciter l’intervention du Défenseur des droits, en sa qualité d’autorité administrative indépendante. Sa compétence pour investiguer et transmettre les fruits de son enquête, lors de la procédure en cours, permet d’appuyer l’action menée et d’authentifier les actes et comportements signalés.
Les victimes se découragent face à des juges peu connaisseurs de leurs maux et dommages causés, peu formés aux nouvelles dispositions et peu enclins à y accorder une place conséquente.
Les victimes sont souvent dissuadées d’entamer des démarches par l’ampleur du dossier de preuves à constituer, qui dépasse largement le seuil pourtant exigé par la loi. Celle-ci a en effet instauré un renversement de la charge de la preuve : le salarié doit apporter les éléments de fait pouvant caractériser une discrimination, charge ensuite à l’employeur de démontrer que ces faits n’existent pas ou que la différence de traitement constatée repose sur d’autres raisons légitimes et objectives, excluant toute discrimination. Le préalable nécessaire exigé par la loi est donc l’écoute de la parole du salarié. Or tel n’est pas le cas dans les faits, les juridictions ayant pour l’instant déplacé le curseur de la charge de la preuve vers les victimes. Celles-ci se découragent ainsi d’autant plus face à des juges peu connaisseurs de leurs maux et dommages causés, peu formés à ces nouvelles dispositions et peu enclins à y accorder une place conséquente.
Quand l’employeur rebaptise impunément ses employés
Ces lacunes cumulées poussent les associations antiracistes à intervenir de façon plus approfondie. La Licra a notamment créé, en 2016, une commission consacrée à la lutte contre la discrimination visant à soutenir les victimes dans leurs démarches. De nombreux cas y ont été traités par des avocats et des juristes, notamment s’agissant de salariés ayant subi des faits d’injure raciste, de traitement inégalitaire, de harcèlement discriminatoire, de retard d’évolution, ou encore de modification d’identité.
Ces modifications d’identité imposées par l’employeur occupent encore les associations, alors que le droit a été fixé en la matière par la plus haute juridiction. La Cour de cassation a en effet déjà sanctionné un cas de changement de patronyme, par un arrêt rendu le 10 novembre 2009. Un salarié prénommé Mohammed avait accepté de se faire appeler Laurent au sein d’une maison de retraite. La cour a déclaré ces faits relevant d’une discrimination au titre de l’origine, malgré l’acceptation de cet usage par le salarié, et la présence dans les effectifs d’autres salariés prénommés « Mohammed », sans dissimulation de prénoms.
En l’absence de sanctions pénales dissuasives et contraignantes, aucune société, aucune personne physique ne se sentira obligé par les dispositions légales pourtant applicables.
Ce type d’abus est emblématique d’une volonté d’annihiler toute dissemblance entre salariés au sein d’une entreprise et de gommer les provenances et appartenances à des milieux différents. Ce type de discrimination atteint à la dignité de la victime et imprègne fortement le collectif, laissant prospérer de tels actes. Or de tels cas se répètent et n’ont pas toujours été condamnés par les juridictions. Notamment, en février 2017, une jeune salariée prénommée Soraya, commerciale pour une petite structure, avait adopté le prénom de Dominique à la demande de son supérieur hiérarchique, dans l’exercice de ses fonctions de démarchage, afin d’avoir une connotation plus « locale » pour la clientèle. Malgré la communication des courriels, signatures électroniques et échanges téléphoniques avec ses clients durant plus de huit années, ainsi que la jurisprudence « Mohammed » qui aurait dû primer en la matière, aucun de ces éléments n’a été pris en compte par les juges présents. La victime n’a pas souhaité aller plus loin, découragée par le regard inquisiteur des juges, le jugement prononcé et l’absence de fonds suffisants lui permettant de continuer la procédure. Autre exemple récent : un homme se prénommant Mohammed, cadre d’une grande entreprise internationale, a dû se soumettre durant vingt ans à un changement de patronyme demandé par son employeur. Lors du procès de première instance, le Défenseur des droits a établi un rapport accablant pour l’employeur. Les associations antiracistes ont démontré l’aspect discriminatoire des faits. Les juges n’ont pas encore rendu leur délibéré, mais aucune certitude n’existe sur l’issue de ce dossier, malgré le droit en vigueur.
Le subterfuge des chartes de déontologie
Malheureusement, malgré la véracité des faits dénoncés par les victimes et nos efforts, de nombreuses procédures échouent, faute de preuve et de volonté d’entendre les victimes. Les employeurs disposent en outre de moyens financiers plus importants afin de mener les procédures à leur terme. Certaines structures plus développées tentent aussi de se prémunir par une politique médiatisée mais superficielle de lutte contre les discriminations.
Les employeurs se retranchent très souvent derrière des chartes de déontologie, incluant les dispositions relatives à l’interdiction de tout acte de discrimination. Un simple subterfuge. Les associations antiracistes, souvent à l’initiative de la rédaction de ces chartes, ne sont pas dupes et ne les cautionnent pas face à l’apparition d’actes non sanctionnés. Elles les décrient d’ailleurs avec véhémence devant les tribunaux afin d’en démontrer la vacuité.
Seules de lourdes sanctions pourraient changer la donne. On le constate outre-Atlantique où, récemment, la société Tesla a été condamnée par un tribunal californien à 137 millions de dollars pour discrimination raciale parce qu’elle avait fermé les yeux sur les injures racistes subies, entre 2015 et 2016, par un ancien intérimaire de son usine de Fremont. Les juridictions françaises pourraient s’inspirer dans une moindre mesure de l’effet dissuasif de telles condamnations et comprendre que la faiblesse des sanctions pécuniaires prononcées et l’absence d’impact médiatique qui en découle n’auront jamais aucun caractère dissuasif. Or, en l’absence de caractère dissuasif et contraignant, aucune société, aucune personne physique ne se sentira obligé par les dispositions légales pourtant applicables.
L’intervention des associations antiracistes a pour but d’accompagner les victimes afin qu’elles ne soient jamais amenées à douter du bienfondé de leur dénonciation et se sentent rassurées par une justice à l’écoute. Pour ce faire, elles doivent aussi porter à leurs côtés une action, au nom de l’intérêt commun, en lien avec les institutions publiques et les institutions judicaires. L’objectif est de bâtir un socle de droit positif contraignant et proscrivant définitivement tout comportement discriminatoire au sein de notre société. Le combat reste difficile et semé d’embûches, mais il s’agit de défendre une cause nécessaire pour une société fière de ce qu’elle représente et capable d’affronter l’avenir.