Gaëlle Atlan-Akerman, journaliste
« Dans ces vents contraires comment s’y prendre ? Plus rien n’a de sens… » La génération désenchantée perçue par Mylène Farmer en 1991 a laissé place à une génération d’alignés, entendons par là une génération qui refuse toute hiérarchie, la verticalité étant le vestige d’une pensée dominante. « Qui pourrait m’empêcher de tout entendre quand la raison s’effondre », la chanteuse nous avait prévenus.
Les néo-révisionnistes
Lors des rassemblements contre le passe sanitaire, de nombreux manifestants ont usé et abusé de raccourcis douteux. Avec des images chocs qui enjambent l’histoire et la syntaxe brève des réseaux sociaux, ils ont abouti rapidement là où le négationniste Robert Faurisson avait dû longuement besogner. Ses descendants, qui s’ignorent sans doute, ont réussi une incroyable performance : banaliser l’industrialisation du génocide des juifs en lui ôtant ainsi sa singularité1. Hier, les révisionnistes refusaient de voir les chambres à gaz pour y croire. Désormais, les néo-révisionnistes les voient partout pour s’y croire. Aux Pays-Bas, des jeunes ont même défilé en simili-uniformes nazis et ont mis en scène l’exécution de l’un d’eux portant une étoile jaune et la tenue rayée des camps pour protester contre les mesures anti-Covid 19. Toute ressemblance avec des faits historiques avérés est ainsi parfaitement assumée.
La crise sanitaire a permis de mesurer les conséquences du relativisme qui s’invite désormais à tous les étages : sciences, médecine, histoire, actualité. Mais cette pensée selon laquelle il n’existe plus de réalité objective, mais seulement des perspectives réifiées et construites est ancienne. Reprise par les penseurs de la déconstruction (Michel Foucault, Jacques Derrida, Jacques Lacan) et radicalisée par les penseurs décoloniaux historiques tels que Ramon Grosfoguel et Walter Mignolo, elle tend, l’explique Valérie Kokoszka, maître de conférence en philosophie, à déconstruire la domination que l’Occident exerce sur le monde, notamment par la position d’une réalité prétendument objective qui ne serait en fait que la vision du monde de l’homme blanc.
Au règne de l’équivalence absolue, rien ne se perd, tout se récupère et tout se déforme. Le relativisme d’atmosphère brouille tout. Et cet air se respire partout avec le faux nez de l’esprit critique. Qu’on ne s’y trompe pas, la pensée relativiste n’a rien à voir avec la perspective relative, comme nous le précise Valérie Kokoszka : « Si chacun a une perspective relative sur les choses et les situations, du fait de son histoire, de sa subjectivité, il s’accorde néanmoins sur la même réalité. Autour d’une même table, nous pouvons voir, selon notre positionnement, des reflets, des couleurs, voire des formes différentes : des perspectives différentes en somme. Mais nous voyons tous une table. Avec le relativisme, la table disparaît et seules les perspectives restent. »
Dans les cercles médiatiques, on s’inquiète aussi de ne plus voir de table. « Nous n’arrivons même plus à nous mettre d’accord sur des faits », se désole Géraldine Muhlmann, professeure de sciences politiques et ex-chroniqueuse de BFMTV sur le plateau de C ce soir 2 consacré justement au bien-fondé du débat systématique. En effet, tout n’est pas, ne doit pas être objet de débat comme l’a récemment rappelé Maria Ressa, lauréate du prix Nobel de la paix3 : « On se bat pour les faits, alors qu’on vit dans un monde où les faits deviennent des objets de débats. »
La vérité des faits est donc convoquée devant l’incapacité à voir le réel qu’on tend à idéologiser. Dans la lutte contre « l’islamophobie », la Shoah a été plusieurs fois instrumentalisée comme lors de la marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019. Là, des manifestants ont arboré des autocollants, largement distribués en marge du défilé, représentant une étoile jaune au centre de laquelle était inscrit « muslim ». Face au tollé général que ces auto-désignations ont provoqué, Marwan Muhammad, ex-président du CCIF4, avait indiqué qu’aucune consigne n’avait été donnée en ce sens et que ces initiatives étaient isolées. Or, au même moment, l’affiche officielle du Forum international contre l’islamophobie qui se tenait en Belgique, le 11 décembre 2020, recourait aux mêmes analogies. Pas d’étoile jaune, certes, mais tout y était : l’univers concentrationnaire, la nuit, le brouillard, et, au centre, un enfant avec sa maman portant un voile. Les deux, apeurés et pris dans les phares orientés par des brutes flanquées de chiens. Le levier est facile et efficace : les musulmans d’aujourd’hui seraient les juifs d’hier.
D’autres responsables, cette fois politiques, ont cédé à la tentation de cette analogie. Jean-Paul Delevoye, ancien ministre, a fait lui aussi ce douteux parallèle : « On est dans un moment très malsain de notre démocratie où on cherche à jeter un bouc émissaire : hier c’était le juif, aujourd’hui c’est le musulman5. » Avant lui, Vincent Peillon avait évoqué une laïcité instrumentalisée. L’ancien ministre de l’Éducation nationale et candidat à la primaire de la gauche en 2017 avait sauté le pas le 3 janvier de cette même année : « Si certains veulent utiliser la laïcité, ça a déjà été fait dans le passé, contre certaines catégories de populations, c’était il y a quarante ans les juifs à qui on mettait des étoiles jaunes, c’est aujourd’hui un certain nombre de nos compatriotes musulmans qu’on amalgame d’ailleurs souvent avec les islamistes radicaux6. »
Un an avant, le préfet Michel Delpuech sortait l’artillerie lourde après l’inscription, évidemment condamnable, de tags antimusulmans en invoquant la Nuit de cristal. « Je condamne avec la plus grande fermeté des actes ignobles qui, en désignant à la vindicte votre communauté, rappelle ni plus ni moins les méthodes qui conduisirent les nazis à la Nuit de cristal7. » Ni plus ni moins. « Toujours plus », diraient les plus jeunes pour signifier l’escalade sémantique.
La Shoah en miroir : un recours facile et tant pis si le reflet est déformant, l’illusion dominera la réflexion. À l’image de ce journaliste belge, Alain Gerlache, qui ne s’encombre pas avec la vérité des faits. En septembre dernier, il poste sur Twitter : « L’antisémitisme n’a pas disparu. En revanche il suffit de remplacer “ juif ” par musulman et on se retrouve en 2021. » Pour illustrer son propos, il joint une affiche8 exposée au musée de l’Holocauste à Malines, à l’endroit même où de nombreux Belges juifs ont transité vers Auschwitz. « Nous voyons beaucoup de procès en naïveté alors qu’il devrait y avoir des procès en réalité », déplore Valérie Kokoszka.
L’ Autre c’est moi
À l’image du slogan « Je suis Charlie » initialement créé après l’attentat du 7 janvier 2015 contre la rédaction du journal satirique, nous sommes devenus compatissants et paradoxalement indifférents. Se déclarer Charlie était un cri républicain, une démarche salutaire, mais la déclinaison à l’infini de ce slogan a très vite révélé la perversion de la posture empathique. « Je suis Charlie Coulibaly » de Dieudonné en est le cynique exemple. Cette empathie automatique, jusqu’à l’absurde, doit questionner. Doit-on nous voir dans l’Autre, quoi qu’il ait fait ? Empathique, Houria Bouteldja l’avait été quand, après les attentats perpétrés par Mohamed Merah contre des militaires et des enfants de l’école juive Ozar Hatorah de Toulouse, en 2012, la porte-parole du Parti des Indigènes de la République avait déclaré : « Mohamed Merah, c’est moi9! » Cette empathie avec un assassin d’enfants aurait dû rester là où elle s’exprimait : une niche militante avec ses excès. N’avait-on pas entendu quelques décennies plus tôt « CRS = SS » ?
Plus contemporaines et tout aussi excessives sont les indignations de certains militants LGBTQ+ à l’affût des moindres paroles perçues à leurs yeux comme des aveux criants de transphobie. J. K. Rowling en a fait les frais. L’auteure de la saga Harry Potter avait osé ironiser sur les gesticulations sémantiques qui préfèrent l’expression personnes qui menstruent au mot « femme», soudain idéologisé10.
Nier les évidences et voir ce qui n’existe pas n’est plus réservé aux militants zélés. L’inversion des faits et la mise en équivalence semble être une nouvelle forme d’écriture journalistique. La preuve en est avec la vidéo diffusée par Brut dans laquelle on découvre Georges Salines, père de Lola, morte au Bataclan, et Azdyne Amimour, père de Samy Amimour, l’un des terroristes. Deux pères endeuillés, c’est un fait. Tous deux auteurs d’Il nous reste les mots11. Une démarche réflexive qui leur appartient, mais le traitement de leur dialogue par le média, lui, interpelle. « Je considère que mon fils est une victime », affirme Azdyne Amimour. Sur l’écran de nos tablettes, leurs enfants apparaissent : Lola, sourire aux lèvres, Samy, regard noir. Hormis ces deux expressions opposées, le traitement graphique est asymétrique. Tous égaux ? Tous victimes, comme l’écrit Riss, journaliste rescapé de l’attentat contre Charlie ? « Tout est mis sur le même niveau. Car le mot “ victime ” est un mot qui désigne aussi bien celui qui a été frappé par une gastro que celui renversé par une bagnole ou que ceux qui se font massacrer dans leur journal12. »
Le cas Hanouna
Les causes qui méprisent les faits sont nombreuses et polymorphes mais il faut bien reconnaître qu’une émission, devrait-on dire un système, y contribue largement depuis quelques années. Cyril Hanouna, animateur « omnipotent, omniprésent et omniscient », comme le décrit Stéphane Encel dans Ce n’est pas que d’la télé13, incarne ce relativisme qui façonne les faits, jusqu’à les tordre. Et dans son logiciel, le détournement des mots contribue à la négation d’un réel qui, de fait, ne peut plus s’exprimer. Ce grand détournement à propos des mots vidés de leur sens a déjà été décrypté par Fatiha Agag-Boudjahlat14. Il est à l’œuvre tous les jours dans le spectacle quotidien de Cyril Hanouna et sa bande. Ainsi une agression homophobe, en l’occurrence celle de Montgeron, en septembre dernier, est dépeinte comme « une grosse bêtise » par un témoin invité en plateau et présenté comme « un grand frère », expression dans laquelle chacun y mettra le sens qu’il voudra, comme l’explique Valérie Kokoszka : « En faisant disparaître la réalité sous le prisme des perspectives, le relativisme invalide l’existence d’une réalité objective sur laquelle un discours vrai, vérifiable en commun, peut être tenu. Or s’il n’y a plus de correspondance entre la réalité et ce qui est dit d’elle, d’un côté le vrai disparaît et l’on peut tenir n’importe quel discours à son propos (fake news), de l’autre on peut employer un nom pour désigner des situations différentes voire contradictoires, la seule façon de lutter contre ce nominalisme est d’exiger la démonstration du lien entre la situation et ce qui est dit. »
Tour à tour chef de bande, animateur et médiateur autoproclamé, Cyril Hanouna s’affranchit du réel pour ne garder que les perspectives. La table, il ne la renverse même pas, il la supprime comme dans cet épisode de TPMP consacré à la marche organisée contre l’islamophobie du 10 novembre 2019. Quand l’un de ses invités rappelle les chiffres du ministère de l’Intérieur qui contredisent son ressenti, l’animateur hausse son épaule. Les chiffres ? Il « s’en balec », dit-il. Pas de vérité, à part celle de la programmation, de l’audience et de la bien-pensance des réseaux. Ainsi, le journaliste Taha Bouhafs sera invité après sa condamnation, le 28 septembre 2021, pour injures racistes à l’encontre de la syndicaliste policière Linda Kebab. La parole est au condamné. Étrange paradigme qui ne se confirme pas le lendemain quand, cette fois, c’est au tour de Danièle Obono (député LFI) de gagner son procès face à Valeurs Actuelles. Valeurs condamné pour injure raciste à caractère publique. Cette fois, priorité à la victime… À Cyril Hanouna, aussi, de désigner au feutre rouge les bons et les méchants. Ainsi, après les vifs échanges survenus entre Pascal Bruckner et Rokhaya Diallo sur le plateau de 28 minutes15, la militante est invitée pour s’exprimer sur son altercation avec l’essayiste, lequel a été largement défendu sur les réseaux sociaux. L’animateur tient d’ailleurs à le rappeler, mais pour le faire, il choisit un seul tweet : celui de Florian Philippot. Fabrication en direct d’une analogie infondée mais redoutable. Pascal Bruckner est dans le mauvais camp, entendez : celui des hommes blancs racistes, le tout dans un contexte de tension extrême, treize jours après l’ignoble attentat contre Samuel Paty.
Les faits deviennent des flux. La « déconstruction» est l’affaire des idéologues. « Tout est chaos», comme le chantait Mylène Farmer ? « L’idée de Kant de ne pas s’appuyer sur des tuteurs et d’oser penser par soi-même est saisie, mais aboutit au résultat inverse de ce à quoi appelaient les Lumières », nous explique Karan Mersh, professeur de philosophie. « Il y a le rejet des “ sachants ” et l’envie de se croire plus spécialiste que les spécialistes, poursuit-il. Sous prétexte de rejeter les tuteurs, on érige son opinion en reine du monde. Il n’est plus question de penser contre soi-même ni de questionner ses propres préjugés. Chacun étant persuadé de détenir la vérité, il n’y a plus aucune position de surplomb à partir de laquelle trancher. Limiter la vérité à l’empire du sujet, c’est encore laisser le relativisme triompher. »
La volonté politique incarnée dans la commission Bronner16, « Les Lumières à l’ère numérique», pour lutter contre la désinformation et les diffuseurs de haine sera-t-elle suffisante ? « Le monde est déjà filmé. Ce qui importe, c’est de le transformer17. » Déjà dénoncée par Guy Debord, la « société du spectacle» prospère chaque jour davantage sous nos applaudissements et nos clics reptiliens. On dit des faits qu’ils sont têtus. Gageons qu’ils le demeurent, sans quoi le réel n’en sera que plus idéologisé. Et nos paupières, toujours plus difficiles à dessiller.
Notes :
[1] Dans K-larevue.com, Saul Friedländer revient sur les derniers travaux de Dirk Moses. L’historien australien affirme qu’il est temps d’abandonner la foi dans la singularité de la Shoah et les obligations qui en découlent pour la remplacer par une vérité nouvelle : la Shoah n’est qu’un crime parmi tant d’autres.
[2] Le 27 septembre 2021, sur France 5.
[3] Prix décerné en octobre 2021.
[4] Collectif contre l’islamophobie en France. Accusé de propagande islamiste, le CCIF a été dissous le 2 décembre 2020.
[5] Propos tenus le 29 novembre 2019.
[6] L’Express, 4 janvier 2017.
[7] Discours prononcé par le préfet à la Grand Mosquée de Lyon le 22 juillet 2016.
[8] L’affiche est une relique des élections législatives du 22 septembre 1889 du candidat Ad. Willette présenté comme candidat antisémite sur laquelle est inscrit, entre autres, « Les Juifs ne sont grands, que parce que nous sommes à genoux !… Levons-nous… ! »
[9] Discours d’Houria Bouteldja à Bagnolet, le 31 mars 2012. http://indigenes-republique.fr/mohamed-merah-et-moi/
[10] Elle avait alors partagé sur Twitter un article parlant des « personnes qui ont leurs règles », commentant ironiquement : « Je suis sûre qu’on devait avoir un mot pour ces gens. Que quelqu’un m’aide. Feum ? Famme ? Feemm ? » (traduction du tweet du 6 juin 2020)
[11] 2020, Paris, Robert Laffont.
[12] Riss, Une minute quarante-neuf secondes, Paris, Actes Sud, 2019.
[13] Ce n’est pas que d’la télé, Paris, Armand Colin, 2021.
[14] Fatiha Boudghalat, Le Grand Détournement, Paris, éditions du Cerf, 2018.
[15] Émission du 21 octobre.
[16] Gérald Bronner préside la commission « Les Lumières à l’ère numérique », chargée de lutter contre la désinformation et les diffuseurs de haine. Créée en septembre 2021, ses travaux sont attendus en décembre.
[17] Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1967.