Gilles Karmasyn, responsable du site de lutte contre le négationnisme phdn.org, créé en 1996
En 1968, Artur London relate dans L’Aveu son expérience, comme accusé, au « procès Slansky » organisé en 1952 à Prague, notamment dans sa dimension antisémite : « Quand je cite deux ou trois noms, s’il en est un qui “sonne juif”, on ne transcrira que celui-là. Ce système de la répétition […] finira par donner l’impression voulue, à savoir que l’accusé n’était en contact qu’avec des Juifs. […] D’autant qu’il n’est jamais question de Juifs. [On] va me demander crûment de préciser pour chacun des noms qui vont surgir dans l’interrogatoire s’il s’agit ou non d’un Juif. Mais chaque fois, le référent dans sa transcription remplace la désignation de juif par celle de sioniste. »
Entre 1948 et la chute du communisme, une campagne antisémite interne et externe est menée depuis l’URSS avec la participation des pays du bloc de l’Est, sous couvert de la dénonciation d’un « complot sioniste ». Les fondamentaux de cette campagne se déploient aujourd’hui à l’Ouest, bien après que le communisme a sombré, sans que cette origine antisémite-soviétique ne gêne celles et ceux qui y adhèrent.
Le sionisme, complice du nazisme
La décennie 1960 voit se développer l’accusation de complicité volontaire du sionisme avec l’antisémitisme nazi. Le procès Eichmann de 1961 est dénoncé par la propagande soviétique comme moyen de dissimuler cette collusion. D’imitateurs complaisants des nazis, les sionistes passent peu à peu au statut de maîtres nazis de l’impérialisme occidental. Les régimes communistes d’Europe de l’Est, sous l’impulsion du grand frère soviétique, mènent des purges antisémites très virulentes. À l’occasion de la guerre de Six jours, en 1967, Moshe Dayan est présenté dans la Pravda comme un nouvel Hitler. Albert Norden, journaliste et politicien en RDA, dénonce « un pogrom de masse contre le monde arabe ». Le ministère des Affaires étrangères est-allemand parle de « crimes contre l’humanité » et la Neues Deutschland, organe central du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) parle de « génocide ».
Une des principales accusations portées contre « les sionistes » apparaît alors. Elle prend prétexte de la réalité d’un accord passé à l’été 1933 entre les représentations sionistes en Allemagne, l’Agence Juive et le régime nazi nouvellement mis en place : l’Accord de Transfert (Haavara) permettant le départ pour la Palestine de certains Juifs allemands. Toutefois la violence des auteurs soviétiques, dont Yuri Ivanov, un agent du KGB « spécialiste d’Israël » qui utilise le thème de la Haavara, les rend inaudibles à l’Ouest.
Une des principales accusations portées contre « les sionistes » (…) prend prétexte de la réalité d’un accord passé à l’été 1933 entre les représentations sionistes en Allemagne, l’Agence Juive et le régime nazi nouvellement mis en place : l’Accord de Transfert (Haavara) permettant le départ pour la Palestine de certains Juifs allemands.
La propagande communiste recourt alors à des auteurs moins voyants : des journalistes est-allemands reconnus. L’arrivée à la tête du KGB en mai 1967 de Yuri Andropov, connu pour son antisémitisme et spécialiste des « mesures actives », n’est sans doute pas étrangère à ce changement de tactique.
Le rôle de la propagande est-allemande
Dans les années 1960 à 1980, les lecteurs avides de secrets et de révélations sur le IIIe Reich connaissent bien Julius Mader. Ce journaliste est-allemand était suffisamment respecté à l’Ouest pour que ses ouvrages y soient traduits et massivement diffusés. C’est lui qui révèle en 1962 le passé nazi du principal artisan du programme spatial américain, Wernher von Braun. Il est l’auteur d’un Who’s Who in the CIA, en 1968, dressant des listes – en partie conformes à la réalité, mais aussi constituées de dénonciations fictives – d’agents de l’agence américaine. Ses publications sont généralement bien accueillies en Europe de l’Ouest. En 1970, il publie dans Horizont, un hebdomadaire politique est-allemand à grand tirage, affilié au SED, deux longs articles : « Juifs contre marchandises » et « Conspiration nazie avec les sionistes » dans les numéros 37 et 38.
Mader y avance que les sionistes ont saboté les efforts de guerre aux États-Unis et en Grande-Bretagne en agissant « dans de nombreux cas » comme « la “cinquième colonne” d’Hitler », que « sionistes et élites du SD [service de sécurité de Heydrich] travaillaient main dans la main ». L’Accord de Transfert devient sous sa plume un « secret » que ceux-ci étaient prêts à protéger après-guerre par l’assassinat.
Julius Mader, alias Thomas Bergner, né en 1928 dans les Sudètes, était un officier au sein du Ministeriums für Staatssicherheit (MfS), les services secrets est-allemand, plus connus sous le nom de Stasi. Il en devient le spécialiste de la diffusion de « révélations » grâce aux informations que le KGB et la Stasi lui fournissent, où se mêlent vérités et mensonges qui servent la propagande du bloc soviétique contre l’Ouest. Officier, il atteint le grade de Major au sein de l’Abteilung Agitation, autorisé à posséder une arme. Il porte les noms de code de « Dokument », « Julius », « X54 » ou « Jäger ». Il dispose de moyens importants : salaire confortable, secrétaire, assistant, bureaux spacieux et résidence tous frais payés à proximité des services étrangers du KGB en RDA…
La conspiration sioniste
Le peu de retenue de Mader dans ses articles par rapport à son ton habituel, probablement fruit de la commande, explique selon nous l’absence de diffusion à l’Ouest. Ce passage se fera par Klaus Polkehn, un autre journaliste renommé. Il est alors rédacteur en chef adjoint du Wochenpost, l’hebdomadaire populaire le plus diffusé en RDA. En 1972 il sera décoré de l’Ordre du mérite patriotique de bronze. En 1970, Klaus Polkehn publie dans Horizont un article intitulé « le complot du sionisme avec le fascisme ».
Polkehn y écrit que « la conspiration [des sionistes] avec les nazis a contribué à renforcer le régime nazi et à affaiblir la lutte antifasciste ». Les sionistes deviennent les artisans de la persécution contre les Juifs. Polkehn écrit qu’ils voulaient « obtenir l’aide des SS pour accélérer l’expulsion des Juifs d’Allemagne », que, pour « obtenir une majorité de Juifs en Palestine, tous les moyens étaient bons, même la terreur antisémite du fascisme allemand ».
[Le journaliste est-allemand Klaus Polkehn] écrit que « la conspiration [des sionistes] avec les nazis a contribué à renforcer le régime nazi et à affaiblir la lutte antifasciste ». Les sionistes deviennent les artisans de la persécution contre les Juifs.
L’un des thèmes principaux en est l’Accord de Transfert. Polkehn affirme qu’un boycott réussi aurait mené à l’échec économique de la mise en place du régime nazi et donc à sa chute et que « les sionistes » portent la responsabilité de l’échec du boycott. Ces deux thèses sont contraires à la réalité et assénées sans être – et pour cause – étayées. Mais il fait ainsi des sionistes les co-responsables de la mort des Juifs d’Europe, thèse aussi délirante que mensongère, et antisémite. La forme est plus raisonnable que la prose soviétique habituelle ou même que les articles de Julius Mader.
Polkehn n’est pas un « journaliste indépendant ». Comme Julius Mader, il est ici lui aussi en service commandé : depuis 1963 au plus tard, comme Julius Mader, Klaus Polkehn est l’agent « Hans » au sein de la Stasi. C’est la Stasi qui lui commande ses « travaux » sur le sionisme.
Passage à l’Ouest
L’article franchit le rideau de fer en 1971. Il reparaît dans une revue ouest-allemande, Resistentia-Schriften, émanation de la Generalunion der Palästinensischen Studenten (l’Union générale des étudiants palestiniens en Allemagne de l’Ouest dirigée par Abdallah Frangi, proche du Fatah de Yasser Arafat), à destination des étudiants allemands. Le coup de génie consiste ici à « passer à l’Ouest » en offrant un écrin palestinien à la prose antisémite de Klaus Polkehn.
L’accusation antisémite soviétique poursuit son voyage occidental en passant de l’Allemand à l’Anglais : Klaus Polkehn republie son texte, dans une version en Anglais, étoffée en deux parties dans une revue palestinienne à vocation scientifique, le Journal of Palestine Studies, fondée en 1971, émanation de l’Institute for Palestine Studies créé à Beyrouth en 1963. D’un côté, un tel écrin fournit une légitimité à la prose et aux thèses de Polkehn, de l’autre, cette prose aurait dû nuire à la crédibilité du Journal of Palestine Studies (JPS), mais ce n’est pas ce qui va se produire, au contraire.
C’est le second article qui paraît en 1976 qui nous intéresse : « Les contacts secrets : le sionisme et l’Allemagne nazie, 1933-1941 ». Il s’agit ici de trente pages d’informations, tantôt authentiques tantôt mensongères, poussant la thèse développée depuis le milieu des années 1960 par les publicistes antisémites soviétiques, puis les articles de Julius Mader et du même Polkehn dans Horizont : les sionistes sont les complices enthousiastes – car de même nature – des nazis et des crimes nazis. L’habillage académique des discours antisémites soviétiques est une réussite : il suscite une réfutation, certes cinglante, mais savante, dans la prestigieuse revue d’histoire allemande Vierteljarhshefte für Zeitgeschichte en 1982. La thèse, bien que réfutée, est désormais légitime.
Introduite dès le titre, l’article déploie une rhétorique du dévoilement qui relève d’une vision du monde complotiste classique, si ce n’est que le complot n’est plus « juif » mais « sioniste ». Ce que l’auteur fait passer pour des révélations n’en sont pas. Ce qui est présenté comme inédit n’est jamais nouveau, mais ce qui est vraiment nouveau est généralement le fruit de distorsions, de falsifications ou relève de l’affirmation gratuite sans fondement. Sa grille de lecture démonisante est héritière des discours antisémites soviétiques.
Polkehn déploie aussi une rhétorique de défense de l’ex-grand mufti de Jérusalem Amine al-Husseini, bien plus impliqué dans la collaboration avec les nazis que ne le furent jamais les sionistes, en passant totalement sous silence l’enthousiasme du mufti pour le régime nazi avant la guerre, et sa collaboration — pour le coup aussi fervente que documentée — avec les nazis.
Le plat de résistance de l’article de 1976 demeure l’Accord de Transfert. Polkehn reprend et développe la rhétorique qu’il exposait dans Horizont, en multipliant les détails et les interprétations controuvées pour ne faire in fine qu’asséner les deux thèses, toujours non étayées, de l’efficacité d’un boycott dont l’échec est imputable à l’Accord. L’emballage savant – et palestinophile – permettra à ce discours d’être enfin reçu et diffusé à l’Ouest dans tous les milieux politiques, tant à gauche et à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite.
Succès dans les milieux antisionistes
En 1982, la Guerre Sociale, organe de l’ultragauche qui avait accueilli, défendu, diffusé le négationnisme de Robert Faurisson se fait le relai gourmand de l’article du JPS. L’extrême droite n’est pas moins enthousiasmée. En 1983, paraît une traduction en allemand de l’article de 1976 dans une autre revue consacrée à la Palestine et publiée en Allemagne de l’Ouest (Klartexte zum weltweiten Problem Palaestina). Il y a là une forme assez raffinée d’hypocrisie : la légitimité du propos de Klaus Polkehn est tirée d’une revue « universitaire » en anglais, alors même qu’il s’agit d’une rhétorique antisémite-complotiste venue d’Allemagne de l’Est… C’est une belle opération de « blanchiment ».
Succès de l’opération de propagande : la thèse devient quasi autonome de ses commanditaires en traversant l’Atlantique. Elle est reprise et élaborée par Lenni Brenner, un militant trotskyste américain qui publie un ouvrage violemment « antisioniste » en 1983 et s’appuie notamment sur l’article de Polkehn. Brenner est la passerelle idéale vers les gauches et extrêmes gauches occidentales : il est juif et militant marxiste infatigable. Il n’a aucune formation universitaire mais cela n’empêchera pas ses thuriféraires de le présenter comme « historien » alors même qu’il trahit, selon les mêmes modalités que les négationnistes, toutes les saines méthodes de production du savoir historique et qu’il accumule les falsifications de ses sources. Comme chez Polkehn, rien de ce qui est vrai n’est nouveau, et ce qui est nouveau est le plus souvent le fruit de manipulations. L’accueil politique est enthousiaste. Lenni Brenner devient un contributeur régulier du Journal of Palestine Studies, et d’un nombre incalculable de publications de toutes natures. Les antisémites soviétiques ne s’y trompent pas. Les très orthodoxes Izvestia communistes publient un compte rendu dithyrambique. Les antisémites négationnistes et d’extrême droite ne sont pas en reste. Sur internet, les toutes premières mentions de l’ouvrage de Lenni Brenner se font dans des contextes négationnistes. Des militants négationnistes reproduisent et diffusent (sans autorisation) les productions de Brenner sur leurs sites. En 1988, l’Iran publie une traduction non autorisée d’un de ses pamphlets « antisionistes » et y ajoute des notes de dimension négationniste.
La thèse devient quasi autonome de ses commanditaires en traversant l’Atlantique. Elle est reprise et élaborée par Lenni Brenner, un militant trotskyste américain qui publie un ouvrage violemment « antisioniste » en 1983 et s’appuie notamment sur l’article de Klaus Polkehn.
Si Brenner évite de s’associer à ces milieux, il milite au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et soutient les antisémites suprémacistes noirs et leurs mensonges relatifs au rôle des Juifs dans la traite transatlantique et l’esclavage. Il défend Louis Farrakhan (agitateur antisémite fanatique patron de la Nation of Islam) contre les accusations d’antisémitisme ou apporte son soutien à un autre militant afrocentriste antisémite, Tony Martin.
Le succès de Brenner ne se fait pas qu’auprès des antisémites soviétiques, des gauches ivres d’antisionisme ou des extrêmes droites antisémites : il est aussi cité par des auteurs généralement jugés comme sérieux voire prestigieux. Edward Saïd le cite en adhérant explicitement à ses thèses dès 1984. Dominique Vidal, ancien du Monde Diplomatique, y renvoie régulièrement. Gilbert Achcar le cite, même s’il prend quelques précautions. Henry Laurens s’appuie également sur Lenni Brenner comme source secondaire dans son tome 2 de la Question de Palestine.
La postérité d’une thèse
Cette longue décennie de propagande antisémite se clôt par deux publications quasi contemporaines de celle de Lenni Brenner, une aux États-Unis et l’autre en Union soviétique. Aux USA, elle émane paradoxalement d’un journaliste proche des milieux sionistes de droite, Edwin Black, qui publie en 1984 un ouvrage consacré exclusivement à l’Accord de Transfert. Black en accable les responsables, non par « antisionisme », mais parce que, dans la tradition sioniste « révisionniste » (très hostile à l’Accord), cela permet de critiquer les sionistes socialistes qui en étaient les principaux artisans. Il soutient aussi la thèse qu’un boycott aurait permis de faire chuter les nazis en 1933 et que l’échec du boycott était à imputer à l’Accord et donc aux sionistes socialistes, deux contrevérités que n’ont pas manqué de relever les vrais spécialistes du sujet qui ont tous dénoncé la médiocrité de l’ouvrage et l’inanité de sa thèse. Black est évidemment instrumentalisé à des fins antisémites mais pas uniquement : on découvre avec surprise que l’historien Henry Laurens choisit de s’appuyer sur lui pour sa présentation de l’Accord de Transfert, alors même que l’historiographie savante sur le sujet est abondante et parfaitement claire sur les relations sionistes-nazis.
La seconde publication est la thèse soutenue par Mahmoud Abbas, actuel président de l’Autorité Palestinienne en 1982 à Moscou, « La connexion entre les nazis et les dirigeants sionistes (1933-1945) ». On y retrouve tous les poncifs déclinés par Polkehn ou Brenner avec un petit ajout négationniste : les sionistes sont certes, aux yeux de Mahmoud Abbas, complices des nazis dans l’extermination des Juifs, mais celle-ci n’est pas si grave qu’on le pense, puisque, selon Mahmoud Abbas qui s’appuie explicitement sur le négationniste Robert Faurisson pour avancer cette thèse, il y eut beaucoup moins de victimes qu’on l’a dit et que les chambres à gaz n’ont probablement pas existé. Contrairement à Black, Mahmoud Abbas s’inscrit dans la continuité de la propagande communiste : il est vraisemblablement un ancien agent du KGB.
Aujourd’hui, l’amalgame sionisme-nazisme principalement appuyé sur une présentation dévoyée de l’Accord de Transfert est devenu un code culturel de délégitimation du sionisme et in fine de l’existence de l’État d’Israël. Il s’agit d’une notion devenue naturelle pour cette section du militantisme pro-palestinien qui aspire en toute bonne conscience à la disparition de l’État d’Israël : une victoire posthume pour l’antisémitisme soviétique.