Rafaël Amselem, analyste en politique publique
Article paru dans Le DDV n° 688, automne 2022
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L’antisémitisme est versatile. Sa nature le pousse à toujours permuter les déguisements, s’adaptant aux humeurs et aux modes de son époque, afin de se fondre dans la foule et mieux la faire délirer. Versatile et habile : ses parures sont si variées qu’il parvient à masquer son identité réelle. Beaucoup n’y voient que du feu, et certains s’exclament de bonne foi ne pas le côtoyer, alors qu’il occupe une place privilégiée dans leurs carnets d’adresses. Habile, de surcroît tribun : il aime la prose des tribunes, les bonnets des micros et l’objectif des caméras.
Rien ne l’arrête, pas même le dilettantisme des vacances et son air bombé par la chaleur. Ainsi faisait-il encore les gros titres durant le mois d’août, après qu’un groupe de députés issus des rangs de la Nupes a déposé une résolution appelant à condamner Israël, accusé de pratiquer une politique d’apartheid. Il n’en fallut pas davantage pour que resurgisse la fameuse, l’énigmatique, la tonitruante question : l’antisionisme est-il une forme d’antisémitisme ? Ou s’agit-il encore d’un rayon paralysant, pour paraphraser certains esprits malveillants, visant à taire toute critique légitime de la politique du gouvernement israélien ?
Douteuse, la question de l’assimilation entre antisionisme et antisémitisme ne l’est en fait que pour celles et ceux qui ont fait profession de porter des œillères. L’antisionisme, compris comme la négation de l’existence d’Israël, est une forme d’antisémitisme. Cette affirmation ne souffre d’aucune exception, pas plus qu’elle n’est conditionnée à une quelconque circonstance ou modalité d’application. L’antisionisme est une forme d’antisémitisme, et l’on peut soutenir cette proposition en mobilisant divers registres argumentatifs, tant sur le plan conceptuel, historique et pratique.
De la différenciation
Rabbi Lord Jonathan Sacks, ancien grand rabbin du Royaume-Uni, intellectuel de renom dans le monde anglo-saxon, l’exprimait en des termes assez simples. Qu’est-ce que l’antisionisme ? s’interrogeait-il alors sur sa chaîne YouTube. Et de répondre : le rejet de principe d’une autodétermination juive. Ce faisant, par son attitude, l’antisioniste réserve un traitement différencié aux juifs, leur déniant, à eux seuls, l’accès à un droit qui, pourtant, à la lecture de tous les textes de droit international, se veut universel1“Rabbi Sacks on The Mutation of Antisemitism”, video postée le 19 avril 2017 sur la chaîne YouTube The Rabbi Sacks Legacy Trust.. Cette exclusivité dans l’exclusion a de quoi troubler.
Chez beaucoup d’acteurs antisionistes, le zèle à cibler le seul État juif du monde est inversement proportionnel à leur absence de réactions concernant tant d’autres situations douloureuses dans le monde.
Le philosophe américain Michael Walzer, qui est loin d’être un partisan de la politique israélienne, situe aussi la problématique de l’antisionisme dans cette différence de traitement2Michael Walzer, « Antisionisme et antisémitisme », Esprit, traduit par Astrid von Busekist, Octobre-10, 2019, p. 121-130.. Aujourd’hui devenue l’apanage de la gauche radicale, la rhétorique antisioniste s’y trouve justifiée par deux voies : le rejet de l’État-nation et la diffusion de la pensée décoloniale. La cohérence intellectuelle exigerait, en théorie du moins, que ces schémas argumentatifs s’appliquent de façon indifférenciée ; qu’ils s’adressent, par exemple, à l’ensemble des groupes culturels qui visent à se constituer en État-nation. Ainsi Michael Walzer de rappeler la position de Rosa Luxemburg, qui parlait avec un égal mépris des Polonais, des Ukrainiens, des Tchèques, des juifs, et des « nations et [d]es mini-nations [qui] s’annoncent de toutes parts et affirment leurs droits à constituer des États. Des cadavres putréfiés sortent de tombes centenaires, animés d’une nouvelle vigueur printanière, et des peuples “sans histoire” qui n’ont jamais constitué d’entité étatique autonome ressentent le besoin violent de s’ériger en États3Rosa Luxemburg, La Révolution russe, examen critique, Villeneuve-Saint-Georges, Imprimerie de l’Union typographique, 1922.. ».
Or, l’antisionisme qui est professé de nos jours s’écarte de l’universalisme de Luxemburg qui, si elle contestait aux juifs la possibilité de se constituer en État-nation, visait en fait l’ensemble des peuples, faisant fi de leur dénomination particulière, au nom de l’avènement d’une humanité cosmopolite.
Cette différenciation est d’autant plus troublante à l’aune de l’histoire du siècle dernier, en ce que le XXe siècle fut celui des États-nations. Jamais leur multiplication n’a été aussi importante, et ce, sur l’ensemble des continents. Ce ne sont pas les occasions qui manquèrent à la gauche internationaliste pour appliquer ses principes au réel avec la chute des empires britannique, soviétique et français. Pourtant, rappelle encore Michael Walzer, de la Birmanie à l’Algérie, en passant par d’autres pays de l’ancienne URSS, cette gauche-là n’a jamais remis en cause les élans nationalistes qui se sont constitués. Le sionisme, seul, a été l’objet d’une cristallisation des passions aussi marquée. Israël est l’unique État à être la cible, encore aujourd’hui, de procès interminables en illégitimité.
De la pratique
Ce plaidoyer théorique en faveur d’une assimilation entre antisionisme et antisémitisme a malheureusement été validé par l’actualité de ces dernières années. Dans un contexte de résurgence des tensions entre Israéliens et Palestiniens, les affrontements meurtriers de mai 2021 entre le Hamas et Tsahal ont ainsi entraîné une augmentation très nette des actes antisémites en Europe et en Amérique du Nord.
Souvenons-nous, en Grande-Bretagne, de ces voitures arborant le drapeau palestinien et traversant le quartier juif de Finchley Road, à Londres, en diffusant ce message via des haut-parleurs : « Fuck jews, rape their girls ! » Souvenons-nous de ces militants anti-israéliens poursuivant un juif, sans doute promis au lynchage, dans un parking au Canada et dans l’indifférence générale des autres conducteurs présents. Souvenons-nous d’une scène similaire dans les rues de New York. Souvenons-nous, en Allemagne, de ces 200 militants pro-palestiniens ayant tenté de se rendre dans une synagogue de Francfort, ou cette autre manifestation où l’on pouvait entendre le slogan « juifs de merde ». Pensons encore à ce rassemblement en Belgique où était crié « mort aux juifs ! ». Le Jewish News, au Royaume-Uni, parle d’une hausse de 600 % des actes antisémites durant cette période4“Alarm as 116 antisemitic incidents reported in last 10 days, a 600 percent rise”, Jewish News, 29 mai 2021.. Sous prétexte d’antisionisme, les juifs sont, de facto, les cibles d’actes antisémites.
Des activistes et organisations impliquées dans la lutte contre l’antisémitisme rappellent la porosité entre l’antisionisme et l’antisémitisme. Ainsi en va-t-il de l’AJC (American Jewish Committee), d’Israel Advocacy Movement ou encore de StopAntisemitism, qui publient régulièrement des vidéos d’agressions, des articles et des études qui vont en ce sens.
Et la critique du gouvernement israélien ?
« Assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme vise à faire taire toute critique du gouvernement israélien. » L’accusation est commode. Surtout, elle ne manque pas de provoquer une certaine gêne par l’imaginaire qu’elle porte. Il y aurait des individus assez puissants pour imposer le joug de la censure ; n’hésitant pas, pour arriver à leurs fins, à instrumentaliser l’antisémitisme à leur avantage. Le complotisme est latent. Il rôde. Il attend patiemment derrière la porte pour s’inviter à la fête.
L’accusation, en plus d’être commode, est surtout ridicule. Il existe au sein de la gauche elle-même de nombreuses organisations ou personnalités qui sont à la fois très alertes et critiques sur la politique israélienne tout en dénonçant les messages portés par l’antisionisme : la philosophe Marylin Maeso, le philosophe Ivan Segré, le Réseau d’action contre l’antisémitisme et tous les racismes (Raar), pour ne citer qu’eux5Lire l’entretien avec Memphis Krickeberg, « L’anti-impérialisme est un vecteur de la porosité de la gauche à l’antisémitisme », pp. 66-67 du DDV 688..
Il n’y a donc aucune difficulté à critiquer la politique israélienne, au titre que toute politique gouvernementale peut et doit être critiquée. Seulement, personne n’a jamais demandé le démantèlement de la France, ou de n’importe quel État dans le monde, du fait d’une politique coloniale. Quelle est la spécificité d’Israël pour mériter un tel traitement de défaveur ? A fortiori que, chez beaucoup d’acteurs antisionistes, le zèle à cibler le seul État juif du monde est inversement proportionnel à leur défaut de réactions concernant tant d’autres situations douloureuses dans le monde ; de même que l’éclat de leur mutisme est assourdissant lorsqu’il s’agit d’aborder les exactions du Hamas.
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