Par Jean-Luc Bonniol, professeur émérite d’anthropologie à l’université d’Aix-Marseille
(Article paru dans Le DDV n°681, décembre 2020)
On a pu lire de vigoureuses prises de position de la part de groupes d’intellectuels qui s’élèvent contre le « racialisme » qui imprègnerait les postures décoloniales, contre l’abandon de la dimension universaliste qui devrait inspirer la lutte antiraciste, cela au profit d’un différentialisme de minorités, mettant de plus l’accent sur l’influence croissante de ces conceptions dans l’université, comme l’affirme, de manière fort schématique au demeurant, le ministre de l’Éducation nationale. De l’autre côté, on estime être l’objet d’attaques injustifiées, on renvoie l’autre antiracisme à un universalisme dévoyé, fondé sur une cécité à la couleur (colour blindness), qui impliquerait en fait une impossibilité de reconnaître l’existence d’un racisme structurel et même d’un racisme d’État, aveuglement qui est considéré, dans cette optique, comme une forme de racisme.
Il faut dire que c’est de ce camp de l’antiracisme politique que partent les offensives les plus radicales. L’affaire Exhibit B, qui éclate en novembre 2014, est à cet égard exemplaire. Rappelons que la polémique part d’une performance du metteur en scène sud-africain Brett Bailey (catalogué comme « blanc »), autour du thème des « zoos humains ». Par quel étrange retournement une manifestation artistique explicitement antiraciste a-t-elle pu provoquer la colère de certains individus et associations, appartenant pour la plupart à la mouvance de la militance « noire » décoloniale, qui l’accusent au contraire de racisme ? La teneur raciste de l’œuvre relèverait pour eux du rapport de pouvoir et de domination entretenu par l’artiste blanc et son exploitation des corps noirs-objets, le statut de « victime racisée » leur permettant de se constituer comme sujets politiques. Silyane Larcher, dans sa pénétrante étude sur l’affaire, s’efforce, après exposition des arguments en présence, de justifier théoriquement en quoi l’œuvre peut être critiquable, car elle « s’élabore bien en amont de sa création elle-même, au-delà des intentions de Bailey, aussi sincères et généreuses fussent-elles. […] Tout se passe comme si l’élan moral de l’œuvre restait prisonnier d’une impossibilité pour l’artiste à se définir autrement que comme un « blanc », s’inscrivant dans un nous de « l’entre-soi[1] » ». On peut remarquer que, dans le même temps, le « nous » des « racisés » opposants à l’œuvre s’accompagne d’une injonction catégorielle à ce que le concepteur et les spectateurs se définissent comme « blancs » : le statut de « racisé » ne peut donc qu’impliquer, en creux, son double racisant.
Autre exemple, l’intervention musclée, le 25 mars 2019, visant à empêcher la représentation à la Sorbonne de la pièce d’Eschyle, Les Suppliantes. Le metteur en scène, Philippe Brunet, travaille depuis des années sur le théâtre grec, à propos duquel il cherche à mettre en évidence des influences africaines. Las ! Obéissant aux conventions du genre, il a la « mauvaise » idée d’affubler les comédiennes de masques de cuivre, de couleur sombre, ce qui lui vaut les foudres de ceux qui l’accusent de blackface. Et l’université préfère alors annuler la pièce… Ce nouvel acte de censure a suscité les protestations d’Ariane Mnouchkine et de nombreux universitaires et professionnels du théâtre, arguant du fait qu’il n’y avait là aucune intention discriminatoire, que le masque est une donnée centrale dans le théâtre antique et que les promoteurs de la représentation avaient tous un parcours incontestable en matière d’antiracisme. Foin de tout cela ! Ce n’est pas l’intention qui compte, disent les opposants, mais le geste, qui heurte la sensibilité de ceux qui s’estiment blessés. Qui est en fait attaqué en premier chef ? On cherche, par narcissisme de la petite différence, les adversaires au plus près. Quoi de mieux, pour se démarquer, que de critiquer les tenants de la « gauche blanche », celle qui rassemble des sujets animés de bonne conscience, mais qui jouissent sans y penser de la quiétude de ne pas avoir à se définir racialement ? Les vrais racistes, notamment les suprématistes blancs, pendant ce temps, peuvent dormir tranquilles.
Des constats en commun
Mais, au bout du compte, les différences entre les deux courants sont-elles si grandes ? Et le nouvel antiracisme a-t-il le privilège d’inaugurer des idées radicalement neuves ? Qui, du côté de l’antiracisme universaliste, conteste le fait de la persistance de discriminations, qui dépassent la conscience des sujets, et qu’il y a bien un différentiel de « discriminabilité » entre des individus selon leurs caractéristiques physiques, notamment la couleur de leur peau ? Qui pourrait s’offusquer du recours à la notion de « race », prétendument empêchée par le « tabou » qui pèse sur elle, alors que, en tant que catégorie d’analyse, elle s’est imposée comme un instrument indispensable dans un bon nombre d’études antérieures ? Il en est de même du concept de racialisation, conçu comme une autonomisation du critère racial dans le champ social, tel qu’il a pu être utilisé dans l’élucidation des liens de l’esclavage colonial avec l’émergence du préjugé de couleur. Un même constat est en fait partagé par les deux mouvances : même si dans tous les pays occidentaux les lois raciales ont été abolies, et si le préjugé racial n’a plus aucune traduction juridique, celui-ci, dans notre présent, continue à inspirer un « référentiel » de classement des individus et des groupes, résidant dans les pensées et inspirant éventuellement des pratiques. La non-scientificité de la notion de « race » n’est en aucune manière un obstacle à son usage : sa puissance métaphorique et sa dimension affective ne sont pas affectées par sa dévaluation scientifique, ce qui explique sa résistance à toute tentative de démonstration de fausseté. On ne peut que reconnaître la persistance de structures de pouvoir et de privilège liées à la « race » et à la couleur, l’ancien préjugé restant embusqué dans nombre d’interactions sociales. Et on ne peut que prendre acte de l’impuissance des politiques publiques à véritablement éradiquer ces phénomènes, ce qui prend un relief particulier en France, avec l’affichage officiel des principes républicains. L’héritage colonial, et l’imaginaire qui lui est lié, n’y a pas été complètement évacué, et le pays n’est pas à l’abri de la résurgence d’un racisme archaïque, dont on pourrait donner de nombreux exemples.
La violence de l’assignation
La « race » est donc au centre des analyses pour les deux courants de l’antiracisme. Mais, en tant que catégorie de la pratique, telle qu’elle est réactivée par l’antiracisme « politique », elle demeure un outil identitaire servant aux séparations sociales. C’est là où le bât blesse : lorsque le lexique racial est remis au goût du jour pour nommer les individus dans l’espace public, ouvrant la voie à son inscription dans l’action politique, on ne tient pas compte du pouvoir performatif des mots de la « race », de leur charge historique, et des schémas de pensée qu’ils révèlent. La qualification raciale réintroduit la violence de l’assignation : on constitue ceux qui sont catalogués comme « blancs » en un groupe à contraindre, favorisant en réaction la constitution de groupes suprémacistes et encourageant la diffusion d’un imaginaire de la dépossession blanche et du « grand remplacement ». Réintroduire une assignation forcée des individus à leur apparence, les enfermer dans des cases phénotypiques à leur corps défendant en leur interdisant la liberté de choisir leur identité, installer une police des appartenances à partir de catégories dont on peut penser qu’elles renvoient à des statuts fixes et définitifs, comme celles de « blanchité » ou de « racisés », ne fait que reproduire les anciens schèmes mentaux de la division raciale, avec leur charge essentialiste qui réduit les individus à leur couleur de peau.
Un principe de « non-mixité » est même désormais allégué pour cause de nécessité politique, choix de plus en plus revendiqué dans l’organisation de rencontres antiracistes fermées aux « non-racisés » ! Car la distinction cardinale que cet antiracisme profile (« blancs » / « non-blancs ») concerne avant tout le racisme coloriste, issu lui-même, dans l’histoire de l’Occident, de l’esclavage colonial. Or, même si ces catégories relèvent pour ses tenants d’une pure construction sociale, elles impliquent en fait une naturalisation de la différence, selon laquelle les fondements de l’altérité ne sont pas seulement sociaux, mais résident également dans une certaine représentation de la nature. Ce qui est le cas lorsqu’un individu est versé dans un groupe ou assigné dans un statut en raison d’une apparence physique non modifiable, stigmate hérité des ascendants et vécu comme obligatoirement transmissible aux descendants… Il y a donc, dans cette pensée antiraciste, un oubli du soubassement biologique sur lequel s’appuie la « race » sociale. La différenciation par l’apparence physique apparaît ainsi étroitement dépendante d’une interprétation en termes d’ancestralité et de postérité, tout au long du cheminement d’une trace héréditaire transmise de génération en génération, correspondant à des réalités somatiques naturelles dont on ne peut modifier l’aspect, ce qui transforme une contingence biologique en fixité sociale.
En d’autres termes, indexer aujourd’hui, comme le fait l’antiracisme politique, le statut des individus sur une marque biologique n’est pas sans implications. C’est renouer avec une certaine instrumentalisation de la nature dans la justification de l’ordre social, phénomène propre au racisme colonial déjà bien mis en évidence par Condorcet[2] (« La nature est rendue complice du crime de l’inégalité politique »), puis par Tocqueville, dans une analyse lumineuse[3] : « Le fait immatériel et fugitif de l’esclavage se combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et permanent de la différence de race ; le souvenir de l’esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l’esclavage. » C’est donc ne pas prendre en compte la rémanence du biologique fatalement inscrite dans le recours au lexique racial, engageant le destin de la génération présente et des générations à venir : le piège racial se referme, jusqu’à la fin des temps.
[1] Voir Silyane Larcher in L’Homme et la société, 2015/4, n°198, pp. 213-229.
[2] Condorcet (J.A.N. de Caritat, marquis de), Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Masson et fils (1ère édition 1794), p. 124.
[3] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 2006, p. 500 (1ère édition 1835).