Benoît Drouot, professeur agrégé d’histoire-géographie
C’est désormais entendu : considérée comme la liberté de croire et de pratiquer une religion, la laïcité aurait été établie au bénéfice des croyants dans le but de faire vivre le pluralisme religieux1Rapport 2023 de la CNCDH : 48% des personnes interrogées définissent la laïcité comme « la liberté de pratiquer [une] religion », 44% comme le moyen de « vivre ensemble » et seulement 31% comme « la séparation des Églises et de l’État » (p. 216).. Dès lors, toute régulation de l’expression et de la visibilité religieuses ne peut apparaître que comme contrevenant à la laïcité ou comme une falsification de celle-ci ayant pour objectif de discriminer et d’exclure.
« Combattre la religion »
La laïcité ne fut pourtant ni pensée ni établie dans le but de garantir les libertés religieuses. Dans le livre qu’il consacra en 1925 à l’histoire de « l’idée laïque », l’historien Georges Weill faisait le récit d’ « un combat résolu » qui visait avant tout à « émanciper la formation des consciences d’une emprise religieuse » et à « poser des limites institutionnelles au pouvoir social de l’Église catholique2Jean-Michel Ducomte, « Préface », Georges Weill, Histoire de l’idée laïque en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 2004, p. 22. ». L’aspiration fondamentale des partisans de la laïcité était que fût délimité le champ d’influence, de visibilité et d’expression du religieux : le 4 décembre 1880 Paul Bert soutenait à la Chambre des députés que la laïcité à l’école publique signifiait « la suppression de l’enseignement religieux » et l’exclusion des représentants des cultes3 Journal officiel de la République française (JORF), 5 décembre 1880, p. 11940. ; le 11 avril 1905 son collègue Paul Constans, socialiste, défendait la séparation des Églises et de l’État en revendiquant « combattre la religion » et « se dresser face (…) à ses ministres4JORF, Séance du 11 avril 1905, p. 1671. ».
La loi de 1905 eut d’autant moins pour dessein l’établissement des libertés religieuses que lorsqu’elle fut votée « la liberté de conscience et de culte » était déjà garantie « pour toutes les confessions5« Patrick Cabanel, historien : « Le fantasme de l’homogénéité religieuse n’a jamais disparu en France » », Le Monde, 9 juin 2024. », précise l’historien Patrick Cabanel. L’article premier de la loi, qui pose que « la République assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes », n’en constitue donc aucunement la finalité ; il entendait « rassurer les catholiques6Georges Weill, op. cit., pp. 363-364. », inquiets que la séparation ne signifiât une réduction de leurs libertés voire une destruction de l’Église7Jean-Paul Scot, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905, Paris, Éditions du Seuil, 2005, pp. 222-224., et « rassembler tous les républicains8Ibid., p. 224. ».
Le principal moteur de la laïcisation est donc à chercher du côté de l’anticléricalisme, non d’une quelconque entreprise libérale au profit des religions et des croyants. Promoteurs et artisans de la laïcité œuvrèrent à « restreindre le rôle de l’Église catholique dans l’organisation de l’État et les structures de la société9Jacqueline Lalouette, Histoire de l’anticléricalisme en France, Paris, PUF, 2020, p. 78.», souligne l’historienne Jacqueline Lalouette.
« Laïcité », un néologisme
Lorsqu’il définit en 1888 le mot « laïcité », Ferdinand Buisson, l’un de ses pères, souligne que ce « néologisme » réfère à un phénomène historique inédit. Jusqu’alors, insistait-il, en France comme dans les autres nations, régnait « la subordination de toutes les autorités à une autorité unique, celle de la religion. » Et d’ajouter : « la sécularisation n’est pas complète quand sur (…) tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle et de veto. » Si donc la laïcité libère, c’est en ce qu’elle permet que les « différentes fonctions de la vie publique [soient] (…) affranchies de la tutelle de l’Église10Ferdinand Buisson (dir.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1888, p. 1469.. » S’il s’était agi avec le mot « laïcité » de nommer les libertés des croyants et des religions, aucun néologisme n’aurait été nécessaire !
« Laïcisation » n’a jamais signifié influence ou visibilité accrue de la religion, ni nouveaux droits pour les croyants !
Quand Aristide Briand, acteur essentiel de la loi sur la Séparation, brandit la « liberté de conscience », c’est parce qu’il souhaite que « cess[e] toute contrainte pour les citoyens de participer (…) à l’entretien du culte11Aristide Briand, Rapport concernant la séparation des Églises et de l’État, 1905, p. 125 (en ligne). ». À ses yeux, la laïcité répondait à l’impératif de « rejeter les prêtres dans leurs églises, pour que soit affranchie la société laïque », et quand il saluait « l’œuvre laïque de Ferry », c’est en ce qu’elle avait permis que « l’élément ecclésiastique » fût « éliminé »12Ibid., p. 87. de l’enseignement public.
Le processus de laïcisation consista donc dans l’effacement du religieux : retrait des crucifix des écoles, des hôpitaux, des prétoires et des mairies, suppression des prières publiques à l’ouverture de la session parlementaire ou interdiction pour les congréganistes d’enseigner dans les écoles publiques. Où l’on voit que « laïcisation » n’a jamais signifié davantage d’influence, de visibilité ou d’expression accordée à la religion, ni de nouveaux droits pour les croyants !
Le tournant révolutionnaire : moment anticlérical et antireligieux
Ferdinand Buisson voyait dans la Révolution française un moment de bascule décisif, dont la contribution majeure au « processus de laïcisation » fut « la remise en cause (…) de la place de l’Église dans l’espace politique13Frédérique de La Morena, Les frontières de la laïcité, Paris, LGDJ, 2016, p. 23. », souligne Frédérique de la Morena, maîtresse de conférences en droit public. La déconfessionnalisation de l’État, le transfert de l’état civil du clergé catholique aux municipalités, l’établissement d’un calendrier non religieux (supprimé en 1806) et la première séparation de l’Église et de l’État en 1795 comptent parmi les mesures laïques de la période.
Sur fond de déchristianisation, de progression de l’irréligion et de l’athéisme14Georges Minois, Histoire de l’athéisme, Paris, Fayard, 1998., le catholicisme perdit beaucoup à partir de 1789 : ses biens (nationalisés), ses privilèges (honorifiques et fiscaux par exemple), la légitimation du pouvoir monarchique (le roi n’est plus de droit divin), son rôle de censeur de l’écrit et de la parole (le délit de blasphème est aboli), ses congrégations (interdites) ou encore son monopole de la croyance, de la pensée et de l’instruction, aux mains de l’Église avant la Révolution, des petites classes à l’université.
Quand le mot « laïcité » et ses dérivés apparaissent au XIXe siècle, ils qualifient la poursuite de l’élan révolutionnaire pour faire reculer « l’envahissement du pouvoir clérical15Jacqueline Lalouette, op. cit., p. 6. » (George Sand). Si l’école fut au cœur de l’affrontement, c’est que l’Église y voyait un levier pour regagner sa capacité d’influence sur la société. Elle bénéficia du cadre libéral dans lequel la laïcité fut institutionnalisée : ses artisans veillèrent en effet à ménager les autorités religieuses et les croyants en préservant les écoles privées confessionnelles et en portant la République garante de la liberté de conscience et de culte. Si la laïcité républicaine est donc incontestablement libérale, elle ne fut en revanche pas établie dans le but d’accorder des droits aux croyants ou de faire vivre le pluralisme religieux.
Un renversement prodigieux
On constate ainsi le prodigieux renversement opéré ces dernières décennies : d’une laïcité dont l’objectif est de réguler l’expression religieuse en délimitant des frontières pour émanciper de la tutelle confessionnelle – tout en préservant les libertés dans les limites de ce que la séparation autorise –, on est passé à une laïcité vidée de sa substance matricielle – la séparation – au nom des droits et des libertés des religions, de leurs ministres et des croyants. Ce qui fait écrire à Frédérique de la Morena : « l’évolution du principe de laïcité (…) est allée dans le sens de son atténuation (…) et a conduit à limiter la portée du principe de séparation16Frédérique de La Morena, op. cit., p. 33.. »
D’une laïcité dont l’objectif est de réguler l’expression religieuse en délimitant des frontières pour émanciper de la tutelle confessionnelle, on est passé à une laïcité vidée de sa substance matricielle – la séparation – au nom des droits et des libertés des religions et des croyants.
L’adjectivation inflationniste du mot laïcité (d’intégration, d’intelligence, ouverte, inclusive…) ne dit rien d’autre qu’un principe délibérément évidé. Rupture anthropologique majeure, la laïcité reste difficile à accepter, parfois même à concevoir, pour des organisations religieuses (le catholicisme et l’islam notamment) et des croyants qui, accoutumés à l’ingérence et l’intrusion (parfois l’hégémonie), ne se résignent pas à l’effacement public et à la minorisation sociale et culturelle auxquels la laïcisation des institutions et la sécularisation de la société les condamn(ai)ent.
Faute d’assumer de combattre la laïcité, pilier de la République, ses adversaires ont entrepris de la redéfinir en brandissant le premier article de la loi de 1905. Ainsi Philippe Portier, l’un des principaux artisans de cette redéfinition, se félicite-t-il que ce qu’il nomme la laïcité « de reconnaissance » ait accumulé les victoires depuis les années 1960 : la loi Debré de 1959 a autorisé le financement par l’argent public des écoles confessionnelles, l’État se rapproche des cultes désormais régulièrement consultés, tandis qu’élèves et agents de l’État se voient accorder divers accommodements17Philippe Portier, « On veut faire de la laïcité un objet sacré, mais c’est un principe évolutif », Ouest France, 29 mars 2024.. L’un des derniers chantiers : reconnaître aux ministres des cultes un rôle dans l’enseignement des faits religieux.
Que les religions, leurs ministres et leurs croyants cherchent à regagner les espaces dont ils ont été expulsés aux heures triomphantes de la laïcité est somme toute de bonne guerre ; mais alors, l’honnêteté intellectuelle et politique voudrait qu’ils assument de chercher à démanteler la laïcité, plutôt que de la retraduire dans un langage et une interprétation qui justifient et masquent, en son nom, leur entreprise d’évidement.