Karan Mersch, enseignant en philosophie
Nous vivons une période héraclitéenne1Le philosophe Héraclite (vers 544 av. JC-vers 480 avant JC) est connu pour ses Fragments sur le fleuve. On l’associe à l’idée du mouvant, à l’incessant changement.. Comme par une épidémie de bons sentiments, nombre de personnalités disent avoir changé au point qu’on ne devrait plus pouvoir leur reprocher leur passé, un passé qui n’est pourtant pas si lointain. Quelle satisfaction que d’apprendre, en août 2021, que les talibans, de retour à Kaboul, n’étaient plus les mêmes ! Leur porte-parole avait alors affirmé que l’on observerait de « nombreuses différences » dans leur manière de gouverner2« Les talibans disent avoir changé », AFP, août 2021.. Médine, invité en août 2023 par plusieurs partis politiques à leurs universités d’été, n’avait-il pas déclaré que les Européens attendaient des musulmans qu’ils soient un peu « tarlouzes »3Le Figaro, 23 août 2023. ? Affaire réglée, nous rassura l’écologiste Sandrine Rousseau : le rappeur avait « évolué sur les questions des personnes LGBT4Ibid. ». Interrogé à ce sujet, il déclarait même partager désormais une vision intersectionnelle5Entretien avec Le Média : « Au-delà des polémiques : entretien politique avec Médine », 8 juillet 2023..
Et quid du délinquant antisémite Dieudonné M’Bala M’Bala auteur d’une lettre d’excuse adressée aux juifs, en janvier 2023, ces juifs qu’il avait insultés pendant vingt ans ? Il fallait croire sur parole celui qui avait également sollicité une audience à la Knesset pour demander pardon… avant de se rendre à Auschwitz.
Quant au Front national, il est régulièrement asséné que la formation qui lui a succédé n’aurait plus grand-chose à voir avec le parti historique. Voici d’ailleurs le Rassemblement national devenu philosémite, au point de se présenter, par la voix de son président, comme « le meilleur bouclier pour les Français de confession juive », et de participer à une marche contre l’antisémitisme le 12 novembre dernier…
Absolution express
En réalité, l’évolution la plus remarquable n’est pas dans le fait que des personnes prétendent avoir changé, mais dans la foi qui est si vite placée dans leurs affirmations. Le témoignage de l’individu, qui atteste sa propre évolution, est devenu sacré. Le changement d’identité ne peut plus être questionné, qu’il s’agisse de genre, ou, ce qui nous préoccupe ici, d’éthique. Ainsi, lorsque l’on rappelle l’engagement politique de Marine auprès de Jean-Marie Le Pen, il est jugé insupportable qu’une fille soit réduite à l’œuvre du père. Il n’est pourtant pas question d’une simple filiation, mais du fait qu’elle ait marché, de longues années durant, dans les pas de son père, et hérité de l’appareil politique qu’il avait façonné.
L’évolution la plus remarquable n’est pas dans le fait que des personnes prétendent avoir changé, mais dans la foi qui est si vite placée dans leurs affirmations. Le témoignage de l’individu, qui atteste sa propre évolution, est devenu sacré.
Dès qu’il est question de changement, la rationalité semble en berne. Ainsi, l’Observatoire des fondamentalismes de Bruxelles, cofondé par l’actuelle lauréate du prix « Science et laïcité » Florence Bergeaud-Blackler, répond à un article de l’historienne Valérie Igounet, spécialiste de l’extrême droite et du négationnisme : « Voilà bien un article sans intérêt, car MLP et le RN ne sont pas JMLP et le FN, la 1° différence réside dans l’électorat qui n’est pas le même6Observatoire des fondamentalismes de Bruxelles alias « Observatoire européen des fondamentalismes », tweet du 30 août 2021 (compte « les amis de l’observatoire »).. » Une réponse bien fragile, qui exclut d’office la possibilité de l’adhésion d’un plus grand nombre à l’idéologie ancienne, le changement de façade qui dupe les électeurs, une situation favorable sur l’échiquier politique, etc. Cette rapide accréditation d’un narratif, sans vigilance critique, est surprenante. On retrouve cette même naïveté face au sacrifice de Jean-Marie Le Pen sur l’autel du changement, le « menhir » étant réduit au rôle d’un vulgaire fusible… La virginité d’un parti regagnée en chargeant un homme des péchés de tous. Certaines absolutions sont bien vite accordées !
Le coût du changement
Certes, les individus changent. Il y a une longue histoire de la lutte contre le déterminisme dont nous bénéficions. Il y a plus d’un siècle, le député Jaurès, à propos de la peine de mort, faisait face à Maurice Barrès et critiquait vertement l’idée selon laquelle « il y a des individus maudits, socialement maudits et qui sont à jamais incapables de se relever7Chambre des députés, séance du 18 novembre 1908, débat sur l’abolition de la peine de mort (en ligne). ». Aujourd’hui encore, les assignations « raciales » restent monnaies courantes, et on peine toujours à envisager que des délinquants, par exemple, puissent évoluer. À l’inverse, lorsqu’il s’agit de certaines personnalités en vue, il est devenu difficilement envisageable qu’elles n’aient pas changé si elles en ont décidé ainsi. Ce dont nous parlons ici dépasse le mea culpa à l’américaine, inspiré du pardon chrétien8Le Figaro, 3 avril 2013.. Pas besoin de repentance : affirmer ne plus être le même suffit ! Contrairement au bateau de Thésée – cette expérience de pensée philosophique qui imagine un bateau dont toutes les parties seraient remplacées au fil du temps, posant la question, à terme, de savoir s’il s’agit encore de la même embarcation – la question n’est plus la persévérance de l’identité dans le changement, mais l’affirmation que l’identité a changé alors que seul le nom de la barque a été modifié. Une forme naïve d’existentialisme déclaratif s’est répandue. À l’opposé de la nécessité de l’engagement sartrien qui implique une responsabilité totale.
On peut pourtant éviter le déterminisme excessif sans tomber dans une naïveté confondante. Il s’agit, en tout bon sens, de s’assurer que ce qu’il y a sur les lèvres se trouve réellement dans les cœurs. Pour cela proposons un critère tout simple9Il serait nécessaire de le considérer dans la durée et dans sa cohérence. : on peut commencer à croire à la transformation d’une personne ou d’une structure, lorsque celle-ci lui coûte plus qu’elle ne lui rapporte. Un vrai changement ne permet pas d’éviter la sanction des erreurs passées ; au contraire, le déclarant l’accepte, conscient de la nécessité d’en payer le prix. Il est peu probable que ceux que nous avons évoqués passent ce test avec succès.
S’empresser de valider les affirmations de Médine peut permettre de ne pas reconnaître sa propre inflexion vers une certaine tolérance vis-à-vis de l’islam politique.
Envisageons enfin le fait qu’il puisse s’agir ni de naïveté ni de candeur. Que ceux qui acceptent la profession de foi du changement sachent qu’au fond le ravalement n’est que de façade. Qu’eux seuls, en réalité, ont changé mais qu’ils ne peuvent véritablement l’assumer. S’empresser de valider les affirmations de Médine peut permettre de ne pas reconnaître sa propre inflexion vers une certaine tolérance vis-à-vis de l’islam politique. S’offusquer lorsque la thèse du changement du RN est mise en doute, c’est aussi, souvent, dissimuler un rapprochement avec ses idées.
Le consumérisme des idées
Considérer le fait que l’on puisse si facilement changer d’idées, c’est tenir celles-ci pour des biens périssables, pouvant être remplacés pour demeurer à la page. Ce consumérisme idéologique a fait le bonheur du jargon intersectionnel et décolonial. À entendre les adeptes de ces théories, l’antiracisme universaliste serait périmé et devrait céder la place à un « nouvel antiracisme ». C’est le même refrain en ce qui concerne la « tenaille identitaire », ce concept d’après lequel les extrémismes polarisent le débat public et produisent un mécanisme de renforcement mutuel en clivant la société. Cette vision, paraît-il, serait dépassée : pour les uns, le seul péril serait celui de l’islam politique et la propagation de ses idées dans la jeunesse et le monde universitaire ; pour les autres, ce serait l’arrivée aux portes du pouvoir de l’extrême droite. Il est pourtant des idées qui dépassent les modes sans subir l’outrage du temps. Méfions-nous du jeunisme des idées. Il s’agit souvent de les remplacer par d’autres habitées par une visée identitaire.
La période est héraclitéenne, mais ne commettons pas un contresens commun à propos de cette philosophie. « Les eaux s’écoulent mais le fleuve reste car il est cette unité cachée de laquelle nous ne voyons parfois que l’apparence des eaux10Conférence de M. Nestor-Luis Cordero in École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 98, 1989-1990. 1989. pp. 323-326. » avertissait le philosophe Nestor-Luis Cordero. Ne succombons pas à l’illusion des changements de surface, car sous les eaux mouvantes, il n’est pas si fréquent que le lit du fleuve se modifie réellement.