Gwénaële Calvès, professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise
Article paru dans le dossier « Faire taire la haine » du DDV n° 686, printemps 2022
L’extrême droite le réclame depuis l’origine, Éric Zemmour en fait aujourd’hui un thème de sa campagne pour l’élection présidentielle : il faut abroger la loi de 1972 relative à la lutte contre le racisme. Elle serait une loi-bâillon qui empêche de dire tout haut ce que chacun pense tout bas, une loi antinationale qui interdit de donner la priorité aux (vrais) Français, un instrument de l’idéologie mondialiste et de la cancel culture que des associations bien pensantes, avec la complicité de juges de gauche, ont réussi à imposer au pays. C’est l’alternance de 1981 qui aurait permis ce grand détournement liberticide, et Alain Terrenoire lui-même, le promoteur du texte adopté en 1972, en serait – d’après Éric Zemmour – profondément consterné (« C’est honteux. Honteux. Je le dirai. »1Citation de propos prétendument tenus par Alain Terrenoire, in Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, Rubempré, 2021, p. 223. M. Terrenoire a fermement démenti ces affabulations dans une lettre publiée sur le site du DDV : https://www.leddv.fr/actualite/eric-zemmour-dementi-par-alain-terrenoire-artisan-de-la-loi-pleven-20220105.).
De toute cette logorrhée émerge une bribe de vérité : Alain Terrenoire est bien le député qui a rédigé la proposition de loi contre le racisme, l’a défendue devant la Commission des lois puis en séance publique, au cours d’une après-midi de discussion close par un vote unanime2La discussion au Sénat a également été très courte, et s’est conclue par une adoption à l’unanimité du texte transmis par l’Assemblée.. Sa proposition, à vrai dire, n’avait rien d’original. Elle synthétisait six textes, que plusieurs groupes parlementaires essayaient en vain, depuis 1959, d’inscrire à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Tous ces textes reprenaient, sans en faire mystère, les avant-projets rédigés par les juristes du Mrap sous la houlette de Léon Lyon-Caen, ancien premier président de la Cour de cassation. La mal nommée « loi Pleven » devrait donc s’appeler – mais la cascade de tirets n’est pas très heureuse ! – la « loi Lyon-Caen-Terrenoire ».
L’enjeu, pour le Mrap et la Lica, n’était pas seulement d’obtenir l’adoption d’une loi contre le racisme : elles voulaient aussi être installées au centre du dispositif, en tant que fer de lance indispensable à la bonne application du nouveau texte.
Plus exacte encore serait la dénomination « loi Mrap-Lica-Terrenoire ». Les deux grandes associations antiracistes sont en effet intervenues à tous les stades de l’élaboration de la loi, en faisant le siège – jusqu’à la dernière minute – de la commission des lois et du cabinet du garde des Sceaux René Pleven, puis en mobilisant les députés et sénateurs qui militaient ou avaient milité dans leurs rangs. L’enjeu, pour elles, n’était pas seulement d’obtenir l’adoption d’une loi contre le racisme : elles voulaient aussi être installées au centre du dispositif, en tant que fer de lance indispensable à la bonne application du nouveau texte, tout au moins pour deux de ses trois volets.
Les manifestations du racisme dont la loi de 1972 organise la répression pénale se présentent en effet sous trois formes différentes.
L’idéologie et les propos racistes
La première est celle du racisme dit « d’expression ». En 1972, c’est surtout la propagande raciste qui était visée, propagande développée dans la presse d’extrême droite, assénée dans des meetings ou diffusée sous forme de tracts. Pour permettre de la juguler efficacement, le nouveau texte introduit trois séries de délits dans la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, qui régit tous les usages publics de la liberté d’expression (aujourd’hui, par exemple, une prise de parole sur les réseaux sociaux) : l’injure, la diffamation et la provocation à la discrimination, à la haine ou la violence, lorsqu’elles visent une personne ou un groupe de personnes « à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ».
Or la rédaction même du texte, d’où a disparu toute référence à l’intention « d’exciter à la haine entre les citoyens ou les habitants », fait tomber sous le coup de la loi des propos qui ne relèvent pas du tout d’une entreprise de propagation du racisme : une blague qui risque d’être mal comprise, par exemple, comme dans le cas célèbre du détournement de la chanson « casser la voix » en « casser du noir », par un imitateur grimé en Jean-Marie Le Pen qui entendait dénoncer le racisme du leader d’extrême droite3Sur la question des blagues, voir Thomas Hochmann, « Blagues racistes et blagues sexistes : éléments pour une théorie juridique », Archives de politique criminelle, n° 40, 2018, pp. 41-53..
La seule propagation d’une idéologie raciste expose depuis 1972 des groupes structurés à la dissolution, même s’ils ne se livrent pas à des actions violentes.
Aujourd’hui, le lien entre les délits d’expression créés en 1972 et l’expression structurée de théories racistes n’a pas complètement disparu (Alain Soral et autres sont bien payés pour le savoir). Mais ce lien s’est considérablement distendu. En 2004, le législateur a d’ailleurs décidé d’étendre le champ des incriminations initiales à l’injure, la diffamation et la provocation à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap puis, en 2012, à l’identité sexuelle (devenue « identité de genre » en 2017).
Le racisme en bande organisée
La seconde forme de racisme envisagée par la loi de 1972 est sa forme structurée, au sein de groupements qui provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence racistes, ou qui « propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ». La loi ajoute ici un fondement supplémentaire à la liste des motifs qui permettaient, depuis 1936, la dissolution en conseil des ministres de groupes de combat ou de milices privées. La seule propagation d’une idéologie raciste expose désormais ces groupes à la dissolution, même s’ils ne se livrent pas à des actions violentes.
En pratique, les deux vont souvent de pair. D’Ordre nouveau, la première association dissoute en 1973, à Génération identitaire, dissoute en 2021, les groupes visés par cette procédure provoquent en général aussi à des « manifestations armées » (Ordre nouveau) ou se structurent en « formation paramilitaire » (Génération identitaire). Ils peuvent également se livrer à des agissements « en vue de provoquer à des actes de terrorisme », motif de dissolution administrative d’une association ajouté en 1986 (par exemple Fraternité musulmane, dissoute en 2016, ou deux autres associations islamistes dissoutes le 5 janvier 2022).
Des groupements « uniquement » ou « pacifiquement » racistes peuvent toutefois entrer dans le viseur du gouvernement. Le premier cas fut celui d’Unité radicale en 2002, au motif, d’après le décret de dissolution, que « pour des raisons inhérentes aux nécessités de l’ordre public, il convient de réprimer les manifestations d’une idéologie raciste et discriminatoire ». D’autres groupements d’extrême droite, pour les mêmes raisons, subirent le même sort, suivis par des associations islamistes puis – sur le fondement d’une conception élargie d’une idéologie de la haine vivement contestée par les intéressés et leurs soutiens – le Collectif contre l’islamophobie en France (2020), Baraka City (2021) et la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (2021).
Le « racisme social »
À côté des discours racistes et des « menées racistes », comme on disait à l’époque, la loi de 1972 saisit une troisième manifestation du racisme, perçue comme entièrement nouvelle. Elle est décrite par Alain Terrenoire, dans son rapport de présentation de la proposition de loi, comme une « sorte de racisme social », dont le développement est lié à « l’accroissement du nombre de travailleurs étrangers ».
Depuis la mort accidentelle, en janvier 1970, de cinq ouvriers africains dans un foyer miteux d’Aubervilliers, la question de l’immigration suscitait en effet un vaste débat sur le racisme de la société française4Yvan Gastaut, « L’irruption du thème de l’immigration dans les médias », Confluences, hiver 1997-1998, p. 15.. Il était centré sur les conditions de vie des immigrés, et sur leurs interactions ordinaires avec les Français – contrairement aux souvenirs qu’Alain Terrenoire conserve de cette période, la figure de Dupont Lajoie qui n’hésite pas à leur tirer dessus n’apparaîtra en fait que plus tard, après la flambée de meurtres racistes de 1973. Nombre d’observateurs diagnostiquaient un racisme « de contact », ou « épidermique », étroitement imbriqué à la xénophobie, palpable dans les relations de la vie quotidienne (au café, dans les transports en commun, au travail ou dans les immeubles d’habitation). Jean Lacouture, dans une série d’articles qui a marqué les esprits, évoquait en mars 1970 une « allergie sociale, d’autant plus redoutable qu’elle est spontanée et, si l’on peut dire, “innocente”, [car] sans théoriser, sans prétendre à justifier ses réflexes ni approuver la ségrégation ou l’apartheid », elle forme « le pain quotidien de l’intolérance banale». La campagne de presse qui a précédé l’adoption de la loi de 1972 en fournit de nombreux exemples, qui seront souvent repris dans les débats parlementaires.
Nul n’imaginait que le recours au droit pénal allait faire disparaître le racisme. Sans même parler des organisations d’extrême gauche, qui liaient le sort du racisme à celui de la société capitaliste et se désintéressaient complètement de la loi de 1972, tous avaient conscience de la dimension structurelle du problème.
Ces « formes modernes de racisme qui se manifestent insidieusement » (rapport Terrenoire), la loi de 1972 décide de les réprimer – c’est l’intitulé de son titre II – comme autant de discriminations raciales. Lorsqu’elles sont commises par un agent public, elles sont définies en 1972 par le fait de refuser sciemment à une personne morale ou physique le bénéfice d’un droit auquel elle pouvait prétendre (deux mois à deux ans d’emprisonnement et/ou une amende de 3 000 à 30 000 francs). Lorsqu’elles émanent d’un particulier, elles se traduisent par le refus, « sauf motif légitime », d’un bien ou d’un service, par le refus d’embauche ou le licenciement, ou par le fait de subordonner l’offre d’un bien, d’un service ou d’un emploi à une condition « fondée sur l’origine, l’appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » (un mois à un an d’emprisonnement et/ou une amende de 2 000 à 10 000 francs).
Le recours au droit pénal a, bien sûr, une fonction essentiellement symbolique. Nul n’imaginait qu’il allait faire disparaître le racisme. Sans même parler des organisations d’extrême gauche, qui liaient le sort du racisme à celui de la société capitaliste et se désintéressaient complètement de la loi de 19725Jean Bérard, La justice en procès. Les mouvements de contestation et le système pénal (1968-1983), Paris, Presses de SciencesPo, 2013, pp. 230-239., tous avaient conscience de la dimension structurelle du problème. Le rapport d’Alain Terrenoire, par exemple, s’achève par une citation d’Albert Memmi où l’acte raciste est défini comme « un fait social préexistant et s’imposant à l’individu, parce qu’avant d’être dans l’individu, il est dans les institutions et les idéologies, dans l’éducation et la culture ». Dans une « véritable politique antiraciste », conclut Terrenoire, le droit pénal ne peut donc jouer qu’un rôle accessoire, même s’il est « important sur le plan psychologique », parce qu’il « manifeste la volonté des pouvoirs publics d’assurer la mise en œuvre d’une égalité qui, loin d’être la réduction de tous à un modèle unique, devrait être l’acceptation de leurs différences ».
Les associations antiracistes, pièce maîtresse du dispositif
Pour les associations qui ont conçu la loi de 1972, il était essentiel de s’assurer que le dispositif de répression pénale des propos et des discriminations racistes ne resterait pas purement théorique. Elles ont donc bataillé pour pouvoir exercer les droits reconnus à la partie civile dans ce type d’affaires, c’est-à-dire pour se joindre à l’action engagée par le ministère public, ou pour saisir elle-même un juge, par la voie du dépôt de plainte, et même de la citation directe.
L’objectif prioritaire était de surmonter l’inertie des parquets, qui s’abstenaient trop souvent de poursuivre les auteurs de propos haineux. Lors de la campagne électorale de juin 1961, par exemple, des candidats poujadistes avaient distribué des tracts violemment hostiles aux « métèques » et à « toute une faune de noirs, de jaunes et autres », sans que les procureurs jugent bon d’intervenir. Le Mrap avait saisi l’occasion de rappeler qu’il était nécessaire de changer la loi, pour que les associations antiracistes puissent se constituer partie civile sans avoir besoin d’établir l’existence d’un très improbable préjudice « direct et personnel ». Ce genre d’affaires sera inlassablement dénoncé par les militants antiracistes, jusqu’à l’adoption de la loi de 1972.
Mais une seconde raison explique que le législateur ait accepté de mettre les associations sur un pied d’égalité avec le parquet : elle tient à sa conception du racisme comme lèpre (le mot revient à de nombreuses reprises dans les débats parlementaires), ou comme maladie multiforme qui gangrène insidieusement le corps social. Selon un observateur très averti des travaux de l’Assemblée nationale, « la défense de la société contre le péril raciste ne [pouvait] provenir, dans cette conception, que du rassemblement de volontés issues de cette société, et non pas de l’État et de ses institutions »6Jean-Pierre Delannoy, « La politique de la mémoire au Parlement : sources, enjeux et embûches d’une ambition autonome (1972-2006) », mis en ligne en septembre 2014 sur le site de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie, p. 14 : https://www.aphg.fr/La-politique-de-la-memoire-au-Parlement-sources-enjeux-et-embuches-d-une . La société doit pouvoir se défendre elle-même : cette intention a été renforcée par la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, qui prévoit à cet effet toute une palette de « mesures pédagogiques ».
Pièce maîtresse ou, finalement, talon d’Achille ?
Les associations antiracistes se sont-elles montrées à la hauteur de la mission que le législateur leur a confiée en 1972 ? À l’heure où elles sont accusées par l’extrême droite, avec une agressivité croissante, de chercher à exercer sur la France une « dictature de la vertu », on se bornera à formuler deux constats : celui d’un émiettement de l’action associative d’une part, d’un déséquilibre dans l’action associative d’autre part.
À l’origine, le droit d’agir en justice avait été reconnu à « toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant par ses statuts de combattre le racisme ». Ce droit a été consolidé en 1985, lorsque les associations antiracistes ont été admises à intervenir dans les affaires de violences ou de crimes à caractère raciste. Il a par ailleurs été étendu en 1987 (en droit de la non-discrimination), puis en 1990 (en droit de la liberté d’expression), aux associations dont l’objet est « d’assister les victimes de discrimination fondée sur leur origine nationale, ethnique, raciale ou religieuse ». Dans le même temps, l’accès aux prétoires ne cessait de s’élargir à d’autres associations, qui combattent d’autres types de discriminations : fondées sur le sexe ou les mœurs (1985), aujourd’hui « sexe, mœurs, orientation sexuelle ou identité de genre » ; fondées sur le handicap (1989), aujourd’hui « état de santé, handicap ou âge » ; fondées sur une situation d’exclusion sociale ou culturelle (1990), etc.Un même mouvement d’expansion, quoique plus limité, s’observe en droit de la presse.
Les associations étaient invitées à agir sur deux terrains, celui des propos et celui des actes racistes. Or elles ont incontestablement privilégié le premier. Il est vrai qu’un procès de presse est plus facile à intenter (et à gagner !) qu’un procès en discrimination.
Le caractère exceptionnel du partage de l’action publique avec des associations habilitées s’est donc considérablement émoussé. S’agissant plus spécifiquement du champ de l’antiracisme, la fragmentation contemporaine du paysage militant dessine une situation très éloignée du tête-à-tête de 1972, entre deux grandes associations généralistes (ou trois, si on ajoute la Ligue des droits de l’homme) et un législateur qui connaissait et respectait profondément leur action. Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir une kyrielle d’associations intervenir dans la même affaire, au prix d’un gâchis collectif de temps, d’argent et d’énergie, sans compter le cadeau ainsi offert au prévenu, qui ne manquera de se proclamer victime d’une véritable curée. Lors du procès d’Éric Zemmour pour ses propos sur les mineurs isolés « voleurs, violeurs et assassins »7Tribunal judiciaire de Paris, 17e chambre., 17 janvier 2022., ce ne sont pas moins de six associations antiracistes qui se sont portées partie civile, accompagnées de diverses associations de défense des droits de l’enfant (action évidemment jugée irrecevable) et d’une flopée de conseils départementaux (action tout aussi évidemment irrecevable).
Second constat, avec un recul de cinquante ans sur la loi de 1972 : les associations étaient invitées à agir sur deux terrains, celui des propos et celui des actes racistes. Or elles ont incontestablement privilégié le premier. Il est vrai qu’un procès de presse est plus facile à intenter (et à gagner !) qu’un procès en discrimination, puisque la preuve y est nettement plus simple à administrer, et que l’association n’y est pas tenue de recueillir l’accord d’une quelconque victime, lorsque l’infraction, comme il est fréquent, n’a pas été commise envers des personnes considérées individuellement. Il est vrai aussi qu’un procès de presse produit des effets pédagogiques plus immédiats et plus frappants, surtout lorsqu’il aboutit à la condamnation d’une célébrité du monde médiatique ou des réseaux sociaux.
Il n’en reste pas moins que cette priorité de l’action associative antiraciste a complètement déséquilibré le dispositif initial. Elle a peut-être aussi contribué, hélas, à alimenter la thèse imbécile qui identifie la lutte contre le racisme à une police de la pensée.
LIRE AUSSI Éric Zemmour démenti par Alain Terrenoire, artisan de la « loi Pleven »