Par Philippe Foussier, journaliste
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
Le 11 janvier 2015 se déroulèrent de magnifiques manifestations dont on a eu tort de retenir uniquement celle qui submergea Paris. Il y en eut en effet dans la France entière, y compris dans des bourgs et des villages qui n’avaient pas connu de telles mobilisations populaires depuis la Libération. C’était le témoignage d’une affirmation : celle de vouloir vivre libres, égaux et fraternels, celle de préserver cette capacité à rire, à se moquer, à critiquer, à railler tous les pouvoirs et pas seulement religieux : aussi politiques, économiques, médiatiques, militaires, intellectuels… Cette liberté a été arrachée aux pouvoirs politique et religieux à partir de la Renaissance mais surtout au siècle des Lumières, et cette mobilisation populaire incarna ce pourquoi tant d’hommes et de femmes se sont battus durant l’histoire : la résistance aux dogmatismes pour permettre à tous une pleine et entière émancipation, libre à chacun, dans un espace garanti par les lois, de choisir ensuite ses engagements spirituels sans entrave ni obligation.
La rédaction de Charlie Hebdo blasphème, oui, ainsi que notre pays a été, en 1791, le premier à en abroger le délit. Les journalistes de Charlie Hebdo sont au XXIe siècle ce que Jean Calas et le chevalier François-Jean Lefebvre de La Barre furent au XVIIIe. Ne nous trompons pas : ceux qui leur contestent la possibilité de rire des pouvoirs, quels qu’ils soient, veulent en réalité nous plonger dans un monde antérieur à celui de 1791, un monde de sujétion où les dogmes, en particulier religieux, s’imposent à tous, y compris aux non-croyants.
Nous nous souvenons aussi combien de chefs d’État et de gouvernement du monde entier s’étaient mobilisés ce 11 janvier 2015 pour témoigner leur solidarité avec notre pays et ce qu’il incarne depuis la Révolution française : l’idéal de liberté, que la laïcité illustre dans une forme aboutie s’agissant du domaine de l’esprit.
Complaisance et inversion
Ce qui est très troublant depuis la commission des massacres de Charlie Hebdo et de ses répliques, c’est que le discours d’inversion des rôles n’a pas massivement été invalidé. On se souvient avoir entendu que les dessinateurs l’avaient « un peu cherché », on sait aussi qu’un certain antisémitisme français, qu’on croyait appartenir au siècle dernier mais qui retrouve une vigueur certaine, avait pu conduire certains à ne pas s’émouvoir outre mesure du massacre dans l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Mais les jeunes qui écoutaient de la musique au Bataclan ce 13 novembre 2015, les familles qui assistaient aux festivités du 14 juillet 2016 à Nice, tous sans défense et sans arme face à des moyens de destruction considérables, l’avaient-ils « bien cherché » ?
On le sait, nous l’avons tous entendu, certaines voix ont prétendu que c’était de rien moins que la laïcité française, « oppressive », « liberticide », ou l’engagement de nos forces militaires au Levant et au Sahel, qui seraient « à l’origine » de ces massacres. Ou que les tueries seraient à relativiser au regard de la fameuse « islamophobie » française. Même des journaux qu’on pensait sérieux ont relayé de telles assertions. S’il fallait un seul exemple, évoquons simplement les massacres de Berlin, de Bruxelles, de Barcelone, de Londres et de tant d’autres villes européennes pour détruire cet argumentaire fallacieux qui n’a finalement qu’un objectif : propager la complaisance à l’égard du fanatisme islamiste. Voilà la situation dégradée dans laquelle se trouve notre pays. C’est la laïcité qui est mise en accusation et c’est le fanatisme, y compris quand il tue, qui est considéré avec indulgence.
Entrisme et infiltration
Nous sommes sortis d’un contexte dans lequel on pouvait deviser tranquillement des questions de croyance ou de laïcité comme nous avons pu le faire depuis plus d’un siècle. Désormais, des militants laïques sont désignés à la vindicte et menacés, empêchés de s’exprimer, tandis que des rassemblements intégristes peuvent se déployer sans entrave, diffusant des idéologies de haine et d’exclusion parfaitement claires. Défendre la laïcité aujourd’hui, cela peut conduire à mettre sa vie en danger. C’est dire que nous ne sommes plus dans un monde ouaté et protégé des extrémismes les plus violents, les plus intolérants, les plus obscurantistes comme l’Occident a pu en constituer le refuge ces dernières décennies. Nous ne sommes donc plus seulement dans la théorie et le débat d’idées. Il y en a aujourd’hui qui tuent. Et, faut-il le rappeler, la laïcité n’a jamais tué. L’exemple de Charlie Hebdo l’a hélas illustré.
C’est donc aussi désormais en France qu’on paie de sa vie la défense de la laïcité. Longtemps, nous pensions à ceux qui à l’étranger, vivant cachés ou sous haute protection – Taslima Nasreen, Salman Rushdie, Choukria Haidar, Nasser Khader, Fazil Say et tant d’autres… Et combien aussi sont tombés sous les balles des fanatiques. Contrairement à ce que répand cette antienne lancinante mais inepte, la laïcité n’est pas une affaire franco-française et ceux qui luttent au Maghreb, en Égypte, en Iran, en Turquie, et dans tant d’autres pays et continents le savent et s’étonnent que nous soyons si complaisants avec l’intégrisme. Écoutons Boualem Sansal, Chahdortt Djavann, Nadia El Fani, Djemila Benhabib, Kamel Daoud, Hichem Djaït, Abdennour Bidar, Fethi Benslama ! Écoutons tous ces Algériens réfugiés en France dans les années 1990, fuyant les stratégies et exactions du Front islamique du salut (FIS) ou des Groupes islamiques armés (GIA) et qui, aujourd’hui, nous disent vivre un cauchemar en voyant en France se reproduire la même logique de normalisation intégriste – la « charia soft » – dans des quartiers toujours plus nombreux de nos villes. Ne sous-estimons pas non plus l’infiltration progressive des institutions publiques par ces courants fondamentalistes, notamment celles qui permettent le contact avec la jeunesse (enseignement, activités périscolaires, sport, éducation populaire), mais pas seulement. Leur stratégie d’entrisme au plan local et national d’un certain nombre de partis politiques, de centrales syndicales et de structures associatives n’a en outre, pour le moment, rencontré que de très faibles résistances. Certains s’en réjouiront en estimant que cela vaut mieux que la création de formations ouvertement confessionnelles. Le réveil collectif, s’il se produit, n’en sera que plus brutal.
Mensonges et manipulations
Chaque année est célébré avec plus ou moins d’ostentation l’anniversaire de la loi de 1905. Nos autorités nationales et locales nous dispensent à l’occasion des discours tandis que les contournements de la loi, notamment sur le plan financier, se multiplient à l’envi, tandis que l’esprit concordataire se répand sans entrave, tandis que les accommodements deviennent de plus en plus déraisonnables à mesure que le clientélisme s’étend. Il ne faut certes pas généraliser, car beaucoup d’entre eux résistent fort courageusement, mais constatons néanmoins avec quelle facilité tant de responsables politiques plient devant les doléances cultuelles, y compris celles énoncées par des courants intégristes.
Imaginons-nous un instant en 1905. Si les gouvernements de l’époque s’étaient laissés impressionner par les revendications religieuses telles qu’elles s’exprimaient alors, cette loi n’aurait jamais été votée. Des parlementaires téméraires ont pourtant résisté à cette offensive. En effet, le « parti clérical », comme on l’appelait alors, n’avait pas digéré les lois laïques des années 1880 et avait décidé de transformer une force religieuse – l’Église catholique – en un courant politique dirigé contre la République, cette « gueuse ». Il a fallu mettre un coup d’arrêt à cette prétention d’un culte à régenter la vie sociale. Et ce coup d’arrêt, ce fut la loi de 1905, qu’on nous présente parfois comme une loi de « compromis » alors qu’elle fut, bien au contraire, le résultat d’un âpre bras de fer entre le camp républicain et le parti clérical.
L’offensive religieuse que nous connaissons dans notre pays depuis une trentaine d’années présente beaucoup d’analogies avec la situation des années 1880-1900. Il existe aujourd’hui de la part de certains courants de l’islam une volonté de propager le religieux dans la sphère publique, comme en témoignent les revendications de plus en plus nombreuses dans les services publics, les lieux d’enseignement, les universités, les hôpitaux, les enceintes sportives, les entreprises, les transports publics… Lorsque la République rechigne à laisser s’exprimer sans entrave ces revendications, pleuvent alors les accusations d’« islamophobie », les complaintes sur la stigmatisation et les postures victimaires.
Il nous faut dégonfler cette baudruche mensongère. En rappelant par exemple le sort qui fut réservé à ceux des catholiques ultra qui se dressèrent à la fin du XIXe siècle contre la laïcisation de la société entreprise par la IIIe République. Les congrégations interdites, des milliers de religieux exilés et d’écoles confessionnelles fermées, la rupture des relations entre la France et le Saint-Siège, puis l’excommunication par le Pape des parlementaires catholiques qui avaient voté la loi de Séparation. La liste n’est pas limitative. Persister à affirmer que la République aurait aujourd’hui un problème particulier avec l’islam relève non seulement d’une contre-vérité qui ne résiste pas à un examen même sommaire de l’histoire mais surtout d’une manipulation préjudiciable à la paix civile.