Galaad Wilgos, journaliste
Aux États-Unis, pays où les questions identitaires et les guerres culturelles semblent monopoliser l’espace public, une frange de la gauche entend redonner ses lettres de noblesse à l’universalisme. Son arme ? Le retour à une analyse de classe, à un socialisme démocratique et à une rhétorique rassembleuse visant à coaliser une majorité sans distinction de race, d’ethnie ou de religion. Leur adversaire ? La droite, certes, mais aussi une grande partie des militants démocrates et de la gauche radicale-chic, dont les fiefs se trouvent dans les campus américains et les grandes villes. Ces nouveaux militants socialistes, souvent proches de Bernie Sanders ou lecteurs de publications comme le magazine Jacobin, partent du constat que la rhétorique « woke » et les « politiques identitaires » invisibilisent les inégalités économiques, divisent la population et font par ailleurs fuir un électorat susceptible d’adhérer à des causes progressistes comme l’expansion de l’assurance-maladie, le refinancement des services publics ou la lutte contre les discriminations.
Premières tentatives d’analyse d’un phénomène
Jusqu’à présent, peu d’études semblaient vouloir s’intéresser à la classe ouvrière1« Working-class » en anglais peut être traduit par « classe ouvrière » mais il faut le comprendre alors dans un sens large, incluant d’autres travailleurs que ceux des usines. L’étude utilise trois paramètres pour l’aborder : le niveau d’étude, le revenu et le degré de supervision au travail. comme entité électorale, et a fortiori à son rapport au discours progressiste « woke »2Woke vient du verbe « wake » qui signifie « éveiller ». Il désigne à la base l’individu ayant pris conscience des injustices sociales et de ses éventuels privilèges. Il s’est répandu notamment après la popularisation du mouvement Black Lives Matter en 2013. Bien que ce terme soit sujet à controverse, les auteurs de cette étude l’emploient pour désigner un discours porté par les militants, mettant l’accent sur les questions de race et d’antiracisme, et employant un vocabulaire jargonneux (« latinx », « racisme systémique », BIPOC, équité, etc.).. Certains ont bien tenté de tirer la sonnette d’alarme, comme le syndicaliste Dustin Guastella dans le magazine socialiste Jacobin, qui rappelait que le succès de Bernie Sanders avait notamment pour origine le fait qu’il offre un « programme économique centré sur les travailleurs, sans cette esthétique culturelle repoussante qui domine les médias de centre gauche et les universités ». Il poursuivait en disant que « les progressistes ont adopté une vision du monde racialisée qui réduit des populations entières à leur couleur de peau. L’idéologie “woke” a empêché de nombreuses personnes à gauche de comprendre la possibilité qu’un Mexicain-Américain puisse trouver les questions de santé plus importantes que l’immigration, qu’une femme puisse être plus intéressée par les promesses économiques que par le fait d’élire une femme présidente, ou que Trump puisse augmenter ses voix parmi les électeurs ouvriers noirs ».
De même, une étude menée par deux chercheurs de Yale, Micah English et Joshua L. Kalla, avait fait beaucoup de bruit parmi les stratèges et les analystes démocrates : elle indiquait en effet que les démocrates avaient tout intérêt à s’éloigner du discours centré sur la race, au profit de sujets liés à la classe, car « malgré la prise de conscience croissante des inégalités raciales et l’utilisation plus fréquente du langage progressiste sur la race par les élites démocrates, lier les politiques publiques à la race se fait au détriment du soutien à ces politiques ». Dès lors, les démocrates devaient en réalité, selon eux, cesser de parler de race au profit d’un discours universaliste centré sur l’économie.
Les ouvriers n’aiment pas le langage woke
La ligne éditoriale de Jacobin, opposant classe à race, tend à voir dans cette préférence pour l’idéologie woke la cause comme la conséquence du départ des classes populaires de la base électorale du Parti démocrate – une politique de « désalignement de classe »3Le désalignement de classe, ou class dealignement¸ désigne le fait que les membres d’une classe sociale (en l’occurrence la classe ouvrière) votent de moins en moins pour les partis pour lesquels ils avaient l’habitude de voter. savamment entretenue par de nombreux dirigeants du parti, obsédés par le vote des classes moyennes supérieures habitant les grandes villes. Une étude de ce magazine en partenariat avec la société de sondage YouGov et le Center for Working-Class Politics a donc tenté d’y voir plus clair pour la première fois. Pour ce faire, elle a utilisé une méthode innovante : au lieu de répondre à des questions sur des sujets précis, les sondés (2 000 ouvriers issus de cinq swing states4Dans le contexte de l’élection présidentielle aux États-Unis, un swing state, également appelé État-charnière, État pivot ou État clé, est un État des États-Unis au vote indécis et qui peut donc changer de camp, d’un scrutin à l’autre, entre les deux partis dominants et faire basculer le résultat du vote final (Wikipedia).) se sont vu confronter à des discours représentatifs de cinq types de profils politiques avant de désigner celui qui les séduisait le plus.
Le panel a dû évaluer six paires de candidats pour un total de 24 000 combinaisons de caractéristiques – allant de la classe sociale à l’âge en passant par le sexe ou la couleur de peau. Les profils politiques des sondés allaient de l’électeur démocrate convaincu à celui qui penchait plutôt vers les républicains, en passant par l’indépendant – seul le républicain « pur jus » en était exclu.
Les cinq archétypes de rhétorique politique étaient les suivants :
– le candidat « populiste progressiste » privilégiant une communication à la Bernie Sanders « qui oppose les travailleurs américains aux élites fortunées, et met l’accent sur les questions économiques liées aux besoins fondamentaux (bread & butter) » comme l’emploi ou la sécurité sociale ;
– le candidat « progressiste woke », dont le discours pioche dans les rhétoriques d’Alexandria Ocasio-Cortez et Ayanna Pressley, « combinant un langage issu du militantisme et axé sur les questions identitaires, avec une demande forte de justice sociale » ;
– le candidat « modéré woke », inspiré par les discours de Kamala Harris (actuelle vice-présidente des États-Unis) et Kirsten Gillibrand, qui « combine une version moins radicale de la rhétorique militante avec des engagements politiques progressifs plus prudents » ;
– le candidat « modéré traditionnel », dont le message politique à la Joe Biden donne la priorité à « [l’]unité nationale, un gouvernement bipartisan pragmatique et un soutien aux travailleurs américains ordinaires » ;
– le candidat républicain, inspiré par la rhétorique habituelle du Parti républicain à l’ère de Trump.
Les résultats se sont révélés fascinants à plus d’un titre. Tout d’abord, ce qui ressort le plus de cette étude, c’est la préférence générale pour les discours mettant l’accent sur les besoins de base d’ordre matériel (bread & butter) exprimés en termes universalistes – c’est-à-dire visant l’ensemble de la population et non certains segments de la population. Par ailleurs, « le populiste progressiste et le candidat modéré traditionnel réalisaient constamment de meilleurs résultats que les deux options woke ». À l’inverse, la rhétorique woke diminue généralement la portée de chaque discours, qu’il soit modéré ou plus radical. Ce clivage se trouve encore plus marqué dans les zones « bleues » (républicaines) et dans les petites villes/villes rurales : dans ces dernières, les candidats woke font de bien moins bons scores que les autres5Notons cependant qu’il ne s’agit pas de victoires absolues : en effet, les profils des candidats sont nombreux, certains mettent l’accent sur la justice raciale, d’autre non tout en s’y référant néanmoins. Les résultats de l’étude ne font que montrer quels profils, quelles caractéristiques remportent plus souvent les duels – ce qui ne veut pas dire que les woke ne triomphent jamais –, en fonction du sondé et de sa caractéristique analysée (le groupe étant la classe ouvrière, il s’y trouve de nombreux sous-groupes en fonction de la géographie, du type de travail, etc.). Pour plus de détails, cf. l’étude complète.. Mais contrairement aux préjugés existants sur l’électorat ouvrier, et a fortiori sur les blancs qui le composent, ce rejet n’est aucunement un rejet de l’antiracisme : au contraire, tous soutiennent massivement les politiques de lutte contre le racisme, aucun ne rejette de candidats pour leur « race » – et dans certains cas, le fait d’être noir peut même être un avantage. Il en va de même pour le sexe des candidats : le fait d’être une femme n’est aucunement un handicap, et dans certains sous-groupes les femmes l’emportent plus souvent sur les hommes. Preuve s’il en est que le rejet de la rhétorique woke n’est pas synonyme de racisme ou de misogynie pour cet électorat.
Si le wokisme peut faire fuir de nombreux électeurs en col bleu, plus âgés ou résidant à l’extérieur des grandes villes, son rejet n’éloigne pas en revanche les personnes issues des minorités, ou même ceux qui privilégient ce type de rhétorique. Et les auteurs d’en conclure que l’aile gauche du Parti démocrate arriverait probablement à mieux s’implanter dans de nombreuses villes à travers les États-Unis si elle abandonnait définitivement le wokisme au profit d’un universalisme de gauche de type « populiste», au sens américain du terme. En effet, le succès des candidats universalistes est corroboré par toutes les récentes victoires des démocrates aux présidentielles, à commencer par celle de Barack Obama, qui rejetait explicitement les politiques identitaires et incarnait ce profil « modéré traditionnel » si représentatif d’une partie de l’establishment démocrate.