Par Gaston Crémieux
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« Le souhait de la population française de souche, comme on dit, ce n’est pas que les musulmans s’assimilent, mais qu’ils cessent de les voler et de les agresser. Ou bien, autre solution, qu’ils s’en aillent1Sauf mention contraire, les citations de cet article sont issues de ce long entretien : Michel Houellebecq, Michel Onfray, « Dieu vous entende, Michel », Front Populaire, hors-série n° 3, novembre 2022.. »Cette phrase, issue d’un entretien fleuve Onfray-Houellebecq dans un hors-série de la revue Front Populaire paru en novembre dernier, a déclenché une menace de plainte de la Grande Mosquée de Paris, suivie d’une tentative de conciliation par le grand rabbin de France, entraînant des regrets de Houellebecq accompagnés de la suppression/correction de ses propos. Rodée depuis Les Particules élémentaires, lancée à la suite d’une polémique sur le racisme supposé des personnages du roman, réitérée à la publication de Plateforme (avec le scandale provoqué par la déclaration « la religion la plus con, c’est quand même l’islam »), l’utilisation promotionnelle de la provocation chez Houellebecq, particulièrement efficace, a conduit à ce que le hors-série de la jusque-là confidentielle revue Front Populaire s’écoule à 75 000 exemplaires. On en finirait presque par oublier que, cette fois-ci, Michel Houellebecq n’a pas de livre à vendre.
L’intégrisme catholique revendiqué
C’est d’une tout autre marchandise, idéologique celle-là, dont Houellebecq et Onfray se font ici les promoteurs. Il est nécessaire de lire l’ensemble du numéro de Front Populaire et de visionner les vidéos de l’entretien pour en avoir une idée claire au-delà de la polémique. L’unité de l’ouvrage est revendiquée : il y a le grand entretien et « un ensemble de contributions autour de son œuvre choisies par Michel Houellebecq lui-même »2En tant que fondateur et principal animateur de la revue sous-titrée « le magazine de Michel Onfray », Onfray nous paraît être fortement partie prenante du casting de ce hors-série.. On trouvera notamment en écho à ce dialogue des textes de Renaud Camus, Bat Ye’or, Pierre-André Taguieff ou Robert Redeker. La thématique principale du numéro est également affirmée : « L’idée d’un entretien avec Michel Houellebecq est née car Michel Onfray et Stéphane Simon, les deux cofondateurs de Front Populaire, désespéraient, durant la campagne présidentielle, de voir la question de la civilisation si peu et si mal traitée par les candidats et les médias. » C’est donc une vision particulière de la civilisation qui est ici défendue et dont il convient d’identifier les contenus.
La vision civilisationnelle de Houellebecq et Onfray se base sur une conception organiciste de la civilisation comme « être vivant », sur une défense non pas de la culture mais des « passions », des « pulsions », des « instincts » permettant de « conduire et guider les gens ».
Pour Houellebecq et Onfray, la civilisation est au premier abord fondée sur l’héritage chrétien. Ainsi, chez Houellebecq : « Si le christianisme est foutu, l’Occident est foutu. Il a permis, engendré la civilisation chrétienne, c’est très beau, je le félicite sincèrement, mais il ne produira rien d’autre. Il n’aura pas de seconde chance. » C’est toutefois d’un christianisme un peu particulier que se réclament les deux protagonistes de cet entretien. Il s’agit d’un catholicisme intégriste ainsi que l’évoque Onfray – « Les intégristes […] sont des gens que je côtoie comme vous, d’une part parce qu’ils ont de la culture et de l’intelligence, mais aussi parce que je leur trouve beaucoup de courage » –, ancré dans la pensée contre-révolutionnaire de Louis de Bonald et Joseph de Maistre dont Houellebecq vante la résistance à l’air du temps et l’antiprotestantisme. À cela s’ajoute chez Houellebecq l’opposition à Vatican II considéré comme un « suicide », et la critique du pape François accusé de trop de concessions sur l’islam et l’immigration. Ce discours tiendrait du classique bréviaire catholique fondamentaliste tel qu’il se déploie aujourd’hui sur CNews s’il n’était tenu par des athées toujours revendiqués, sceptiques sur la capacité du christianisme actuel à servir de soubassement à la civilisation occidentale et finalement davantage enclins à défendre « non pas un retour au christianisme » mais la défense d’une identité.
La contribution de Stéphane Blanchonnet dans ce hors-série vend la mèche quant à cet apparent paradoxe3Stéphane Blanchonnet, « Comte, Maurras, Houellebecq : trois agnostiques catholiques », Front Populaire, hors-série n° 3, novembre 2022.. Ce spécialiste de Charles Maurras, par ailleurs militant d’Action Française, met à dessein en lumière le point commun entre Maurras et Houellebecq (et par extension Onfray) : celui d’être des « catholiques agnostiques », défenseurs d’un catholicisme identitaire et réactionnaire, débarrassé des scories inutiles de la spiritualité et de la foi ramenées à une vague transcendance.
Le goût des interdits et des instincts
L’important pour Houellebecq et Onfray, ce n’est pourtant pas le contenu positif de cette supposée identité catholique. Comme chez Maurras, ce catholicisme identitaire ne vaut que par ce qu’il permet d’interdire et ceux qu’il permet d’exclure au nom d’un principe d’ordre. Au chapitre des interdictions, nos duettistes voient de nombreux « points de bascule » ou un « point de rupture » à partir desquels on menace de se « séparer de la Civilisation », on juge que l’Occident ne mérite plus d’être défendu. Pour Onfray, ce point de rupture si dramatiquement mis en avant réside dans la légalisation des « interruptions médicales de grossesse jusqu’au terme dans le cas de détresses psychosociales ». Pour Houellebecq, c’est l’euthanasie et secondairement la gestation pour autrui, cette dernière étant encore le signe d’un « effondrement de la Civilisation » pour Onfray. Évidemment, il est légitime de discuter ces réformes qui touchent à l’éthique. Il est néanmoins symptomatique de s’aligner à ce point sur les positions les plus traditionalistes de l’Église et de transformer aussi mécaniquement chacune de ces questions en enjeu civilisationnel.
C’est surtout par ses ennemis que se caractérise la civilisation houellebecquo-onfrayienne.
Malgré cette théâtralisation, ce ne sont pourtant pas ces interdits sociétaux qui gouvernent d’abord la vision civilisationnelle de Houellebecq et Onfray. Celle-ci se base davantage sur une conception organiciste de la civilisation comme « être vivant », sur une défense non pas de la culture mais des « passions », des « pulsions », des « instincts » permettant de « conduire et guider les gens ». Houellebecq renchérit en expliquant qu’il est « plus facile de conduire les peuples avec la haine qu’avec un discours sur la grâce ». Se dessine avec ces allusions une vision vitaliste, instinctuelle et surtout antidémocratique de la conduite des peuples qui constitue, de Maurras aux fascistes italiens, un lieu commun de la pensée anti-Lumières bien décrit par l’historien Zeev Sternhell4Zeev Sternhell, Les anti-Lumières : du XVIIIe siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2006..
L’idéologie complotiste du « grand remplacement » validée
Finalement, c’est surtout par ses ennemis que se caractérise la civilisation houellebecquo-onfrayienne. Évidemment, il faut parler du « grand remplacement », sujet « toujours polémique » disent-ils avec gourmandise pour dire que ce n’est pas une théorie, encore moins une idéologie, mais « un fait », auquel ils adhèrent après lecture de son inventeur Renaud Camus, qui n’aurait fait que constater « la modification de la composition ethnique et religieuse de la population européenne » nous dit Houellebecq. Peu importe que Renaud Camus, si on l’a lu réellement, aille beaucoup plus loin que ce simple constat puisqu’il considère qu’il y a un « génocide par substitution » de la population blanche européenne organisé par un complot, celui d’élites politico-financières qu’il appelle le « pouvoir davocratique »5Sur l’idéologie du grand remplacement, telle qu’elle se déploie dans l’œuvre de Renaud Camus et ses sous-jacents racistes, antisémites et complotistes, on renverra à notre enquête pour Franc-Tireur « Le Grand mal blanc : Grand Remplacement, autopsie d’un fantasme » https://www.franc-tireur.fr/le-grand-mal-blanc (accès libre)..
Si Houellebecq a bien quelques réserves face à l’idéologie du grand remplacement, Onfray, de son côté, donne entièrement le point à Renaud Camus. D’abord en niant le caractère complotiste de cette idéologie. […] Ensuite en actant le fait qu’un projet de remplacement actif des populations autochtones est à l’œuvre.
Houellebecq et Onfray devraient pourtant totalement appréhender l’ensemble de l’idéologie du grand remplacement : Renaud Camus commet à leur demande un texte6Renaud Camus, « Mai 68 a-t-il rendu la sexualité plus heureuse ? », Front Populaire, hors-série n° 3, novembre 2022. qui « occupe une place de choix dans le hors-série » et, bien qu’ils lui aient officiellement demandé de parler d’autre chose que du « sujet migratoire » pour évoquer la sexualité après mai 68, Renaud Camus reprend quand même dans son article les grands thèmes de l’idéologie du grand remplacement. On y lit ainsi que la « majorité » (lire « des Français ou des Européens ») vit « en régime de négationnisme généralisé » (lire « du grand remplacement ») et que cette supposée occultation n’est due qu’à des pouvoirs dont on a appris avant qu’ils étaient « davocratiques », alliés dans un « pacte germano-soviétique » avec l’islamisme et qu’ils sont « criminels, génocidaires, substitutionnistes ou liquidateurs ». Tout juste Houellebecq reconnaît-il qu’une telle vision est complotiste et que pour lui les changements ethniques « ne le dérangent pas particulièrement » au contraire des changements religieux. Idem avec l’essayiste Bat Ye’or, qui défend des thèses racistes et complotistes proches de celles de Renaud Camus et dont Houellebecq avait pourtant écrit dans Soumission, que cela tenait du « fantasme de complot »7Michel Houellebecq, Soumission, Paris, Flammarion, 2015, p. 158 « Dans un sens la vieille Bat Ye’or n’a pas tort, avec son fantasme de complot Eurabia. » : elle rejoint la cohorte des contributeurs de ce hors-série. Ce long texte8Bat Ye’or, « L’islam peut-il soumettre l’Occident ? », Front Populaire, hors-série n° 3, novembre 2022. reprend les lubies de l’auteur sur la supposée soumission de l’Occident à l’islam, qui serait organisée par une Union européenne promotrice de l’« immigration musulmane » et organisatrice de la « dhimmitude » des populations européennes.
Si Houellebecq a bien quelques réserves face à l’idéologie du grand remplacement, Onfray, de son côté, donne entièrement le point à Renaud Camus. D’abord en niant le caractère complotiste de cette idéologie : « Est-ce décidé à Davos ? Je n’en sais rien, je ne suis pas complotiste. Mais je trouve curieux que des gens puissants se réunissent dans des lieux comme ça, où certains rendez-vous sont interdits au grand public et aux journalistes9Voir le récent reportage réalisé par le journaliste Julien Pain (France Info) au sujet du Forum économique mondial, qui nourrit, depuis des années, fantasmes et théories du complot : https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/franceinfo/vrai-ou-fake-l-emission/vrai-ou-fake-l-emission-du-dimanche-22-janvier-2023_5617007.html. : […] Je me demande si Renaud Camus n’en est pas au même stade que moi, en se posant simplement cette question. » Ensuite en actant le fait qu’un projet de remplacement actif des populations autochtones est à l’œuvre et qu’il est notamment promu par Jean-Luc Mélenchon : « même Mélenchon valide le grand remplacement, qu’il appelle simplement par un autre nom, la “créolisation”. » Il est appuyé en cela par un texte de Pierre-André Taguieff10Pierre-André Taguieff, « L’antiracisme saisi par l’utopisme : de la mixophilie universelle à la “créolisation du monde” », Front Populaire, hors-série n° 3, novembre 2022. publié dans le même numéro, qui croit distinguer derrière le concept de « créolisation » un « ethnocide, puisque la population et la culture créolisées sont censées remplacer la population et la culture française traditionnelles, non créolisées ». Peu importe que Houellebecq ait lui-même dégonflé la baudruche dans l’entretien, rappelant la faiblesse du concept de Mélenchon : « Mélenchon essaye de passer pour un type cultivé, de temps en temps, il aime bien employer un mot rare, mais il ne le fait pas toujours à bon escient. (…) Le mot juste est “métissage”. »
La « remigration » pour horizon
La conséquence logique de cette défense du grand remplacement, c’est l’assentiment au projet de remigration des musulmans en général. C’est explicitement ce qui était dit dans la phrase depuis retirée par Houellebecq (« qu’ils s’en aillent »). D’autres passages de l’entretien et ceux restitués dans les extraits vidéo du dialogue11« Houellebecq – Onfray : la conversation » – Épisode 4 : Islam, islamisme, guerre civile, guerre de religions: https://frontpopulaire.fr/fpplus/grand-format/videos/houellebecq-onfray-la-conversation-episode-4-islam-islamisme-guerre-civile-_vco_19539217 confirment pourtant que c’était bien son propos : Houellebecq considère qu’« il est impossible de rester un bon musulman dans un pays occidental », marquant en cela « un vrai point d’accord avec les salafistes ». Il pense comme son voisin salafiste que la seule option possible est « qu’il retourne dans un pays musulman ce qui est exactement ce que tout le monde souhaite » ou que « pour de nombreux musulmans, la meilleure solution, à l’heure actuelle, est sans doute le retour ».
Selon Michel Houellebecq , le musulman est un corps irréductiblement étranger au sein de la civilisation occidentale, qui ne peut se survivre qu’en renvoyant les musulmans chez eux.
La possibilité même de l’assimilation des musulmans est rejetée par Houellebecq : « Je ne crois pas à l’assimilation car nous ne proposons pas une alternative assez désirable. On ne peut assimiler des gens dont la civilisation n’est pas la même. » Dans cette vision, le musulman est un corps irréductiblement étranger au sein de la civilisation occidentale, qui ne peut se survivre qu’en renvoyant les musulmans chez eux. D’ailleurs, si la civilisation occidentale ne peut assimiler les musulmans, elle ne peut pas davantage exporter ses valeurs dans les pays musulmans : nous aurions selon Houellebecq eu tort de leur imposer « de gré ou de force, les “Lumières”, les “droits de l’homme”, enfin toutes ces créations occidentales qui sont, en effet, le reste du monde a raison, discutables ». Charbonnier est maître chez soi, finalement. On trouve d’ailleurs chez Houellebecq et Onfray une forme de révérence pour l’islam le plus dur. Onfray dit par exemple « comprendre que des musulmans aient des réserves sur les mœurs occidentales. On leur dit que leurs filles vont s’épanouir en se mettant sur le marché du sexe, en étant possédées comme des choses, en montrant leur corps comme dans les publicités. “Si c’est ça, le féminisme, nous on n’est pas féministes, répondent-ils. Nous, nous avons des femmes qui sont respectées”. »
Exaltation de la violence en politique
Figure de l’ennemi civilisationnel, le musulman doit dans sa quintessence être salafiste : comme le dit Houellebecq, « en un sens, il en faudrait plus des comme ça12« Houellebecq -Onfray : la conversation » – Épisode 4 : Islam, islamisme, guerre civile, guerre de religions : https://frontpopulaire.fr/fpplus/grand-format/videos/houellebecq-onfray-la-conversation-episode-4-islam-islamisme-guerre-civile-_vco_19539217 », c’est-à-dire imperméable à raison aux valeurs de l’universalisme démocratique, ayant su contrairement à nous conserver de bonnes mœurs mais, par-dessus tout, admirable par son utilisation de la violence et du meurtre. C’est, selon Onfray, le caractère décisif d’une civilisation digne de ce nom : « Il faut être prêt à tuer pour construire une civilisation ». Il enfonce le clou : « Les civilisations qui ne sont plus prêtes à tuer sont des civilisations mortes. Pour qu’elles vivent, il faut la mort d’individus qui croient en elles. » Et Onfray de déplorer que « tout le monde évite de se poser la question de la violence en politique », que l’extrême-droite française soit trop timorée puisque cette « question n’est abordée ni par Zemmour ni par Le Pen », dans un climat où « la guerre civile a déjà commencé » et où « sans force politique capable de s’opposer à l’islam », d’après un Houellebecq à peine ironique, « notre seule chance de survie serait que le suprémacisme blanc devienne trendy aux USA »13À peine et sans doute pas tant que cela car dans l’entretien d’origine se trouvait en écho cette autre déclaration de Houellebecq : « Quand des territoires entiers seront sous contrôle islamiste, je pense que des actes de résistance auront lieu. Il y aura des attentats et des fusillades dans des mosquées, dans des cafés fréquentés par les musulmans, bref des Bataclan à l’envers. » Houellebecq a accepté de retirer ces propos à la suite d’une plainte de la Grande Mosquée de Paris. L’écrivain a prétendu qu’ils relevaient de la description et de la prévision plutôt que du souhait. Ses autres déclarations montrent qu’il n’en est rien..
Le modèle défendu par Houellebecq et Onfray est le face-à-face de l’Occident et de l’islam, tous deux traditionalistes et violents, rétablis dans leur pureté civilisationnelle, sans influence réciproque.
Résumons : c’est bien de la civilisation occidentale que parlent Onfray et Houellebecq. Chez eux, la civilisation ne peut tenir que par ses interdits et par une rénovation de l’héritage chrétien dont on doute beaucoup mais que l’on souhaiterait plus viril et appuyé sur les instincts. L’enjeu existentiel de la civilisation occidentale reste pour nos deux auteurs pourtant la lutte contre le supposé grand remplacement, principalement le fait des populations musulmanes. Ce combat suppose la « remigration » d’une part importante de celles-ci, seul moyen d’éviter la guerre civile. Cette défense de la civilisation passe par la réhabilitation de la violence et du sacrifice, selon une rivalité mimétique avec les musulmans intégristes, qui seraient malheureusement les seuls prêts à tuer. Le modèle défendu par Houellebecq et Onfray est le face-à-face de l’Occident et de l’islam, tous deux traditionalistes et violents, rétablis dans leur pureté civilisationnelle, sans influence réciproque. À ce compte seulement, un « terrain d’entente », sorte de pacte de non-agression, peut être trouvé « limitant l’islam géographiquement ».
À l’école de la Nouvelle Droite
Ce n’est pas une vision si originale qui se déploie ici. Comme chez Renaud Camus, c’est l’idéologie de la Nouvelle Droite – plus si nouvelle que cela – que l’on retrouve, c’est-à-dire un discours néoraciste. La Nouvelle Droite est un courant de pensée politique, issu de groupuscules néo-fascistes comme Europe-Action ou le Parti des Forces Nouvelles, apparu en 1969 avec la fondation du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece). L’essayiste Alain de Benoist en est le représentant le plus constant, et la réflexion théorique foisonnante de ce courant s’exprime dans de nombreux ouvrages et dans les revues Éléments, Krisis ou Nouvelle École. La Nouvelle Droite a depuis sa création compensé le caractère assez confidentiel de ses troupes par une stratégie d’influence qui l’a conduite à diffuser ses idées au sein de l’extrême droite, du Front national à Reconquête, de la droite classique, notamment du Figaro-Magazine, et plus généralement auprès d’intellectuels et d’universitaires, si possible de gauche. Le discours de la Nouvelle Droite, bien analysé par Pierre-André Taguieff, entend normaliser le racisme par un « déplacement du racial vers le culturel et substitution de l’absolutisation de la différence à l’assertion d’inégalité »14Pierre-André Taguieff, « Figures de la pensée raciale », in Cités, 2008, n°4, pp. 173-197..
C’est aux racines de la Nouvelle Droite que le tandem Onfray-Houellebecq s’abreuve avec la reprise des thématiques de la remigration violente comme défense civilisationnelle.
Pour Taguieff, cela nécessite une« stratégie d’euphémisation et de substitution lexicale (race > ethnie > civilisation > culture > mentalité > tradition > racines > identité/différence), par lesquelles les énoncés racistes explicites (le racisme qu’on dira « classique ») sont transformés »15Pierre-André Taguieff, « L’identité nationale saisie par les logiques de racisation. Aspects, figures et problèmes du racisme différentialiste » in Mots. Les langages du politique, 1986, vol. 12, n° 1, pp. 91-128.. Cette stratégie est à l’œuvre sous nos yeux dans ce hors-série de Front Populaire. C’est même aux sources de la Nouvelle Droite que le tandem Onfray-Houellebecq s’abreuve avec la reprise des thématiques de la remigration violente comme défense civilisationnelle telles qu’avaient pu les théoriser dès 1999 les néodroitistes Jean-Yves le Gallou – « La bataille européenne [sera] livrée sur l’identité, c’est-à-dire le droit des Français et des autres peuples européens à rester eux-mêmes sans être envahis, sans être colonisés par une immigration incessante qui change la substance du peuple16« Bruno Mégret lance son Front National dans la campagne européenne », Le Monde, 26 janvier 1999 https://www.lemonde.fr/archives/article/1999/01/26/bruno-megret-lance-son-front-national-dans-la-campagne-europeenne_3532620_1819218.html. » – et Guillaume Faye – « L’immigration massive des peuples du Sud et des musulmans est le plus grave défi qu’affronte l’Europe depuis la fin de l’Empire romain. Le socle anthropologique européen est menacé et, partant, toute notre civilisation17Guillaume Faye, La colonisation de l’Europe : discours vrai sur l’immigration et l’Islam, Paris, L’Aencre, 2000.. »
Assimilation impossible et développement séparé
Le reste des conceptions civilisationnelles des deux protagonistes de ce dialogue semble aussi s’ancrer dans le corpus idéologique de la Nouvelle Droite. Ainsi, l’idée de deux civilisations face à face, non miscibles, également traditionnelles et respectables, rejoint la très vieille thématique du « développement séparé », théorisée par le régime d’apartheid sud-africain et revendiquée par la revue Europe-Action – dont Alain de Benoist était l’un des principaux rédacteurs – dès 1964 : « L’Union sud-africaine pratique une politique radicale de préservation de sa civilisation. » La civilisation encore une fois. Cet « ethno-différentialisme », ainsi que le désigne Taguieff, suppose pour la Nouvelle Droite comme pour Onfray et Houellebecq une récusation absolue de la possibilité même de l’assimilation – Alain de Benoist le martèle : « L’assimilation des immigrés n’est ni une bonne ou une mauvaise idée… Elle est juste impossible18« Alain de Benoist : “L’assimilation des immigrés n’est ni une bonne ou une mauvaise idée… Elle est juste impossible !” », Éléments, 14 mars 2021. ! » –, une condamnation de toute ingérence et de toute tentative de propager les valeurs occidentales – pour Alain de Benoist encore : « Aujourd’hui, on s’en prend à quelques dictatures soigneusement choisies pour imposer les “droits de l’homme” et le “développement”19Résistance, juin 2003. Questions de Christian Bouchet. » ou « Le véritable objectif est toujours le même. C’est celui qu’ont toujours voulu atteindre les “trois M” (les missionnaires, les militaires et les marchands) : convertir le monde entier à un modèle occidental invariablement représenté comme le seul possible et le meilleur20Italicum, Roma, novembre-décembre 2004. Questions de Maurizio Messina. ». On retrouve aussi chez Alain de Benoist la défense des aspects les plus traditionnels de la religion musulmane qui voisinent avec une critique de la décadence de notre Occident : « je suis favorable à la liberté de porter le foulard islamique, car les arguments allégués pour l’interdire sont tous plus spécieux les uns que les autres. Il n’est pas raisonnable de prétendre qu’un morceau de tissu porté sur la tête (au demeurant plus discret que le déguisement de bien des adolescentes en petites « putes soumises » à la Loft Story) puisse sérieusement perturber l’enseignement scolaire »21Diorama letterario, janvier-février 2004. Questions d’Alessandro Bedini..
Un voisinage extrémiste assumé
Cette proximité avec la Nouvelle Droite est totalement assumée par Onfray, qui a ouvert largement ses colonnes aux contributeurs de Krisis et d’Éléments, auxquels il a récemment rendu hommage : « quand je n’avais qu’un demi-cerveau et que j’étais de gauche, je croyais que la gauche disposait du monopole de la morale, de la justesse et de la justice, etc. […] La lecture d’Éléments m’a aidé dans la construction d’un cerveau entier. Revue de la Nouvelle Droite, disait-on, d’extrême droite, prétendaient d’autres, j’y ai juste vu pour ma part une revue qui tablait sur l’intelligence et défendait des idées qui, de gauche ou de droite, étaient aussi les miennes. On y parle du peuple sans le mépriser, sans vouloir l’économiser, sans l’exploiter ou chercher à le séduire – comme une force, une puissance, une vitalité architectonique. Autant dire que, sur ces terres, je suis chez moi22Éléments, n°200, février 2023.. » Il pousse le flirt avec la Nouvelle Droite plus loin en préfaçant la biographie de Proudhon par Thibault Isabel23Thibault Isabel, Pierre-Joseph Proudhon : l’anarchie sans le désordre, Paris, Éditions Autrement, 2017., ancien rédacteur en chef de Krisis, la revue théorique de la Nouvelle Droite, et en se faisant publier en allemand chez l’éditeur Jungeuropa aux côtés des précédemment cités Alain de Benoist, Jean-Yves Le Gallou et Guillaume Faye. Dans l’entretien lui-même, Onfray se réfère à un fétiche de la Nouvelle Droite, le gramscisme de droite, qui suppose que les affrontements idéologiques doivent d’abord se jouer dans le champ de la culture : la « reconquête doit passer par la violence, par la mobilisation culturelle, par une espèce de gramscisme mais en même temps par l’épée de Saint-Paul, un bras armé du christianisme ».
Ce qui frappe finalement dans ce discours sur la civilisation occidentale, c’est le contraste entre le succès formel de cette « guerre culturelle » et le vide absolu de la proposition idéologique, l’absence totale de contenu positif à ce pseudo-projet civilisationnel que Houellebecq et Onfray refusent d’ancrer dans les valeurs chrétiennes et encore davantage dans les valeurs démocratiques et libérales.
Vers une normalisation du racisme
Le hors-série de Front Populaire est donc une nouvelle tentative de « Guerre culturelle24Pierre-André Taguieff, « Origines et métamorphoses de la nouvelle droite », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1993, n°40, pp. 3-22. », ayant permis grâce à l’aura de Houellebecq, à son nihilisme profond et à son goût de la provocation de faire sortir les idées défendues dans Éléments et dans Front Populaire de leur relative confidentialité. Toute guerre donne lieu à des prisonniers et des otages et il est curieux de retrouver Pierre-André Taguieff, dont on a vu que les analyses sont séminales dans la compréhension de ce type d’opération, embarqué dans cette affaire. Il faut dire que ça n’est pas un coup d’essai pour Front Populaire, qui avait déjà trouvé le moyen de publier un article analytique de Taguieff sur le complotisme dans un numéro sur l’« État profond », mobilisant une iconographie et des auteurs notoirement complotistes. L’historien des idées, qui avait vu son article tronqué et son titre dénaturé, accordait pourtant à Front Populaire le bénéfice du doute quant à l’existence d’une stratégie politique délibérée.
Ce qui frappe finalement dans ce discours sur la civilisation occidentale, c’est le contraste entre le succès formel de cette « guerre culturelle » et le vide absolu de la proposition idéologique, l’absence totale de contenu positif à ce pseudo-projet civilisationnel que Houellebecq et Onfray refusent d’ancrer dans les valeurs chrétiennes et encore davantage dans les valeurs démocratiques et libérales. Il faut cependant prendre ce discours néo-civilisationniste au sérieux. Il n’est qu’un épisode supplémentaire d’un effort constant pour normaliser le racisme sous des paravents culturels ou civilisationnels initié par la Nouvelle Droite et présent au FN/RN, chez Renaud Camus ou chez Éric Zemmour. La puissance simplificatrice de ce discours est réelle et il y a fort à parier que ce propos sur la civilisation constituera le supplément d’âme de n’importe quel discours d’extrême droite dans les années qui viennent.
La « montée de l’insignifiance » et la « privatisation de l’individu »
Face à cette dynamique, la pire erreur serait d’enterrer le sujet. La question de la civilisation occidentale et de son rapport aux autres civilisations mérite d’être traitée ; elle l’a d’ailleurs été, de manière autrement plus conséquente que chez Onfray et Houellebecq, par exemple dans les livres de Cornelius Castoriadis. Sa réflexion aurait pu parvenir aux oreilles de Front Populaire puisque Robert Redeker, autre contributeur incongru à ce numéro25Robert Redeker, « Les Lumières ont-elles libéré l’Homme ? L’homme-enfant, la dernière utopie politique des gouvernants », Front Populaire, hors-série n° 3, novembre 2022., en fut longtemps l’un des commentateurs les plus pointus. Pour Castoriadis, interrogé dans Le Monde et dans Esprit après la première guerre du Golfe, d’ailleurs conflit d’ampleur où le monde occidental et une partie du monde arabo-musulman se sont affrontés, le « trésor le plus précieux de la culture européenne », c’est le « projet d’autonomie de la société ». Comme le rappelle Redeker commentant Castoriadis, « les hommes et les sociétés sont des autocréations. La plupart des civilisations sont hétéronomes en masquant cet auto-engendrement. Quelques-unes ont pris le risque de l’autonomie »26Robert Redeker, « Radicalité de l’imagination », Le Monde diplomatique, juin 2000. https://www.monde-diplomatique.fr/2000/06/REDEKER/2312. Ce projet naît en Grèce et de celui-ci découlent l’invention de la philosophie, du politique, de la démocratie, de la science et d’une grande partie de l’art occidental, toutes entreprises de questionnement des croyances et des dogmes. Pour Castoriadis, qui est d’un autre pessimisme que le discours convenu sur la décadence de l’Occident, le principal danger qui menace la civilisation occidentale est interne, c’est la « montée de l’insignifiance » et la « privatisation de l’individu » qui empêche l’Occident contemporain « d’exercer une influence sur le monde non occidental, de contribuer à l’érosion de l’emprise des significations religieuses ou similaires dans celui-ci »27Cornelius Castoriadis, Olivier Mongin, Joël Roman et al., Le délabrement de l’Occident: Entretien avec Cornelius Castoriadis. Esprit (1940-), 1991, p. 36-54.. Castoriadis ajoute que « c’est notre responsabilité de faire revivre le projet d’autonomie, avancer et féconder les autres traditions »28Cornelius Castoriadis, Olivier Mongin, Joël Roman et al., Le délabrement de l’Occiden t: Entretien avec Cornelius Castoriadis. Esprit (1940-), 1991, p. 36-54.. Un travail sur soi-même, plus ambitieux que le retour à une transcendance frelatée, à la force et aux pulsions prôné par Front Populaire.
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