Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au CNRS, déléguée à la prévention de la radicalisation à la Licra
L’attaque terroriste contre le festival Nova et les kibboutzim en Israël, le 7 octobre 2023, a été retransmise par les médias du monde entier. La guerre à Gaza a suivi. De nombreux enfants ont été parmi les victimes, certains pris en otages. La diffusion des images fut un choc dont il est difficile de prévoir les effets chez les jeunes. Les écrans juxtaposaient, d’un côté, le massacre de ceux qui exprimaient la liberté et le goût de la fête, de l’autre, la misère des familles fuyant sous les bombardements. Qu’en retiendront les enfants ?
En Occident, les adultes avaient sous les yeux ce qu’ils voulaient oublier, les pogroms et la guerre. Certains cherchaient à protéger leurs enfants en éteignant les écrans, d’autres cédaient à la fascination des images, comme s’il s’agissait d’une fiction, d’autres, enfin, s’en emparaient pour délivrer un message propagandiste. Les violences du Proche-Orient, rediffusées en boucle, s’ajoutaient à celles de la guerre en Ukraine. Pourtant, peu de réflexions sur ce que les enfants pouvaient ressentir1Parmi les rares initiatives existantes, citons celle de Jasminko Halilovic, fondateur du War Childhood Museum à Sarajevo, qui a ouvert ses portes en 2017. Lire « À Sarajevo, un musée montre la guerre à travers des témoignages d’enfants » in Le Monde, 22 décembre 2023..
Percevoir la guerre en temps réel, par médias interposés, crée aussi un traumatisme. Quelle peur ou quelle haine engendre-t-elle et quelle identification à tel ou tel belligérant ? En France, la progression de l’antisémitisme, attestée par les chiffres officiels2Le rapport coproduit par le Crif et le ministère de l’Intérieur fait état de 1 676 actes antisémites sur l’année 2023 contre 436 en 2022., souligne les déchirures de notre société. L’observation dans des écoles, les témoignages d’enseignants, la rencontre de parents et d’élus, permettent de faire un premier constat. Trois mois d’observation et de témoignages ne prétendent pas à une enquête extensive. Il s’agit simplement avant tout d’initier une réflexion3Les données et les témoignages qui figurent dans cet article ont été recueillis en Rhône-Alpes et en Ile-de-France. Ils sont également ceux attestés par l’équipe Valeurs de la République du Rectorat de Lyon. Les phrases citées ont été entendues dans des écoles primaires de la région lyonnaise ou rapportées par l’association Olympio en Ile-de-France..
« On rejoue la guerre »
Le 7-Octobre marquera durablement les consciences. Dans les familles juives, les enfants n’ont pas vécu la Shoah mais ils ont hérité du témoignage de leurs aînés un souvenir indélébile. Quant aux jeunes dont les familles n’ont pas été directement touchées, ils ont découvert l’indicible. Après le 7-Octobre, plusieurs attitudes ont été observées dans les écoles : le déni, apparemment désinvolte, des horreurs de la guerre ; l’identification à l’un des protagonistes du conflit ; la haine de l’Autre.
Les jeunes qui feignent le déni ou la dérision et qui s’insultent pour mimer l’affrontement, se figent lorsqu’un adulte les interpelle : « Vous ne trouvez pas que le monde est assez violent comme cela ! ». Les visages se ferment : « Vous avez raison. Excusez-nous ». Ils se rétractent, portant l’absurdité du monde sur leurs épaules. Les enfants qui veulent exprimer leur soutien à tel ou tel camp adoptent le registre guerrier et, souvent, cèdent à un discours de haine. La démarcation entre les jeunes qui se déclarent musulmans et les autres se fait ici.
« Fierté » était le slogan que criaient les foules dans les rues arabes, dès le 8 rere, parce qu’elles croyaient laver une humiliation historique : « Israël ébranlé, anéanti dans son arrogance ! » C’est au nom de « l’honneur » que le massacre de jeunes Israéliens était justifié, alors que beaucoup de ceux-ci militaient pour la paix. Le pogrom déclenchait une joie collective, car ce qui importait était d’avoir fait trembler l’État hébreu ! L’inversion de la logique victimaire a créé une dynamique de la revanche victorieuse. Les Palestiniens continuent à se dire victimes, même si le Hamas est à l’origine du 7-Octobre, mais victorieux, parce que les Israéliens, sont jugés dominateurs et colonialistes, donc coupables. Curieusement, personne n’a dit mot sur les deux millions d’Arabes citoyens israéliens, qui n’ont pas pris part au conflit et fort peu sur le manque de solidarité des « pays frères » refusant d’accueillir les Gazaouis.
Le « conflit israélo-palestinien », qui agitait les cours d’école depuis des années, a trouvé un formidable écho avec le 7-Octobre. N’est-il pas significatif que des élèves de CM2 connaissent le slogan « Palestine libre, du fleuve à la mer » ?
En Occident, des jeunes musulmans expriment leur honte du 7-Octobre : « Nous ne sommes pas des barbares, vous savez ». Dans le même temps, d’autres passent directement à la haine antisémite. Ils sont rejoints par des militants de « la cause palestinienne » (confondue avec le Hamas), celle des « pauvres », des « dominés ». Le « conflit israélo-palestinien », qui agitait les cours d’école depuis des années, a trouvé un formidable écho avec le 7-Octobre. N’est-il pas significatif que des élèves de CM2 connaissent le slogan « Palestine libre, du fleuve à la mer » et que les reportages de Lama, fillette gazaouie de 9 ans, filmant la guerre avec son portable « pour montrer au monde la souffrance des enfants », aient été suivis en quelques jours par des dizaines de milliers de followers sur les réseaux sociaux4Reportage diffusé sur LCI le 30 décembre 2023. ?
Le racisme et l’antisémitisme se libèrent
La guerre déchaîne les passions. Les enfants l’expriment souvent par la désignation d’un ennemi, le méchant. L’antisémitisme apparait alors dans les paroles et dans les actes, dans le harcèlement de camarades de classe. Des violences verbales qui s’exprimaient principalement au collège apparaissent, désormais, dès l’école élémentaire : « On va tuer tous les feujs », « On va les massacrer, parce que c’est une sale race » « Nique Israël » !Les« blancs »sont assimilés aux juifs, désignés comme « colonialistes et kouffars ». Et il n’est pas rare d’entendre les arguments de la vengeance associés au déclin annoncé de l’Europe : « Nous (les Arabes), on fait plus d’enfants que vous et on vous aura »,« Sans les Américains, vous n’êtes rien. Vous ne pouvez même pas aider l’Ukraine ! » Des élèves dont on déplorait le manque de motivation à l’école, se révèlent d’habiles contradicteurs, persuadés de « mettre à genoux les juifs et les Occidentaux ». Tous les mécanismes d’une inversion des rôles auteur/victime trouvent ici leur développement. L’attaque du 7-Octobre, en impliquant des enfants dans la guerre, a ouvert la boite de Pandore de la haine.
Le processus d’héroïsation rejoint la radicalisation islamiste5Voir Jacqueline Costa-Lascoux, Guillaume Delugré, La prévention de la radicalisation, Licra, 2020.. Le caractère asymétrique de la guerre au Proche-Orient se décrypte alors aisément : « On est dans le camp des purs et Dieu est avec nous ». Le chaos du monde s’éclaire, se simplifie, s’ordonne, en subvertissant la logique victimaire. La pédagogie de l’esprit critique et de la raison est balayée au profit d’une saga héroïque, faisant l’apologie du martyre.
Le comportement de familles musulmanes, elles-mêmes, a changé6Ces tendances existaient déjà, voir Jean-Pierre Obin, Les profs ont peur, Paris, L’Observatoire, 2023, mais elles semblent se développer et se radicaliser depuis le 7-Octobre.. Elles s’autorisent de plus en plus à exprimer leur défiance à l’égard de l’école. Des directeurs, des enseignants, racontent comment certains parents veulent imposer, en proférant des menaces, une école à la carte : choisir les dates des vacances, les matières enseignées, les horaires de cours, refuser la notation… Depuis le 7-Octobre, des parents d’élèves, qui semblent s’être concertés, appellent les directeurs par leur prénom et les tutoient, avec insistance, pour signifier un manque de respect et dénigrer leur autorité. Dans le même temps, l’affirmation identitaire des enfants se concentre sur une origine arabe ou « palestinienne », quand bien même ils seraient français, et sur la religion, de façon existentielle. Les « identités meurtrières »7Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.n’ont jamais autant accompli leur œuvre mortifère chez les plus jeunes. Quelle que soit l’issue de la guerre, les massacres du 7-Octobre, en ayant favorisé toutes les formes d’agressivité, laisseront des traces durables chez les enfants.
Lorsqu’il s’agit des plus jeunes, la répression des expressions racistes et antisémites et leur signalement aux autorités est à manier avec prudence. La pédagogie est ici préférable et, parfois, l’aide psychologique nécessaire. Mais il y a aussi l’art de changer le regard pour découvrir la relation à l’Autre, et son égale dignité.
Retour à Jérusalem
Comment répondre aux traumatismes des enfants touchés par le spectacle de la guerre et comment les préserver de la haine ? L’œuvre de Boris Cyrulnik nous apprend l’extrême délicatesse que cela requiert. Lorsqu’il s’agit des plus jeunes, la répression des expressions racistes et antisémites et leur signalement aux autorités est à manier avec prudence. La pédagogie est ici préférable et, parfois, l’aide psychologique nécessaire. Mais il y a aussi l’art de changer le regard pour découvrir la relation à l’Autre8Voir à ce sujet la réflexion de François Rachline, La relation à l’Autre, Paris, Hermann/Licra, 2023., et son égale dignité.
En 2022, l’historien Vincent Lemire publiait, avec le dessinateur Christophe Gaultier, L’histoire de Jérusalem9Vincent Lemire, Christophe Gaulthier, Histoire de Jérusalem, Paris, Les Arènes, 2022. deux mille ans racontés par un vieil arbre du Mont des oliviers. Des enseignants se sont appuyés sur cette BD pour expliquer à leurs élèves l’histoire d’une ville où cohabitent depuis des siècles les trois religions du Livre, avec des périodes heureuses d’harmonie. Une façon de mettre la haine à distance.