Gaston Crémieux
Dans une tribune publiée dans Le Monde et intitulée « Jamais un aussi grand nombre de juifs français n’ont perdu à ce point leur boussole morale », le réalisateur et psychanalyste Gérard Miller, par ailleurs soutien fervent de La France Insoumise, attaque violemment le « grand nombre de juifs » qui se seraient laissé séduire par l’extrême droite
La thèse de Miller ne méritait pas une tribune. Elle tient en une phrase : « When jews turn (far) right »1Dans son essai Le Rappel à l’ordre : Enquête sur les nouveaux réactionnaires (Éditions du Seuil, 2002), Daniel Lindeberg utilise la formule, dans son troisième chapitre, « When Jews turn right » (« Quand les juifs virent à droite »). Nous adaptons ici la formule.. Du réchauffé de Rappel à l’ordre, l’enquête de Daniel Lindenberg sur les « nouveaux réactionnaires », qui dénonçait en 2002 le tournant à droite des intellectuels juifs. Ceux-ci étaient alors coupables, selon l’essayiste, de « dénoncer avec une assurance qui ne laisse guère de place au doute ou à la contradiction une “vague d’antisémitisme” dont la réalité, en tant que telle, reste pourtant sujette à caution »2Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre…, op. cit., p. 62..
On sait depuis la réalité de cette vague qui a conduit à une explosion depuis l’année 2000 des actes antisémites enregistrés par les autorités. On sait aussi qu’elle provoqua une rupture durable entre les juifs et la gauche, qui refusa longtemps d’en reconnaître la réalité, à l’instar de Lindenberg. Là où celui-ci ciblait principalement les intellectuels, Gérard Miller innove cependant en prétendant que ce tournant réactionnaire concernerait les Français juifs dans leur ensemble.
Un illusoire ralliement massif à l’extrême droite
À l’appui de cette thèse, le phénomène Zemmour évidemment, Marine Le Pen aussi, à qui les Français juifs, d’après Gérard Miller, se seraient massivement ralliés. Il ajoute à ce noir tableau le succès qu’aurait auprès des juifs, l’écrivain raciste et antisémite Renaud Camus.
Sur le cas Zemmour et sa complaisance pour l’antisémitisme et les antisémites, on ne donnera pas totalement tort à Gérard Miller, d’autant qu’il semble s’appuyer, sans les citer, sur les meilleures sources, l’article que nous avions publié dans ces colonnes, « Éric Zemmour, glaive et bouclier de l’extrême droite » ! Nous y explorions les raisons du rapport curieux à l’histoire passée et récente des Français juifs et le bénéfice que l’extrême droite pouvait tirer de la judéité d’un tel porte-voix. Il est légitime de lui reprocher, comme Miller le fait après nous, la mise en cause de l’innocence de Dreyfus, le soutien à Pétain et à Papon, la critique de la loi Gayssot et ses sordides attaques contre les victimes de la tuerie de l’école de Toulouse.
Il semble de toute façon que ce ne soit pas pour élucider rationnellement les phénomènes évoqués que Gérard Miller écrive. Comme le livre de Lindenberg, il s’agit avant tout d’une opération politique, visant à renvoyer (presque) tous les Français juifs à l’extrême droite.
Il y a certes des indices d’un vote Zemmour chez les Français juifs : certains bureaux de vote réputés comme à Paris ou Sarcelles, ceux des Français en Israël ont pu en fournir des pistes, même si l’abstention y a largement été plus forte que le vote Zemmour3https://lesjours.fr/obsessions/election-presidentielle-2022/ep8-juifs-zemmour/. Mais même ce phénomène déjà minoritaire est insuffisant pour qualifier ce vote d’extrême droite. Une fois l’hypothèque Zemmour levée, il n’y pas de trace d’un vote pour le RN au second tour dans ces mêmes bureaux de vote, ni pour le mouvement Reconquête aux législatives : ainsi Macron a obtenu 85% des voix dans la fameuse 8e circonscription des Français de l’étranger le candidat député Reconquête! y a fait un score confidentiel. En termes purement électoraux, la thèse millérienne d’un ralliement massif des juifs à l’extrême droite, et en particulier au RN, s’effondre.
Il semble de toute façon que ce ne soit pas pour élucider rationnellement les phénomènes évoqués que Gérard Miller écrive. Comme le livre de Lindenberg, il s’agit avant tout d’une opération politique, visant à renvoyer (presque) tous les Français juifs à l’extrême droite : « Un grand nombre de juifs français », des « milliers », une communauté « définitivement fracturée »4Gérard Miller, « Jamais un aussi grand nombre de juifs français n’ont perdu à ce point leur boussole morale » in Le Monde, 11 septembre 2023..
Un blanc-seing pour l’antisémitisme à gauche
Alors bien sûr Gérard Miller fait quelques concessions au réel. Vingt ans après, au regard de l’évidence, il est trop difficile de rester dans le déni qu’affichait alors Lindenberg. C’est entendu, pour Gérard Miller, il y a bien eu des attentats et des meurtres antisémites « depuis 40 ans ». Suprême coquetterie, le terrorisme islamiste est même nommé quand il est tant de fois tu par ses camarades de LFI. C’est aussi entendu, les juifs quittent certaines banlieues. Mais là, la probable pudeur de Gérard Miller l’empêche de dire ce qui les fait fuir : pas le terrorisme islamiste mais l’islamisme tout court.
Ce que Gérard Miller tait dans toute sa tribune mais que l’on comprend tout à fait : puisque les juifs sont maintenant d’extrême droite, on peut désormais, quand on est de gauche, antiraciste ou antifasciste, leur taper dessus ou du moins s’autoriser à ne plus les défendre.
Et lorsqu’il en vient devant les critiques à chercher des preuves de cet introuvable extrémisme de droite des Français juifs, il n’en trouve qu’une : une déclaration de 2002 du président du CRIF d’alors, Roger Cukierman, vite rétractée devant la réprobation de bien d’autres voix juives. Évidemment, Miller, qui s’en prend au « très conservateur » CRIF oublie de dire que Cukierman et ses successeurs se sont systématiquement attachés à dénoncer le RN, que le CRIF a mené une violente mais salutaire campagne contre la candidature d’Éric Zemmour en 2022 et que la déclaration malheureuse de Cukierman se situait à l’acmé de la vague antisémite de 2000 et du déni majeur de la société française sur ce phénomène nouveau.
Alors que cherche à nous dire Gérard Miller avec ses milliers de juifs supposés « extrêmisés » ? Et bien ce qu’il tait dans toute sa tribune mais que l’on comprend tout à fait : puisque les juifs sont maintenant d’extrême droite, on peut désormais, quand on est de gauche, antiraciste ou antifasciste, leur taper dessus ou du moins s’autoriser à ne plus les défendre. Très commode et assez proche finalement de la nazification d’Israël, trope antisémite né en URSS et couramment utilisé à l’extrême gauche et chez les islamistes5https://tempspresents.com/2010/05/09/nicolas-lebourg-nazification-israel-palestine/. Plus encore, on peut ainsi balayer les accusations d’antisémitisme qui visent LFI puisqu’elles viennent forcément de juifs ralliés au néo-fascisme qui auront « contribué » à l’arrivée au pouvoir de la « Bête immonde » (sic).
Œillères et compromission
Pourtant, si Gérard Miller était sincèrement engagé dans la lutte contre l’antisémitisme, il cesserait d’en faire un combat hémiplégique et intéressé et réaliserait que l’essentiel des reproches que nous faisons à Zemmour, il pourrait aussi les faire à Jean-Luc Mélenchon.
Là où Zemmour salit Alfred Dreyfus en entretenant le doute sur son innocence, Mélenchon le salit en doutant de son républicanisme et en le considérant comme « royaliste » et « bien à droite » (déjà !), lui qui fut selon Vincent Duclert un « dreyfusard méconnu », défenseur des « idées de liberté, de justice et de solidarité sociale »6https://books.openedition.org/pur/125007?lang=fr. Là où Zemmour réhabilite Maurras, Mélenchon réhabilite l’antisémitisme de Drumont et de Céline, accusant comme eux les juifs de tribalisme : s’attendrait-on à trouver dans la bouche d’un dirigeant de gauche les propos suivants : « Monsieur Zemmour reproduit beaucoup de scénarios culturels : on change rien à la tradition ; on bouge pas ; la créolisation quelle horreur. Et tout ça ce sont des traditions qui sont beaucoup liées au judaïsme7BFMTV, 29 octobre 2021. » ? Au-delà de cette antisémitisme moderne, Jean-Luc Mélenchon va même jusqu’à s’alimenter à la source du vieil antisémitisme chrétien. S’attendrait-on également à retrouver dans les propos de Mélenchon ce type de remarque : « Je ne sais pas si Jésus était sur La Croix, je sais qui l’y a mis parait-il : ce sont ses propres compatriotes8BFMTV, 15 juillet 2020. » ? En réalité, s’y attendent ceux qui ont sérieusement étudié les ressorts de l’antisémitisme de gauche mais c’est précisément ce que Gérard Miller a choisi d’occulter dans sa tribune malgré quelques laborieux développements ex post, quand on lui en fait la remarque.
Là où Zemmour dénationalise les victimes de Mohamed Merah, Jean-Luc Mélenchon considère en 2022 qu’ils ne sont morts que pour servir un complot contre les musulmans : « Vous verrez que dans la dernière semaine de la campagne présidentielle, nous aurons un grave incident ; ou un meurtre. Ça a été Merah en 2012, ça a été l’attentat la dernière semaine sur les Champs-Élysées. Vous vous rappelez de tout ça ? Avant on avait eu papy Voise, dont plus personne n’a jamais entendu parler après. Tout ça, c’est écrit d’avance. Nous aurons le petit personnage sorti du chapeau et l’événement gravissime, qui va une fois de plus permettre de montrer du doigt les musulmans et d’inventer une guerre civile9France Inter, 6 juin 2021.…»
Là où Zemmour attaque le CRIF en traitant son président d’« idiot utile des antisémites »10Sud Radio, 11 octobre 2021., Mélenchon véhicule l’imaginaire d’un CRIF tout puissant, qui piloterait la politique française téléguidé depuis Israël. Analysant la défaite de Corbyn, il tient les propos suivants en 2019 : « Au lieu de riposter, il a composé. Il a dû subir sans secours la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud (parti d’extrême droite de Netanyahou en Israël)[…] Pour ma part[…] génuflexion devant les ukases arrogante des communautaristes du CRIF : c’est non11Jean-Luc Mélenchon (blog), « Corbyn : la synthèse mène au désastre » , 12 décembre 2019.. » Traduisons-le : si Corbyn a perdu, ce n’est pas du fait de son antisémitisme réel mais d’une campagne calomnieuse du rabbinat anglais pilotée depuis Israël. Le « communautariste » CRIF tenterait de faire la même chose contre lui en France et là où les autres hommes politiques se plient à ses volontés, le courageux Jean-Luc Mélenchon ne le fera pas. Peu importe que le CRIF, organisation née de la Résistance compte parmi ses membres de nombreuses organisations de gauche, il sera toujours jugé « très conservateur » par Gérard Miller. Peu importe que son influence réelle sur les décisions politiques en France soit en réalité très faible12Samuel Ghiles-Meilhac, Le CRIF. De la Résistance juive à la tentation du lobby. De 1943 à nos jours, Paris, Robert Laffont, 2011., il s’agit pour Jean-Luc Mélenchon de s’inscrire dans la lignée de ceux qui, des catholiques intégristes de Civitas aux islamistes de Havre de Savoir en passant par François Burgat et Tariq Ramadan, demandent la « séparation du CRIF et de l’État »13https://www.conspiracywatch.info/pour-la-separation-du-crif-et-de-letat-petite-histoire-dun-slogan-complotiste.html#:~:text=Le%206%20f%C3%A9vrier%201959%2C%20pour,et%20de%20l’Etat%20%C2%BB..
Compagnonnage et complaisance
Même si Miller demande benoîtement « mais depuis quand un antisémitisme chasse-t-il l’autre ? », il est incapable d’évoquer celui de son camp et les dérapages récurrents du leader de la France Insoumise. Cette opération n’est au fond pas si éloigné de celle de Zemmour quand, pour des raisons partisanes opposées, il réhabilite Maurras, Papon et Vichy : pour l’un il s’agit de mettre fin au tabou qui pèse sur l’idéologie d’extrême droite du fait de l’antisémitisme ; pour l’autre il s’agit d’exonérer Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise de toute accusation d’antisémitisme qui pourrait notamment venir des juifs désormais fascisés. Après la séquence Médine, il s’agit de faire en sorte que l’antisémitisme à gauche, présent par éclipses (avant l’affaire Dreyfus, chez les collaborationnistes « de gauche », dans la propagande du PCF brejnévien14https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-shoah-2001-1-page-171.htm puis dans celle de certains mouvements tiers-mondistes) puisse avoir à nouveau droit de cité.
Après la séquence Médine, il s’agit de faire en sorte que l’antisémitisme à gauche, présent par éclipses (avant l’affaire Dreyfus, chez les collaborationnistes « de gauche », dans la propagande du PCF brejnévien puis dans celle de certains mouvements tiers-mondistes) puisse avoir à nouveau droit de cité.
Au fond, pour Gérard Miller, c’est une façon de dire en tant que juif (« j’appartiens à une génération de juifs, nés après la guerre ») qu’il peut être fasciste de l’être, sauf à se rallier à la complaisance pour l’antisémitisme de LFI, une façon d’affirmer comme le mettait cruellement en lumière le linguiste et philosophe Jean-Claude Milner, qu’ « être juif, c’est avoir le droit d’être impunément antijuif », une façon d’être « un compagnon de route des persécuteurs ».
Jean-Marie Le Pen avait bien dit à quoi la judéité de Zemmour lui servait : « La seule différence entre Éric et moi, c’est qu’il est juif. Il est difficile de le qualifier de nazi ou de fasciste. Cela lui donne une plus grande liberté ». Celle de Gérard Miller occupe la même fonction en soutien à Jean-Luc Mélenchon. Qu’on en juge à partir de certains commentaires de la tribune sur les réseaux sociaux : « Gérard Miller va en parler à Rotchild (sic), Soros et Rockfeller », « les globalistes, ces dignes héritiers du nazisme », « les mêmes à la moindre critique, vont vouloir user du chantage à l’antisémitisme », « mais là il est juif, il peut le dire quasiment sans risques ». L’auteur des Pousse-au-jouir du maréchal Pétain15Gérard Miller, Les Pousse-au-jouir du maréchal Pétain, Paris, Éditions du Seuil, 2004. sait ici qui il pousse avec cette tribune et à quelle jouissance.