Tribune de Karan Mersch, professeur de philosophie
L’extrême droite est aux portes du pouvoir mais, dans la nébuleuse laïque, on entend parfois de drôles d’arguments : « Marine Le Pen n’est plus d’extrême droite » ; « il faut arrêter de la diaboliser » ; « son succès est le fait du réel » ; « la priorité est la lutte contre l’islam politique », etc. Des indulgences qui interrogent et qui sont autant de fissures inquiétantes dans le front républicain. Le Rassemblement national cumule pourtant contre lui les griefs. C’est « un vieux parti qui a ses états de service », comme le disait Victor Hugo à propos du parti clérical1« Nous connaissons le parti clérical. C’est un vieux parti qui a des états de services. C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, l’ignorance et l’erreur. » Extrait du discours de Victor Hugo, le 15 janvier 1850, dans la discussion du projet de loi sur l’enseignement (loi Falloux) à l’Assemblée nationale. et comme l’ont rappelé dans le DDV Alain Jakubowicz et Stéphane Nivet ou encore Alain Barbanel.
Des poursuites judiciaires, une admiration exprimée jusqu’à récemment pour le chef d’un État qui menace aujourd’hui l’Europe du feu nucléaire, un programme qui annonce la volonté d’institutionnaliser la discrimination… Comment ce parti et sa candidate peuvent-ils susciter, dans une partie de l’opinion, une si molle volonté de faire barrage ? Qu’en sera-t-il si, une prochaine fois, ils ne se trouvent plus gênés par un contexte international si particulièrement en leur défaveur ? Comment un tel effritement du discours sur le front républicain a-t-il pu être favorisé ?
Percée identitaire dans la nébuleuse laïque
Une part non négligeable de l’explication vient de l’action de militants d’extrême droite, se prétendant laïques et universalistes pour mieux diffuser une rhétorique destructrice des convictions républicaines. Ces identitaires commencent toujours par construire une communauté exclusive : un « nous » opposé à un « eux ». Une chance : la cancel culture, qui procède par calomnies et une exclusion infamante précédant tout débat, a fait une bonne partie du travail pour l’extrême droite. Il ne reste plus qu’à broder sur l’idée d’une culture commune du dialogue, affichée comme la caractéristique d’une identité partagée.
D’un côté a été présentée la communauté fort urbaine des personnes qui acceptent le cadre occidental et civilisé du débat démocratique, opposée à la sauvagerie de l’excommunication décoloniale… La courtoisie dans l’échange a donné l’illusion d’une vertu républicaine. L’extrême droite a su ne pas emprunter les chemins trop repérables de la flatterie. Sa séduction a commencé par afficher des désaccords clairs, avec respect et considération. Elle vise l’accoutumance à certaines idées, certains raisonnements, qui gagnent avec le temps une forme de légitimité que la rigueur ne leur aurait pas cédée (la démarche de Renaud Camus par exemple, brillamment analysée par Gaston Crémieux est exemplaire de cette rhétorique sinueuse). L’opposition demeure, mais avec la clémence que l’on aurait pour une vieille connaissance dont on se sent proche pour d’autres raisons que « la raison ».
La rhétorique de la résistance face à l’islam politique, justifiant de ne pas être trop regardant à l’égard de certains compagnons de route, a fini par faire des adeptes. Cela évoque la mécanique du fanatisme des fins, dénoncée par Kant, et qui consiste à sacrifier ses principes au nom du pragmatisme.
La stratégie des identitaires d’extrême droite est simple : face à des arguments plus solides, esquiver, détourner… et revenir inlassablement, comme avec un poisson que l’on fatigue dans une partie de pêche, en prenant soin de ne pas rompre le fil. Il devient naïf de croire que seul l’enjeu objectif du langage compte alors : ce qui prime, c’est son aspect intersubjectif, c’est le fait de tisser des fils relationnels qui, au-delà des désaccords, construisent du commun. Ces liens ont servi à fragiliser des esprits. Certains ont cédé, d’autres non, mais leur détermination s’en est trouvée significativement émoussée.
Les universalistes attaqués sur deux fronts
Ainsi, on retrouve parfois l’idée que des deux pôles identitaires, l’un serait plus menaçant que l’autre. La violence terroriste est certes, aujourd’hui, d’un côté, mais doit-elle conduire à minorer le danger d’une prise de pouvoir démocratique par des adversaires de la République ? La rhétorique de la résistance face à l’islam politique, justifiant de ne pas être trop regardant à l’égard de certains compagnons de route, a fini par faire des adeptes. Cela évoque la mécanique du fanatisme des fins, dénoncé par Kant, et qui consiste à sacrifier ses principes au nom du pragmatisme. Remarquons que cette erreur est de même nature que celle qui consiste à tolérer des proximités avec l’islam politique au nom du péril d’extrême droite.
Cette extrême droite infiltrée a fourni les plus gros efforts pour disqualifier la théorie de la tenaille identitaire, pensée par Gilles Clavreul. Des personnes irréprochables de connivence avec l’extrême droite ont fini par mal en comprendre le sens. Elle n’implique pas forcément une symétrie de la menace des deux pôles identitaires quant à leurs domaines de prédilection mais une mécanique de renforcement réciproque par « piège réactif », comme je me suis attaché à l’expliquer lors d’une intervention au colloque « L’Universalisme à l’épreuve des mouvances identitaires anglo-saxonnes » organisé par le Comité Laïcité République en octobre 2021. Ces pôles finissent par prendre en étau ceux qui défendent l’universalisme.
L’usage du terme « diabolisation » véhicule un sens qui est loin d’être neutre : il implique l’idée d’appliquer à quelqu’un ou quelque chose une caractéristique infâmante qu’elle ne mériterait pas. Or tel n’est pas le cas lorsque l’on dénonce les orientations antirépublicaines du Rassemblement national.
En appeler à aller voir derrière la devanture déjà critiquable du programme du RN, pour rappeler que l’arrière-boutique est encore bien pire, expose à des remarques irritées : « diaboliser Le Pen ne marche pas ! » s’entend-on rétorquer. On le ferait depuis des décennies pour le résultat que l’on voit… Que faudrait-il donc faire pour éviter cette « diabolisation » ? Affirmer, comme les philosophes Michel Onfray et Marcel Gauchet, que Le Pen n’est pas d’extrême droite, et valider ainsi d’office l’idée qu’un discours d’apparence plus présidentiable est nécessairement le fait d’un changement sincère ?
Faudrait-il taire le fait que « l’extrême droite n’a jamais été laïque » ? Refuser l’analyse selon laquelle Marine Le Pen « s’est habilement servie d’Éric Zemmour comme paratonnerre, afin de conserver le masque d’une civilité apparente » ? Cette volonté de ne surtout pas diaboliser Marine Le Pen va jusqu’à reprocher à celui qui lui fait face d’adopter un air dépité, quand elle use d’une argumentation abracadabrantesque…
Remarquons que l’usage du terme « diabolisation » véhicule un sens qui est loin d’être neutre : il implique l’idée d’appliquer à quelqu’un ou quelque chose une caractéristique infâmante qu’elle ne mériterait pas. Or tel n’est pas le cas lorsque l’on dénonce les orientations antirépublicaines du Rassemblement national. Cette démarche ne suffit évidemment pas mais arguer de cette insuffisance pour valider la normalisation d’un parti est absurde : il est possible de dénoncer et d’analyser « en même temps » les incohérences d’un programme et de discours taillés pour séduire. L’idée selon laquelle il faudrait se détourner radicalement d’une chose lorsqu’elle n’apporte plus satisfaction, et tester n’importe quoi qui semble plus nouveau, est précisément celle qui alimente aujourd’hui le vote RN. Celles et ceux qui se disent attachées à la République devraient donc travailler sur leurs représentations car force est de constater qu’elles ont été parfois brouillées.
Absence de choix et liberté
L’appel au « barrage » provoque lui aussi de l’irritation. Certains estiment qu’on les a privés de liberté en leur imposant un second tour où l’adversaire de l’extrême droite a toutes ses chances d’accéder au pouvoir. Retrouver la liberté, ce serait refuser d’admettre qu’il n’y a parfois qu’une seule alternative digne, et d’en chercher une autre dans l’abstention ou le vote blanc. Mais dans notre démocratie, qui a imposé au peuple l’extrême droite au second tour, si ce n’est les citoyens eux-mêmes ? Penser que la liberté n’existe que lorsqu’il y a plusieurs choix acceptables, c’est être prêt à tourner le dos à la raison dès que son éclairage n’indique qu’une seule voie parmi les possibles. L’abstention ou aller contre ce qui semble s’opposer au caractère irritant de l’inéluctabilité, passent pour un acte de liberté. Or, comme le disait Epictète, quand le réel ne convient pas à nos désirs, il ne sert à rien d’adopter une attitude capricieuse2Épictète, Entretiens : « La liberté est une chose non seulement très belle mais très raisonnable et il n’y a rien de plus absurde ni de plus déraisonnable que de former des désirs téméraires et de vouloir que les choses arrivent comme nous les avons pensées. ».
Comme bien souvent, les hommes crient qu’ils veulent la liberté car ils l’envisagent comme la conformation du réel à leur volonté, mais ils ne supportent pas que l’on rappelle la responsabilité qui l’accompagne nécessairement. Rappeler les responsabilités du vote et défendre la nécessité d’un barrage sont vécus comme des atteintes insupportables au libre choix des individus. On arrive, au nom de la tolérance des opinions, à une attitude violente à l’égard de ce qui n’est pas en capacité d’étouffer les désaccords3L’opposition au front républicain, suit souvent la même mécanique que celle que l’on trouve dans la réaction au « blasphème ». Dans les lycées, se trouve par exemple une population en moyenne moins croyante qu’avant, mais qui est de plus en plus violente envers l’offense jugée faite aux convictions religieuses des autres..
Le refus d’être un « castor » ne peut s’expliquer par la lassitude. Lorsqu’un danger se manifeste à notre porte, on ne renonce pas à lui faire barrage au prétexte qu’on l’a déjà fait par le passé. Cette exaspération de l’électeur viendrait plutôt d’une « idéologie » portée par le président sortant, empreinte d’un trop grand libéralisme économique. Dans le camp républicain, en effet, beaucoup n’oublient pas que si la République est « indivisible », « laïque » et « démocratique », elle est aussi « sociale ». En menaçant le social, Emmanuel Macron représenterait lui aussi un danger pour la République.
Ainsi les deux candidats sont-ils placés sur le même plan, ce qui autorise une pesée des griefs. Il est assez inédit, sous la Ve République, de mettre sur le même plan que l’extrême droite une politique que l’on juge de droite. Soyons clairs : la critique de celui qui bénéficie du barrage est aussi légitime que souhaitable. En revanche, associer la droite ou le centre à l’extrême droite est une autre manière de conforter la normalisation de cette dernière. Par le passé les griefs furent nombreux à l’encontre de Jacques Chirac, mais l’incommensurabilité de son parti avec celui de Le Pen était bien plus solidement établie. Il y a un retour du clivage droite gauche, qui à l’image d’un retour du refoulé revient sous une forme totalement désaxée.
Le réel fait le lit de nombreuses et légitimes insatisfactions. L’idéal serait bien sûr d’agir sur lui avec une plus grande efficacité. Cependant, le succès de l’extrême droite ne s’explique pas par ce seul constat de carence. Cette dernière procède avec stratégie pour façonner les représentations des individus et se rendre désirable.
On assiste aujourd’hui à une sorte d’emballement passionnel qui œuvre à embrumer les enjeux de l’élection. Le philosophe Peter Sloterdjik constate une sorte « d’expressionnisme sans limites » qui pousse l’électeur français à ne plus voter « avec son cerveau » mais dans « une forme d’hystérie abstraite ». Si des griefs peuvent-être justifiés, l’emballement qui ébranle la détermination à tenir sa position dans le barrage contre l’extrême droite, ne l’est pas. Cette dernière en est bien la principale bénéficiaire. Une partie de l’électorat de Le Pen voit dans ce barrage l’entreprise d’insupportables « gauchistes ». L’autre partie, l’ayant rejointe pour faire barrage… à Macron, jugé menaçant sur les questions sociales. Il ne faudrait pourtant jamais oublier que l’extrême droite, quand elle commence à braconner sur les terres sociales, n’en est que plus dangereuse comme l’Histoire l’a amplement démontré. Envisager un barrage mou à son endroit au nom du social est un bien mauvais calcul.
Un long travail de sape antirépublicain
L’extrême droite prépare patiemment son arrivée au pouvoir. Ses cadres ont compris avec Trump et Bolsonaro à quel point les réseaux sociaux permettaient de diffuser les idées au plus profond de la société. Ils se sont attachés à fragiliser les dispositifs les plus importants du barrage. Des questions ont étés posées et répétées. Le 7 juin 2021, Raphaël Enthoven précisait sur Twitter que cela avait été le cas le concernant : « “Imagine, au 2è tour, #Mélenchon se retrouve face à #LePen, tu votes pour qui ?” Tentative de réponse aux innombrables qui m’ont posé cette question dans le week-end ». Le philosophe avait alors concédé que dans cette hypothèse, strictement contrainte, il voterait probablement à contrecœur « à 19h59 pour la seconde ». Sept jours plus tard, il publia une tribune dans L’Express dans laquelle il reconnaissait pleinement l’erreur qu’il avait commise en répondant à une telle question.
Affirmons-le : ces idées ne naissent pas ainsi dans l’esprit républicain, elles lui sont susurrées de manière répétée par des voix nombreuses et lancinantes. Ulysse a eu la sagesse de s’attacher au mât de son navire pour écouter les sirènes. Enthoven qui ne l’a pas fait a eu néanmoins la force de se reprendre et de rapidement rompre l’envoûtement. Ne présumons pas de nos forces. Tout le monde n’est pas Socrate dont la raison ne s’était pas laissée troubler par le vin d’un banquet, l’angoisse d’un retrait lors d’une bataille, ni même celle d’affronter la mort.
Le réel fait le lit de nombreuses et légitimes insatisfactions. L’idéal serait bien sûr d’agir sur lui avec une plus grande efficacité. Cependant, le succès de l’extrême droite ne s’explique pas par ce seul constat de carence. Cette dernière procède avec stratégie pour façonner les représentations des individus et se rendre désirable. La dénonciation d’une telle construction, sans être suffisante, est une nécessité, comme l’est le barrage face à l’insupportable scénario d’une France mettant progressivement les voiles loin de la République.
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Dossier « Faire taire la haine », consacré à la loi contre le racisme du 1er juillet 1972, dans le n° 686 printemps 2022
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