Par Valérie Igounet, historienne
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
Le 9 mars 1971, 3 000 personnes assistaient à la réunion contre le « terrorisme rouge », placée sous le signe de la croix celtique, l’emblème d’Ordre nouveau. Des saluts fascistes accueillaient certains orateurs. L’ancien collaborateur François Brigneau déclarait qu’il « faut faire un parti révolutionnaire blanc comme notre race, rouge comme notre sang, vert comme notre espérance ». Responsable de la propagande et de la presse, François Duprat confirmait l’action de son parti qui « doit mener au nettoyage de tous ceux qui portent atteinte à la vie, à la sécurité (…) quelle que soit leur race, leur nationalité. Nous disons que la France doit être nettoyée de toute cette pègre qui l’infeste ». Le lendemain, France Soir revenait sur l’« atmosphère néo-nazie » du meeting. Jusqu’au milieu des années 1980, les militants et cadres du FN se forment essentiellement par l’intermédiaire de quelques papiers diffusés en interne, faisant offices d’argumentaires. Les premiers succès électoraux du FN entraînent de nombreuses adhésions et le développement du parti. Début 1985, 95 % des fonctions de l’appareil sont remplies par des bénévoles. Il faut alors professionnaliser le parti. La formation des cadres FN s’inscrit dans l’urgence.
Munitions
Pour les cantonales de 1985, le FN veut asseoir sa crédibilité par la divulgation d’un argumentaire reposant sur des données « crédibles ». Dans cette optique, il ne pousse pas la candidature de ceux ayant un enracinement militant : 30 % seulement des militants de la première génération portent les couleurs du FN. Il faut donc former un millier de candidats en un temps record. L’encadrement frontiste s’adresse à ces hommes et femmes qui n’ont aucune expérience en politique. Il leur donne une certaine crédibilité sur le terrain, leur fournit des chiffres, des phrases « clés en main », des questions-réponses et leur dicte des attitudes à adopter. Le support principal de la formation frontiste se compose de quelques feuillets, proposés aux candidats. Le journal officiel du FN National Hebdo en publie des extraits au printemps 1985 afin de donner quelques « munitions » pour aider les « responsables, les candidats, les membres du Front national à répondre à quelques objections ou questions qui sont très fréquemment formulées par les observateurs de bonne foi qui, sans nous être hostiles, ont encore des réticences à notre égard. Ces réticences, à leur insu, sont souvent le résultat du travail de désinformation qui émane de nos adversaires dans l’espoir de freiner notre ascension[1] ». 23 questions sur des thèmes « délicats » sont assorties de réponses permettant aux candidats de ne pas commettre de dérapages. En voici une des plus significatives :
« Question 4 : « On dit que vous êtes racistes et xénophobes. »
Réponse : « Nous ne sommes ni racistes ni xénophobes au Front national. Tous ceux qui ont prétendu le contraire ont été condamnés dans les procès que nous avons intentés. N’oublions pas que Jean-Marie Le Pen a été élu avec comme suppléant un antillais, M. Sauvage, et que c’est en faisant la campagne d’Ahmed Djebbour, un musulman qui voulait rester Français, qu’il a été frappé à terre de façon affreuse et qu’il a perdu un œil. (…) Nous ne voulons pas que la France devienne comme le Liban, où des communautés s’affrontent les armes à la main. »
Dédiabolisation et formation
Il faut attendre la fin des années 1980 pour voir la mise en place d’une véritable école de formation, un des éléments clés de la conquête du pouvoir dans le contexte de la dédiabolisation. Bruno Mégret en est le principal instigateur. Le délégué général du FN crée l’Institut de formation nationale (IFN), une des organisations qui inculquent les principales règles de comportement devant être connues et respectées de tous pour parfaire l’aptitude au combat politique. La formation FN propose alors des thèmes d’accroche pour élargir son électorat tout en constituant un socle sémantique afin d’éviter les impairs de langage. Les brochures internes rendent compte du travail des intervenants. Les cours dispensés se focalisent sur l’utilisation d’un vocabulaire adéquat, construit et créé pour la circonstance. « L’image » du FN en dépend. Elle compte tout autant que les thèmes véhiculés par le parti. Si l’on en croit la direction, les idées du FN sont admises par la moitié des Français. Seulement, le parti de Jean-Marie Le Pen ne séduit pas car son image aurait été « dénaturée par les campagnes de calomnies ». Il est nécessaire de renverser la tendance. Ne plus être dans des « évocations négatives », des « références passéistes », mais faire des efforts pour convaincre et séduire : adopter un « comportement serein et confiant qui désarmera l’hostilité et l’agressivité ». Bruno Mégret a souvent montré l’intérêt qu’il portait à la sémantique pour mener son combat politique. « Aucun mot n’est innocent. On peut même dire que les mots sont des armes, parce que derrière chaque mot se cache un arrière-plan idéologique et politique », peut-on lire dans une note interne du FN. Les idéologues du parti veulent faire passer un message central : l’adoption d’un double jeu, d’un double niveau de langage. Le militant FN doit choisir les « thèmes sensibles à développer » et les mots clés en fonction de son interlocuteur. Une autre note interne de l’IFN (intitulée « L’image du Front national ») avance que pour « séduire, il faut d’abord éviter de faire peur et de créer un sentiment de répulsion ». Et de poursuivre ainsi : « Or dans notre société soft et craintive, les propos excessifs inquiètent et provoquent la méfiance ou le rejet dans une large partie de la population. Il est donc essentiel, lorsqu’on s’exprime en public, d’éviter les propos outranciers et vulgaires. On peut affirmer la même chose avec autant de vigueur dans un langage posé et accepté par le grand public. De façon certes caricaturale au lieu de dire « les bougnoules à la mer », disons qu’il faut « organiser le retour chez eux des immigrés du tiers-monde ». »
Chasse aux « dérapages »
La scission de 1998 donne un coup d’arrêt à la formation des militants. Il faut attendre la prise de pouvoir de Marine Le Pen en 2011 pour qu’elle redevienne une priorité avec pour enjeu, les municipales du printemps 2014. La nouvelle présidente du FN explique vouloir normaliser son parti, appuyant sa stratégie notamment sur la dédiabolisation. Le dispositif de la formation politique Campus Bleu Marine est mis en place début 2013 : plus de 600 stages financés quasi-intégralement par le parti. Louis Aliot, alors vice-président du FN, chargé de la formation et des manifestations, en est le responsable. Marine Le Pen insiste sur le fait que le « chantier de la formation est très certainement le chantier le plus important du Front national pour l’avenir ». La ligne d’action est claire : dès qu’un « dérapage » est médiatisé, son auteur se voit, en règle générale, retirer son investiture et exclu de son parti dans les plus brefs délais. La note du secrétaire général du FN Steeve Briois (début septembre 2013) adressée aux secrétaires départementaux insiste sur la priorité devant être accordée aux profils des candidats. Il revient également sur une des fonctions des responsables du FN, celle de contrôler les propos des candidats du parti mariniste : « Vous êtes les préfets du Front national dans vos départements. (…) C’est pourquoi je vous demande, de manière solennelle, de vérifier ou de faire vérifier immédiatement par une personne de votre choix, les contenus des pages Facebook, des tweets ou des blogs des candidats de votre fédération. La discipline est un élément sur lequel nous ne transigeons pas. Chaque candidat doit en effet respecter la ligne politique du mouvement et ne pas se laisser aller à des délires personnels ou idéologiques. »
Permanences
La fabrique du militant FN d’hier et d’aujourd’hui présente des similitudes mais aussi une différence de taille : alors que les formateurs des années 1970 puisent, pour la plupart, leur capital politique dans une extrême droite radicale, ceux d’aujourd’hui affichent une culture politique et un profil idéologique plus hétérogènes. Ce qui n’empêche pas le RN de demeurer sur les fondamentaux de l’extrême droite et de prolonger l’histoire paternelle. Comme aux temps du père, certains représentants du parti affichent des positions « extrémistes ». Les électeurs et militants du RN, qui sont les plus perméables au complotisme, ne se trompent d’ailleurs aucunement dans l’offre politique proposée. La proposition selon laquelle existerait un « complot sioniste à l’échelle mondiale » est validée par 36 % des sympathisants du RN et 31 % des électeurs de Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2017[2]. L’antisémitisme persiste donc au sein du parti et continue de rassembler. L’histoire de la sémantique, des « dérapages » racistes ou encore antisémites s’accole à celle du parti d’extrême droite. Cette dernière en est émaillée. La conséquence logique est la volonté du RN de contrôler de près ses représentants. Étant consciente de cette incompatibilité avec ses ambitions politiques, notamment sa stratégie de « présidentialisation », Marine Le Pen et ses proches cherchent, une nouvelle fois, à éviter tout impair langagier dans le cadre des élections départementales et régionales de 2021[3]. Un dernier aspect doit être souligné : Jean-Marie Le Pen a été exclu du FN en août 2015, à la suite d’un énième « dérapage ». L’ancien président du FN avait choisi pour sa part, et depuis bien longtemps, la voie de la diabolisation, difficilement compatible avec la légitimité politique.
[1] Front National. Direction des commissions et argumentaires, Document interne, non daté, p. 1.
[2] « Enquête complotisme 2019 : le conspirationnisme et l’extrême droite », étude menée par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, 20 février 2019.
[3] Camille Vigogne Le Coat, « Candidatures : la peur des « dérapages » hante le Rassemblement national », 18 janvier 2021.