Isabelle de Mecquenem, agrégée de philosophie, membre du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République
On trouve le slogan « faire vivre la laïcité » dans le discours émanant du « terrain », en titre de projets pédagogiques ou de projets d’établissement ancrés dans la vie scolaire réelle. Mais également dans celui d’institutions et d’associations chargées de formation aux principes républicains, et, en premier lieu, celui du ministère de l’Éducation nationale qui rappelle, sur son site pédagogique Eduscol, que « l’École a pour mission d’incarner, de faire vivre et de transmettre les valeurs de la République. » Ce slogan semble donc induire une forme rare de consensus tout en faisant silence sur sa plus-value pédagogique espérée.
Une évolution de la « pédagogie de la laïcité » ?
Sa puissance de ralliement interroge d’autant qu’il intervient au moment où, d’une part, se confirme le choix d’un enseignement moral et civique ou « instruction civique » politiquement surinvesti, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire de cette discipline en France, et que, d’autre part, le vécu dominant des élèves est celui d’une obligation de « respect » de la laïcité scolaire. Ce slogan fait donc sens dans un champ de forces politiques et pédagogiques. Voilà qui peut guider son interprétation.
Il possède d’abord une teneur critique cachée. L’intérêt de la puissante métaphore vitale est en effet de pointer la carence sensible inhérente au principe juridique et politique de laïcité et de rejeter l’aridité théorique d’un pur enseignement : « transmettre la laïcité s’impose, semblent dire ses adeptes enthousiastes, mais en la faisant vivre aux élèves, c’est beaucoup mieux ! » On doit donc se demander si le monde enseignant n’aurait pas changé son rapport à la « pédagogie de la laïcité » – promue par le ministère de l’Éducation nationale en 2012-2013, une option qui s’est prolongée voire consolidée avec l’instauration de l’enseignement moral et civique en 2015. Le repoussoir de la catéchisation républicaine est en effet toujours présent, voire systématique, dans la réception et perception de tels projets, même quand ils s’appuient sur les enseignements.
La pédagogie de la laïcité se voulait globale en étant fondée à la fois sur la Charte de la laïcité, toujours en vigueur, en impliquant tous les enseignements disciplinaires, puis tous les enseignants avec l’enseignement moral et civique (EMC) qui n’est pas le monopole des professeurs d’histoire géographie, comme on le pense à tort. Une pédagogie, enfin, qui s’articule avec les projets menés au sein de la vie scolaire souvent avec des « partenaires » de type associatif. Une vie scolaire, qui tout en se prévalant de l’autorité de vie, se distingue voire entre en conflit avec la vie juvénile introduite par les enfants et les adolescents, puisqu’elle poursuit toujours des objectifs éducatifs.
Un défi quasi démiurgique
Reformuler une obligation dans le registre de la vie peut signifier pour les enseignants se réapproprier une figure imposée et réaffirmer la primauté de leur liberté pédagogique sur les injonctions découlant d’une politique éducative.
Il n’est donc pas anodin d’adopter la langue de la vie pour ré-enchanter un objet de transmission scolaire. C’est la « vertu de la force », comme disait le philosophe Georges Gusdorf – qui pointe son nez sur un terrain où on ne l’attend pas –, puisque la vie se manifeste par une force spécifique qui s’affirme et se défend contre des forces antagonistes jusqu’à la mort. Transposé à la laïcité, le slogan « vivaliste » semble vouloir donner un corps à un incorporel et animer un principe abstrait, exemple même des « valeurs ascétiques ». Il s’agit d’un défi quasi démiurgique. La valorisation de la vie à l’école afin d’inspirer des actions pédagogiques sorties du cadre de l’enseignement peut donc propulser subrepticement aux confins de la rationalité. La vie est une notion polysémique, comme le rappelait Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958), la vie des abeilles dans la ruche, celle du bétail dans le troupeau diffèrent de celle des citoyens dans la cité.
Reformuler une obligation dans le registre de la vie peut signifier pour les enseignants se réapproprier une figure imposée et réaffirmer la primauté de leur liberté pédagogique sur les injonctions découlant d’une politique éducative.
Dans sa célèbre conférence sur la profession et la vocation de savant (7 novembre 1917), Max Weber décrivait ainsi le nouveau rapport à la science se développant dans la jeunesse : « Les formes idéelles de la science sont un arrière-monde d’abstractions artificielles qui cherchent à capturer de leurs mains sèches la sève de la vie réelle sans pourtant jamais l’atteindre1Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003, p.86.. » Cette citation aux accents faustiens révèle le type de dichotomie qui travaille l’éloge de la « laïcité vivante » versus une laïcité spectrale, réduite à la chose enseignée tissée de discours qui s’évanouissent ou s’oublient aussitôt prononcés.
Un sens vécu
Si ce slogan se réduisait à une critique du formalisme scolaire, il perdrait son pouvoir de conviction. Il va au-delà en donnant à la pédagogie une norme exaltante, tout à la fois supérieure et extérieure à l’action de l’école : la vie elle-même, avec un effet de halo savamment cultivé.
Un faisceau d’indices aussi forts nourrit l’hypothèse suivante : nous n’avons pas seulement affaire à un slogan fleuri à la mode. Il s’agit d’un véritable idéal pédagogique en train de naître, dans lequel les enseignants et éducateurs laïques déjà les plus engagés se reconnaissent intimement. Car il est certain que ce slogan persuasif invite les acteurs concernés à aller au-delà d’une transmission rivée à la seule compréhension rationnelle du principe de laïcité et au-delà, également, de leur activité professionnelle habituelle, celle des professeurs en particulier, qui exercent sous les fortes contraintes spatio-temporelles du cours et de la classe.
Alors, en définitive, que peut signifier « faire vivre la laïcité à l’école ? »
Trois occurrences se présentent. Si « faire vivre la laïcité » s’adresse aux élèves, c’est une autre façon de dire que ce principe doit trouver du sens à leurs yeux et, surtout, que ce sens ne peut être qu’un sens vécu, les sollicitant en tant que personnes sensibles et actives au sein d’une collectivité. C’est donc mettre en avant l’expérience scolaire et s’inscrire dans une logique pragmatique, celle de l’action au sens étymologique. Si l’on pense bien sûr à John Dewey comme théoricien de cette occurrence, rappelons-nous que Jules Ferry indiquait dans sa très célèbre circulaire sur la morale laïque à l’école primaire, en 1883, que l’effet de cet enseignement nouveau se verrait dans la vie réelle, pas à l’école.
Il est vrai que le monde scolaire déploie aujourd’hui des actions et des projets qui visent à impliquer les élèves et à favoriser leur participation. La mise en œuvre pragmatique de la laïcité ne se limite pas à la Journée nationale de la laïcité du 9 décembre. Reste à établir si ces actions ont le sel de l’action véritable aux yeux des élèves : en sortent-ils transformés ? Plus grands ? Plus autonomes ? Ont-ils mieux compris la laïcité à travers le droit d’agir en commun soudain encouragé tout en étant toujours guidé et balisé par les éducateurs ?
Liberté pédagogique et invention des pratiques
Deuxième occurrence, « faire vivre » peut renvoyer à la fusion du professeur et de son métier, et, sur un plan légal, aux prérogatives reconnues de la pratique enseignante fondée sur la liberté pédagogique. Les programmes nationaux forment la référence obligée des enseignants, mais chaque enseignant dispose d’une liberté dans leur mise en œuvre. Une teneur discrètement revendicative peut donc s’immiscer dans ce slogan réaffirmant que les pratiques priment dans l’enseignement de la laïcité, et que ces pratiques doivent être inventées, comme la vie elle-même, qui est invention et évolution de formes.
Les sociologues de l’éducation ont depuis longtemps souligné « l’autonomie relative » des pratiques enseignantes par rapport au cadre institutionnel. « Faire vivre la laïcité » serait alors s’émanciper du carcan du « curriculum formel », du verbalisme des programmes et des enseignements obligatoires pour les réinvestir autrement. Chacun sait d’expérience à quel point le style personnel décline le métier d’enseignant en autant de figures contrastées. Ce que disait Jaurès est toujours d’actualité en dépit de tous les référentiels de compétences professionnelles : « On n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir : on enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est ». Cette personnalisation est d’ailleurs nettement perçue par les élèves, notamment au collège, qui associent un enseignant à sa « matière » pour le meilleur comme pour le pire.
L’enseignant, incarnation de l’idéal laïque
Enfin, dernière occurrence possible : faire vivre la laïcité du point de vue de l’enseignant revient à prôner une logique testimoniale pour que sa transmission soit efficace. L’enseignant transmettrait alors l’idéal laïque, moins par un cours brillant, que par sa façon d’être avec les élèves, d’être à leur écoute et de les prendre en considération pour les faire progresser le plus possible. À travers « l’enseignant laïque » s’accomplirait la fusion de la personne de l’enseignant et de l’idée laïque. Jan Patocka a décrit très exactement un processus évocateur qu’il a nommé « la logique de l’idée » : « l’idée doit être incarnée, et cette incarnation dans la vie concerne notre intériorité, notre fond le plus propre, et ne peut rester indifférente vis-à-vis de lui ; l’idée en appelle à nous, non pour que nous nous « mettions à son service », mais pour que nous soyons en elle, pour que nous existions en son sein. » Dans ce bref texte, daté de 19462Jan Patocka, « L’idéologie et la vie dans l’idée », Critique, n° 483-484, août septembre 1987, p. 813-820., le philosophe tchécoslovaque oppose l’idéologie à la logique de l’idée. Bien sûr, il ne réfléchissait pas à la laïcité, qui n’était pas son sujet, mais aux chances de survie de l’idée humaniste de l’homme après deux guerres mondiales. Ce processus appliqué à l’enseignant et à l’idée laïque, inverse en tous cas les positions, puisque c’est le premier qui se met à vivre grâce à l’idée en question. Patocka prend ainsi l’exemple de Socrate « qui, réfléchissant sur ce qui est bon, ne constate pas le bien (…) mais devient bon – le bien s’établit dans sa vie elle-même et dans sa pensée3Jan Patocka, « L’idéologie et la vie dans l’idée », Critique, n° 483-484, août septembre 1987, p. 817. ».
La mise à distance du religieux actée par la création de l’école primaire laïque en 1882 n’est-elle pas un choix anthropologique sur lequel il est crucial de réfléchir pour en saisir la portée toujours active et « vivante » ?
L’intérêt de cette perspective est de montrer que le métier de professeur n’est justement pas seulement un métier ou une profession, mais plutôt un « type anthropologique », comme disait Cornelius Castoriadis. Que ce soit à travers Socrate ou à travers la figure du professeur d’enseignement moral et civique de l’école publique contemporaine, une société, une culture ou une civilisation remue ses fondations symboliques tacites. La mise à distance du religieux actée par la création de l’école primaire laïque en 1882 n’est-elle pas alors un choix anthropologique sur lequel il est en effet crucial de réfléchir pour en saisir la portée toujours active et « vivante » ?
« Faire vivre la laïcité à l’école » renvoie alors par le biais d’une simple métaphore à la puissance génératrice de l’école publique, une puissance qui n’est jamais évoquée dans les débats et les réflexions sur l’école, si ce n’est sous l’angle convenu de l’institution scolaire. Or l’école crée le professeur, tout comme elle créée l’élève ; elle leur donne une forme de vie, en tant que fictions corrélatives dans l’espace scolaire laïque et les rend « à la vraie vie » dès le seuil de l’école franchi.